« Dépouillés jusqu’à la moelle » : Israël accélère ses projets visant à couper une banlieue palestinienne de Jérusalem
Les véhicules avancent péniblement de quelques mètres dans la rue principale animée d’Eizariya, banlieue palestinienne à l’est de Jérusalem, avant de s’arrêter de nouveau.
Islam Rabea, le jeune conducteur d’un minibus, enclenche le frein à main et se remet à méditer.
« Cette ville est plus bondée qu’une boîte de thon », dit-il. « Il y a une entrée, qui est également la seule sortie et j’y conduis les gens toute la journée. »
L’unique route d’Eizariya vers le monde extérieur se situe à l’est via une route construite par les Israéliens, face à l’entrée de Maale Adumim, la plus grande colonie illégale israélienne en Cisjordanie occupée, construite quasi exclusivement sur des terres appartenant à la ville palestinienne.
« Cette ville est plus bondée qu’une boîte de thon. Il y a une entrée, qui est également la seule sortie »
- Islam Rabea, chauffeur de minibus
À l’ouest se trouve la ville d’Abu Dis, autre banlieue de Jérusalem flanquée par le mur de séparation d’Israël, qui oblige tout le trafic d’Abu Dis à traverser Eizariya pour quitter la ville par l’est.
Toutefois, à la mi-janvier, le gouvernement israélien a approuvé un projet qui ajouterait de nouvelles sections au mur de séparation au nord et à l’est d’Eizariya, privant la ville d’un accès à la route israélienne et à la route directe en direction de Jérusalem, dont elle a bénéficié pendant des siècles, laquelle serait désormais uniquement accessible aux colons israéliens.
Le gouvernement d’Israël a alloué 14 millions de shekels (4,3 millions de dollars) à ce projet, selon l’ONG israélienne Peace Now.
Eizariya ne serait pas totalement isolée par ce projet. Une nouvelle entrée de la ville et d’Abu Dis serait aménagée dans le nord. Cela détournerait le trafic vers Ramallah, hors de la vue des colons, et couperait la ville de Jérusalem, la ville dont Eizariya a toujours été un satellite.
« Cela ne changerait pas grand-chose pour moi en tant que chauffeur de minibus. Il me faudra toujours conduire à travers cette cage bondée vers la nouvelle sortie. Mais cela coupera totalement la ville de Jérusalem », confie Rabea.
Le « Grand Jérusalem » et l’annexion israélienne
Il ne s’agit pas simplement d’un problème routier.
En canalisant la population d’Eizariya loin de Jérusalem et en faisant courir le mur de séparation le long des frontières de la ville, cette banlieue serait encore plus isolée des terres alentours où les Palestiniens ont travaillé et vécu pendant des siècles.
La plupart verrait les terres d’Eizariya qui ne sont pas déjà colonisées par Israël comme « annexées de fait », selon son maire, Issam Faroun, qui estime que sa ville serait « dépouillée de ses terres – jusqu’à la moelle ».
Israël « entraverait également sa croissance urbaine en expropriant le reste des terres encore constructibles de la ville », indique-t-il.
Faroun insiste sur le fait que le nouveau projet israélien « fait partie du “projet du Grand Jérusalem” et des projets d’annexion israéliens ».
L’été dernier, Israël semblait sur le point d’annexer unilatéralement certaines régions de Cisjordanie, notamment les colonies autour de Jérusalem-Est telles que Maale Adumim. Ces projets ont vacillé à cause de la pression internationale et auraient été reportés dans le cadre de l’accord de normalisation d’Israël avec les Émirats arabes unis.
Cependant, Israël poursuit une politique de longue date visant à encercler Jérusalem-Est avec des colonies qui, au fil du temps, l’isolent du reste de la Cisjordanie.
Ce « projet du Grand Jérusalem », également connu sous le nom E1, verrait les terres d’Eizariya englouties pour l’expansion de la colonie. Au bout du compte, semble-t-il, Israël a l’intention d’annexer toutes les colonies entourant Jérusalem-Est.
« La superficie qu’ils prévoient d’annexer équivaut à la superficie de Jérusalem-Est », fait remarquer Bassam Bahar, un activiste d’Abu Dis. « Cette idée consiste à intégrer les colonies à la ville sainte, tout en nous excluant nous, les zones suburbaines palestiniennes. »
Les activités coloniales à l’est de Jérusalem ont commencé au début des années 1970, après la prise de la zone à la Jordanie et son occupation par Israël lors de la guerre des Six-Jours en 1967.
« À l’époque, nous allions à pied à Jérusalem. Il n’y avait que quelques caravanes de colons sur les deux collines que le gouvernement jordanien avait déclarées domaine public dans les années 1950 », se rappelle Issam Faroun. « Le gouvernement israélien a commencé à exproprier davantage de terres autour de ces collines et à bâtir. Ces terres étaient supposées être un espace pour la future croissance urbaine d’Eizariya. Aujourd’hui, c’est la colonie de Maale Adumim. »
Eizariya a perdu 5 000 dounams (m²) de terre au profit de Maale Adumim et 2 000 autres pour une zone tampon entre les deux créée par les autorités israéliennes.
Les habitants de la ville n’ont plus que 3 000 dounams de terres environnantes sur lesquelles ils peuvent vivre et qu’ils peuvent cultiver, par rapport aux 11 000 dounams dont ils jouissaient avant l’occupation.
Jusqu’à la fin des années 1990, Eizariya restait reliée à Jérusalem par l’ouest et aux villes cisjordaniennes de Jéricho, Bethléem et Hébron par l’est. La route principale reliant ces deux directions traversait la ville.
Cela a changé à la suite des accords d’Oslo, lorsque l’ensemble de la Cisjordanie a été séparé de Jérusalem par un système de check-points.
C’est à peu près l’époque où Islam Rabea est né. « Je me souviens, quand j’étais enfant, que les gens allaient à Jérusalem en passant par Eizariya et la ville voisine d’Abu Dis », indique-t-il.
« Mais ensuite, en 2005, les Israéliens ont construit le mur à l’ouest de la ville, et c’est devenu une impasse. La densité de population en ville s’est accrue et la route principale vers Jérusalem est devenue la rue embouteillée sur laquelle nous sommes actuellement. Cela prend souvent une heure pour aller d’un bout à l’autre de la ville. »
Profiter des derniers jours au pouvoir de Trump
L’emplacement très stratégique d’Eizariya entre Jérusalem et la Cisjordanie l’a longtemps fait apparaître sur le radar d’Israël, et son futur reste la clé de tout plan d’expansion des colonies autour de la ville sainte.
« Israël planifie ce projet depuis des années », assure l’activiste Bassam Bahar.
« La seule chose qui les a retenus, c’était la pression internationale. Nous avons expliqué le projet a plusieurs diplomates européens et américains en 2008. Tous étaient choqués et ont fait pression sur Israël pour obtenir la suspension de ses projets. »
« Depuis la construction du mur, […] le taux de scolarisation a chuté de manière vertigineuse »
- Issam Faroun, maire d’Eizariya
Au cours des quatre dernières années cependant, l’administration Trump a quasiment donné carte blanche à Israël pour poursuivre ses politiques expansionnistes au détriment des Palestiniens. La construction de colonies a grimpé en flèche et le gouvernement israélien a mis à profit les derniers jours de la présidence de Donald Trump pour faire avancer les programmes et projets qui seraient mal vus par la prochaine administration Biden.
« Le gouvernement israélien s’est servi des derniers jours de l’administration Trump pour faire avancer ses projets d’annexion à l’est de Jérusalem, et c’est nous qui en payons les conséquences », déplore Faroun. « Je ne peux pas faire de plans pour l’avenir. Il n’y a pas d’avenir. »
« En 1998, nous avions élaboré un projet de développement global pour Eizariya, notamment un système d’égouts, des logements, des emplois et des services de santé, mais nous n’avons rien pu réaliser car nous n’avons pas l’espace nécessaire. Toutes nos terres nous ont été prises », ajoute-t-il.
Israël a altéré les routes d’Eizariya au fil du temps, et les habitants de la ville en subissent les conséquences. Les enfants qui allaient autrefois à l’école dans les villes voisines se trouvent désormais dans l’impossibilité de faire le trajet, ce qui vient gonfler les classes d’Eizariya et fait augmenter le taux de décrocheurs.
« Nombreux étaient les enfants qui allaient à l’école à Ramallah avant la construction du mur. Ceux qui avaient des papiers d’identité de Jérusalem passaient le check-point chaque jour », raconte Issam Faroun.
« Depuis la construction du mur, nous devons emprunter des routes sur lesquelles il faut jusqu’à deux heures pour rejoindre ces deux villes. Le taux de scolarisation a chuté de manière vertigineuse. »
Islam Rabea, le chauffeur de minibus, est l’un des jeunes d’Eizariya qui en ont été affectés.
« Adolescent, je pensais plus à affronter les colons et l’occupation qu’aux études. Ce qui a conduit à mon arrestation à l’âge de 18 ans. J’étais le plus jeune Palestinien de la prison », rapporte-t-il.
Une fois libéré, Rabea n’a jamais repris les études. À la place, il a commencé à gagner sa vie en conduisant des passagers à travers les rues bondées d’Eizariya et d’Abu Dis. Mais l’histoire et la politique restent toujours présents à son esprit.
« Il s’agit de nous rendre la vie si difficile que nous finirons par partir »
- Bassam Bahar, activiste d’Abu Dis
« À une époque, j’espérais encore que ces colonies seraient temporaires, qu’ils se retireraient et nous laisseraient avoir un pays au sein des frontières de 1967 », poursuit-il, avant d’ajouter sarcastiquement : « Oui, c’est ce que je croyais, mais au moins j’avais l’excuse d’être un enfant. »
Pour Bassam Bahar, l’histoire d’Eizariya est l’histoire de la Palestine – et elle ne connaît pas une fin heureuse.
« Il ne s’agit pas seulement d’Eizariya, d’Abu Dis ou de Jérusalem-Est. Il s’agit de la Palestine, qui n’a jamais eu une chance de devenir un État », affirme-t-il. « Il ne s’agit pas de bloquer une autre route ou de coloniser un autre bout de terrain. Il s’agit de nous rendre la vie si difficile que nous finirons par partir. »
Relâchant le frein à main et faisant avancer un peu plus son bus sur la route, Rabea insiste sur le fait qu’il n’est pas près de partir.
« Je suis trop jeune pour abandonner », indique-t-il avec un sourire fataliste. « Je reste. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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