Dans les limbes : en Jordanie, les Gazaouis aspirent à l'égalité
Il est sept heures du matin dans le camp de réfugiés palestiniens de Jerash, en Jordanie. Deux-cents enfants se tiennent en cercle dans la cour de récréation d'une école maternelle.
Alors que le soleil se lève au-dessus des collines boisées qui entourent le camp et son dense enchevêtrement de maisons, les éducateurs essaient d’occuper les enfants avec un jeu de chants participatifs.
« Je suis à Gaza ! », s’écrient-ils, avant de tenter tant bien que mal de suivre le rythme de battements des mains de leurs moniteurs, gloussant de rire chaque fois qu'ils échouent.
« Nous n'avons pas de numéro d’identité jordanien, pas de droits civils, personne ne se soucie de nous »
Les jeunes éducateurs sont tous bénévoles, renonçant à leur jour férié pour réaliser ce programme extra-scolaire pour enfants âgés de 5 à 14 ans. L’un d’eux, Murad Bassem, explique que le programme vise à encourager le développement des enfants dans un domaine de leur choix.
« Nous leur demandons ce qu'ils veulent apprendre, quel est leur talent, que ce soit la lecture ou le football, et nous adaptons le programme en conséquence. »
Le programme est d’une importance capitale, poursuit Murad, en raison du statut dont disposent les réfugiés gazaouis dans les camps.
« Nous n'avons pas de numéro d’identité jordanien, pas de droits civils, personne ne se soucie de nous. Par conséquent, si nous ne faisons pas quelque chose pour ces enfants, personne ne le fera. »
Un statut inégal
La majorité des deux millions de réfugiés palestiniens en Jordanie sont des citoyens jordaniens naturalisés, la Jordanie ayant annexé la Cisjordanie en 1950. Ce n'est pas le cas cependant des Palestiniens qui sont arrivés de Gaza après l’occupation de la bande côtière, dont beaucoup étaient déjà des réfugiés en provenance de Bir al-Saba (actuel Beersheba en Israël).
Entre 1948 et 1967, Gaza était sous le contrôle de l’Égypte, de sorte que les réfugiés avaient un laissez-passer égyptien. La Jordanie ayant pris la décision de ne pas étendre la citoyenneté jordanienne à ceux qui disposaient de documents d’identité égyptiens, aujourd’hui, soit 50 ans après la guerre de 1967, 140 000 Gazaouis réfugiés en Jordanie sont apatrides, et donc privés de droits civils.
« En 1986, le roi Hussein a donné à tous les Gazaouis un passeport temporaire que nous devons renouveler tous les deux ans. Mais ce n'est que pour voyager, cela n’octroie pas la citoyenneté », a déclaré un chef du camp, qui a demandé à ne pas être nommé parce qu’il travaille pour une organisation de l'ONU qui interdit à son personnel de parler aux médias.
« Nous ne pouvons pas enregistrer de terres ou devenir médecin, nous n'avons pas d'assurance maladie. Les Gazaouis en Jordanie sont confrontés à de nombreux problèmes. »
Le camp de Jerash – connu localement comme le camp de Gaza – est unique parmi les camps de Jordanie en ce sens que ses habitants sont tous originaires de Gaza.
Ce camp, où environ 30 000 personnes sont tassées dans une zone de 0,75 km², est le plus pauvre des camps de Jordanie. L'emploi dans le secteur public est interdit aux Gazaouis, et il leur est difficile d’accéder à l’université car ils doivent s’acquitter des frais beaucoup plus élevés qui incombent aux étrangers.
Les difficultés qui en découlent pour obtenir un emploi bien rémunéré signifient que plus de la moitié des résidents du camp vivent en dessous du seuil de pauvreté et que 88 % d'entre eux n'ont aucune forme d'assurance maladie, selon l'UNRWA.
« J'ai commencé à travailler à l'âge de 11 ans », a déclaré un réfugié de 15 ans à Middle East Eye.
« Je voulais continuer à aller à l'école, mais je devais apporter de l'argent à ma famille. Il y a dix-huit enfants dans notre famille. »
« Certes, le gouvernement jordanien fournit de l'eau et de l'électricité au camp », a déclaré un responsable de l'UNRWA qui a demandé à garder l’anonymat, « nous ne pouvons donc pas dire qu'il fait preuve de discriminations en ce sens. Mais le problème ici est leurs droits civils. Ils ne jouissent d'aucun des privilèges dont jouissent les citoyens jordaniens et, à ma connaissance, le gouvernement n’a pas prévu de normaliser leur situation. »
« Je déteste ce pays et ce gouvernement. Leur place est sous ma chaussure »
Le ministère jordanien des Affaires palestiniennes n'a pas fait suite à notre demande de commentaires.
Bien que certains services de base soient fournis par le gouvernement, la majeure partie du fardeau est laissée à l’agence de l’ONU pour les réfugiés palestiniens, l'UNRWA, qui fait face à un grave déficit budgétaire.
Les résidents du camp se plaignent que les services sont souvent insuffisants. Par exemple, les écoles doivent organiser un système de roulement, avec environ 1 200 enfants dans les classes du matin et autant l’après-midi, et pas moins de 45 enfants par classe.
Cela laisse peu de temps pour apporter aux enfants une attention individuelle. Avec des conséquences qui ont été observées par les bénévoles du programme éducatif extra-scolaire : lorsqu’ils ont testé les compétences en lecture de l’arabe d’un groupe d’enfants de 10 ans, ils ont constaté que plusieurs d’entre eux avaient de grandes difficultés à déchiffrer les mots.
Rêves inassouvis
Les témoignages faisant état de difficultés à recevoir une éducation ou trouver un emploi abondent dans le camp.
« Je voulais étudier le graphisme à l'université », a raconté Ihsan Hassan, 22 ans, tout en peignant une fresque murale bleu ciel à l'extérieur de la maternelle du camp. « Mais je n'avais pas assez d’argent, alors j'ai dû prendre un emploi d’instituteur avec l'UNRWA. »
« Mon fils ne peut pas travailler en tant que professeur », a déclaré pour sa part le chef de la communauté, « alors qu’il possède un certificat d'enseignant. Il cueille des olives. »
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Malgré tous ces défis, certains réussissent, a-t-il ajouté, indiquant que des élèves du camp avaient été parmi les meilleurs du pays lors de leurs examens de fin d’études secondaires.
Sans surprise, cependant, ce limbo d’un demi-siècle irrite certains habitants du camp. « Je déteste ce pays et ce gouvernement. Leur place est sous ma chaussure », s’est exclamé l’un d’eux, qui a refusé de donner son nom.
C'est une image très différente de celle exprimée par les autres réfugiés palestiniens dans le pays. Pour de nombreux Palestiniens ici, il n'y a pas de conflit entre être à la fois palestinien et jordanien, bien qu’il existe certaines lignes de fracture au sein de la société jordanienne. Dans le camp de Baqa'a, au nord d'Amman, où la plupart des résidents ont la nationalité jordanienne, les personnes avec lesquelles Middle East Eye s’est entretenu étaient désireuses de proclamer leur amour pour la Jordanie.
« Ceci est notre pays et notre terre. Pour nous, Amman est aussi importante que Jérusalem », a ainsi déclaré Ibrahim Abu Alsaid, représentant du camp au parlement jordanien.
Les tensions ne sont pas entièrement absentes ici non plus, cependant. Un résident du camp a décrit comment les policiers étaient plus susceptibles de le soumettre à une fouille après avoir lu sur sa carte d'identité qu'il était de Baqa'a, ajoutant que les autorités jordaniennes avaient recouvert de peinture un certain nombre de fresques murales qui représentaient le drapeau palestinien dans le camp.
En outre, une initiative visant à élargir les principales routes du camp en 2015 a été largement considérée comme visant à permettre aux forces de sécurité jordaniennes d'accéder plus facilement au camp à la suite de violences.
« Nous voulons donner à ces enfants l'enfance que nous n'avons pas eue »
Une telle intégration, même si imparfaite, semble toutefois une possibilité fort distante pour les habitants du camp de Jerash et d'autres réfugiés gazaouis.
De retour à la maternelle, une fois clôturé le programme de la journée, les éducateurs discutent de ce qui s’est bien passé et de ce qui peut être amélioré.
Lorsque nous demandons à Murad Bassem pourquoi lui et ses collègues sont si motivés à faire du bénévolat auprès des enfants, il répond simplement : « Nous voulons donner à ces enfants l'enfance que nous n'avons pas eue ».
Traduit de l’anglais (original) par Monique Gire.
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