« Seuls pour l’iftar » : en Belgique, les musulmans vivent un Ramadan sous confinement
Même si les règles sanitaires du plat pays sont moins strictes que dans d’autres États européens, les Belges vivent sous confinement depuis plusieurs semaines maintenant en raison de l’épidémie de coronavirus. Celle-ci a durement touché le pays : proportionnellement à sa population, le nombre de décès liés au COVID-19 en Belgique est parmi les plus élevés au monde.
Depuis le 14 mars, les écoles sont donc fermées, même chose pour les lieux de culte, les discothèques, les cafés et les restaurants. Tous les rassemblements publics ont été annulés. Le confinement généralisé a, lui, été annoncé le 17 mars.
Plus que jamais cette année, le Ramadan, qui a débuté le 24 avril, est dès lors synonyme d’efforts pour les fidèles, privés de la joie d’être ensemble, en famille mais aussi en communauté.
Créer des liens pour combattre la solitude
Safia a 29 ans, elle est née et a grandi à Bruxelles, et c’est son premier mois de Ramadan sans ses parents. « Mon père et ma mère sont allés au Maroc début mars mais ils n’ont pas pu rentrer parce qu’ils ont la double nationalité. Ils sont restés bloqués là-bas quand la fermeture des frontières a été annoncée. C’est la première fois qu’on fait un Ramadan sans être ensemble. »
À défaut de se voir et de célébrer ensemble, la jeune femme appelle sa famille via WhatsApp.
« Ce qui change aussi, c’est que je ne peux pas inviter mes amis. Moi, je n’ai pas une grande famille en Belgique, mais pour ceux qui ont l’habitude de fêter avec les grands-parents ou avec leurs voisins, c’est un peu plus triste. »
Dans les rues de la ville, l’ambiance n’est pas à la fête. « [Dans les quartiers bruxellois de] Molenbeek et Schaerbeek, où la vie communautaire est plus présente ; là, on sent vraiment la différence… », commente Safia.
« On crée ‘’des soirées Zoom’’ pour parler, rigoler un peu. Ces échanges [virtuels] sont très précieux, même si ça n’a pas la même valeur que de se rencontrer en vrai »
- Virginie Leblicq, co-fondatrice de l’Espace santé famille
La jeune femme ne se plaint pas, elle est confinée avec son frère, sa belle-sœur et sa nièce, mais pour les personnes isolées, la période est plus compliquée. C’est le cas notamment de beaucoup d’étudiants étrangers, de célibataires ou de convertis.
De leurs côtés, les professionnels de la santé mentale s’organisent aussi. Virginie Leblicq est psychologue et co-fondatrice de l’Espace santé famille à Saint-Josse, dans la région bruxelloise. Pendant le Ramadan, le centre organise des consultations gratuites en ligne et par téléphone pour les personnes dans le besoin.
« En temps normal, les personnes isolées rejoignent les associations ou les mosquées pour partager le repas de rupture du jeûne avec d’autres fidèles. Or maintenant, ils sont seuls pour l’iftar. »
Pour les personnes plus âgées et coupées de leur famille, la situation peut être mal vécue aussi.
« Ce n’est pas facile, certains ne comprennent pas et n’acceptent pas cette réalité. Des parents insistent pour voir leurs enfants, ça peut créer des tensions familiales », explique la psychologue à Middle East Eye.
Pour combler un peu le manque de lien sociaux, des initiatives sont mises en place.
« Avec le centre, on crée ‘’des soirées Zoom’’ pour parler, rigoler un peu. Ces échanges [virtuels] sont très précieux, même si ça n’a pas la même valeur que de se rencontrer en vrai », observe-t-elle.
Du côté de Fedactio, la Fédération des associations actives de Belgique, on réinvente les codes aussi. « Le confinement rend les choses difficiles, mais on essaie de maintenir un lien social via des logiciels de vidéoconférence », explique à MEE Alexandre Thiry, chargé de la communication.
D’habitude, l’association organise le projet Iftarons, dont le but est de créer des ponts entre les familles musulmanes et de parfaits inconnus pour partager un repas de rupture du jeûne. Mais cette année, comme le présentiel est impossible, Fedactio « opte pour la symbolique : nos membres laissent une chaise vide pour l’invité ».
L’association a en outre invité ses membres à préparer des biscuits et autres sucreries pour le personnel soignant.
Toujours plus de solidarité
Alors que la crise sanitaire a donné lieu à une crise économique partout dans le monde, la précarité se fait de plus en plus ressentir en Belgique également. De plus en plus de personnes se retrouvent à la rue ou dans l’incapacité de se nourrir.
Une véritable vague de solidarité a alors traversé le pays depuis le début du confinement. Pour pallier le manque d’aide et/ou les réponses tardives de l’État, les citoyens et les associations de terrain ont pris le relais des autorités.
Plus que jamais, le mois de Ramadan est l’occasion pour les musulmans de faire preuve de solidarité. Des citoyens et des mosquées organisent, par exemple, des collectes de denrées alimentaires. Les colis sont distribués aux personnes dans le besoin dans chaque quartier. Les initiatives sont multiples.
Parmi celles-ci, l’Asbl (association sans but lucratif) du partage El créée par Hanane El Amrani. Depuis plusieurs semaines, et encore plus depuis le Ramadan, cette cuisinière passionnée n’arrête pas une seconde pour venir en aide aux plus démunis.
« Tous les jours, à 5 heures du matin, je vais au marché matinal. Je récolte des dons auprès des commerçants. Tout le monde est généreux, on reçoit des palettes entières », raconte-t-elle à Middle East Eye.
« Je dépose une partie des dons dans des hébergements provisoires, des squats. De midi à 18 heures, je prépare 100 à 150 colis pour les familles, ils sont ensuite dispatchés partout dans Bruxelles. À 18 heures, je pars dans un squat pour préparer l’Iiftar », détaille-t-elle.
Fedactio aussi a opté pour la solidarité et l’effort collectif. À travers la campagne #IftaronsPourEux, l’association a rejoint le mouvement citoyen solidaire belge #PourEux, qui propose de préparer des repas et de les livrer aux plus démunis.
Spiritualité 2.0
La période du Ramadan, c’est aussi un mois de redécouverte de soi et de réflexion sur la foi.
Le Conseil des théologiens, attaché à l’Exécutif des musulmans de Belgique, exhorte les fidèles à célébrer les tarawih, prières nocturnes spécifiques au mois du Ramadan, à la maison. Aucune diffusion télévisuelle ou radiophonique depuis la mosquée n’est assurée pendant cette période de crise sanitaire.
En outre, selon l’Exécutif des musulmans de Belgique, aux catégories de fidèles habituellement dispensés de l’observation du jeûne (malades, femmes enceinte, voyageurs, etc.), « cette année, exceptionnellement, les personnes de confession musulmane qui travaillent en première ligne dans la lutte contre la pandémie de coronavirus et qui sont confrontées à des circonstances de travail très pénibles (stress et fatigue intenses, horaire surchargé, port de tenues de sécurité qui accentuent la soif…) peuvent, si elles rencontrent des difficultés insurmontables, rompre le jeûne entamé et le reporter ultérieurement ».
Cela concerne principalement les membres du personnel des hôpitaux, des maisons de repos et des entreprises de pompes funèbres, précise l’Exécutif.
Par ailleurs, celui-ci appelle les musulmans à diriger les prières envers les personnes malades, les défunts et toutes les familles endeuillées par la perte d’un ou plusieurs proches.
Pour accompagner les fidèles, certaines mosquées ou associations, à l’instar de la Ligue des musulmans de Belgique (LMB), proposent des vidéos en ligne.
« C’est un mois exceptionnel en termes de spiritualité. Il y a les prières, les veillées spirituelles, les conférences, les grandes ruptures du jeûne collectives. C’est la première fois que toutes les mosquées ferment, alors on essaie d’utiliser les réseaux sociaux », indique à Middle East Eye Karim Azzouzi, président de la Ligue des musulmans de Belgique.
La LMB diffuse des vidéos préenregistrées et essaie d’apporter quelques réponses aux questions spirituelles.
« Des vidéo-conférences sont aussi organisées pour un accompagnement un peu plus ciblé », ajoute-t-il.
S’organiser autrement
Alors que pour éviter les rassemblements et les files, les règles dans les supermarchés sont très strictes – distanciation sociale, quelques personnes à la fois seulement, etc. –, l’Exécutif des musulmans de Belgique a rappelé aux fidèles de « ne pas attendre la fin de la journée pour procéder à leurs achats ».
Aussi, le premier portail de commande en ligne dédié au Ramadan a été lancé.
Rihab Mohamadi, coach en développement personnel, anime une émission en arabe sur Arabel, la radio communautaire arabo-musulmane à Bruxelles. « Chaque année, il y a des files interminables chez le boulanger, les gens attendent la dernière minute pour faire leurs courses », explique-t-elle à MEE.
« Le coronavirus a fait des ravages. […] Pour beaucoup de gens, le confinement est difficile, mais il l’est encore plus pendant cette période de Ramadan »
- Rihab Mohamadi, animatrice radio
« Alors, j’invite les auditeurs et auditrices à s’organiser pour aller plus tôt aux magasins, à cuisiner à l’avance et à congeler les repas. »
Son émission est un canal pour donner des outils pratiques mais aussi pour rassurer les gens, les soulager, les accompagner.
« Le coronavirus a fait des ravages. Il y a plein d’histoires personnelles derrière cette crise. Pour beaucoup de gens, le confinement est difficile, mais il l’est encore plus pendant cette période de Ramadan. »
Les auditeurs peuvent laisser des messages à Rihab, qui tente de leur apporter des réponses. « Pour les croyants, c’est aussi le moment pour revenir vers soi, pour vivre spirituellement la religion et se reconnecter à son Créateur », rappelle-t-elle.
Personne ne sortira tout à fait indemne de cette crise, tout le monde est touché. Toutefois, espère Rihab, « si on reste patients, nous arriverons à bon port avec le moins de dégâts possibles. »
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