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Dans un Moyen-Orient en proie à l’agitation, les Iraniens aiment la stabilité

En voyant les troubles qui agitent le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord, les Iraniens affirment reconnaître les avantages dont ils bénéficient désormais dans leur pays
Le Président iranien Hassan Rohani lors de l’inauguration de la 28e édition de la Foire internationale du livre de Téhéran (AFP)

Assis dans son salon, Saeed Leylaz désigne la petite table basse face aux canapés. « Imaginez une autre table de la même taille et placez-les l’une contre l’autre. Elles couvrent à peu près la surface de la cellule où j’étais détenu », me dit-il avec un sourire triste.

Je calcule mentalement. La table en question mesure environ 1,25 m². Doublez ce chiffre dans votre tête et vous ne pourrez que grimacer en pensant à ce que devait impliquer le fait d’être enfermé dans cet espace pendant quelques heures, sans parler des quatre mois qu’a passés Saeed Leylaz à l’isolement dans la prison d’Evin, à Téhéran. Il a passé huit mois de plus dans une cellule collective avec d’autres détenus.

Ils comptaient parmi les dizaines d’intellectuels, de journalistes, d’économistes, de militants et d’anciens responsables gouvernementaux qui ont été raflés après les manifestations contre la réélection de Mahmoud Ahmadinejad à la présidence en 2009. Saeed Leylaz est un journaliste économique, fondateur et rédacteur en chef du journal Sarmayeh. Le journal a été fermé et Saeed Leylaz a été condamné à quinze ans de prison après avoir été reconnu coupable de chercher à renverser le gouvernement et d’être en contact avec des étrangers. La peine a été réduite à deux reprises et il a finalement été relâché après avoir purgé un an.

Il a cependant l’interdiction d’apparaître à la télévision iranienne et s’est vu retirer son passeport. Il fait donc preuve d’un courage remarquable en acceptant, après tout ce qu’il a vécu, de rencontrer un journaliste étranger.

C’est aussi un signe de la libéralisation qui est intervenue depuis qu’Hassan Rohani a succédé à Mahmoud Ahmadinejad à la présidence iranienne en 2013. Même si les chaînes de télévision ignorent Saeed Leylaz, il est régulièrement interviewé par la presse écrite iranienne.

Saeed Leylaz (CCTV Plus)

De nombreux Iraniens auraient souhaité qu’Hassan Rohani fasse des réformes plus profondes pendant ces deux années passées au pouvoir, notamment qu’il tienne ses promesses de libérer Mir Hossein Moussavi et Mehdi Karoubi, deux candidats à l’élection présidentielle de 2009 qui sont toujours assignés à résidence, tout comme la femme de Moussavi, Zahra Rahnavard.

« Rohani essaie d’être ouvert et démocrate, mais il est bien conscient de la nature du système », indique Davoud Hermidas-Bavand, le porte-parole du Front national iranien à Téhéran.

Le Front national est un ancien parti laïc, autrefois dirigé par Mohamed Mossadegh, l’une des grandes icônes de l’indépendance iranienne. Mossadegh avait été démocratiquement élu Premier ministre en 1951, avant d’être renversé par un coup d’Etat organisé par les Britanniques après avoir tenté de nationaliser l’Anglo-Iranian Oil Company.

En dépit des opinions critiques de Davoud Hermidas-Bavand et de l’interdiction officielle de son parti, il peut lui aussi recevoir des journalistes étrangers et iraniens sans représailles. Il qualifie d’« ouvert et secret » le complexe système politique de l’Iran, avec ses élections régulièrement contestées et le pouvoir absolu dont disposent les clercs.

« Les gens espéraient beaucoup et voulaient plus », explique-t-il à propos de l’élection d’Hassan Rohani, « mais il emploie toute son énergie à conclure un accord sur le nucléaire. L’opposition tente en outre de restreindre le climat politique avant un accord, de sorte que Rohani n’a pris aucune mesure. Il est très conservateur. »

Le corps des Gardiens de la révolution, le système judiciaire et « certaines institutions autour du guide suprême » constituent l’opposition, selon Davoud Hermidas-Bavand. En février, la justice a rendu une décision qui interdit aux médias de citer ou même de mentionner Mohammad Khatami, le président qui fut à la tête d’un gouvernement réformiste de 1997 à 2005.

Le mot « réformiste » n’est pas bien vu depuis que les radicaux désignent les réformateurs comme « séditieux » et affirment que les manifestations de 2009 en leur faveur ont été orchestrées par les services de renseignement occidentaux. Si un accord sur le nucléaire est signé, Davoud Hermidas-Bavand est convaincu que la position d’Hassan Rohani et de ceux qu’on désigne comme réformistes sera renforcée lors des élections législatives qui auront lieu en février prochain.

« Les conséquences d’un accord seront tout d’abord psychologiques, puis économiques et enfin, cela permettra à Hassan Rohani de se concentrer davantage sur la situation intérieure », dit-il. « Si les élections au Majlis [assemblée] sont libres, les extrémistes perdront leur place. »

Une opinion que partage Ahmed Gholami, rédacteur en chef de Sharq, un journal qui a été interdit trois fois depuis son lancement à la fin du gouvernement de Mohammad Khatami en 2004. Ahmed Gholami a lui-même été arrêté plus d’une fois. Il décrit son journal comme « une sorte de journal d’opposition qui analyse les problèmes nationaux dans le cadre de l’Etat islamique. »

La politique étrangère de l’Iran et sa position sur les négociations nucléaires sont taboues, intouchables, comme le sont plusieurs sujets nationaux, y compris les décisions du guide suprême ou son état de santé, l’obligation pour les femmes de porter le hijab, et toute critique à l’égard du style de vie ou de la richesse des personnalités de la haute-société.

« Les fondamentaux n’ont pas changé depuis que Rohani a remplacé Ahmadinejad, les libertés n’ont pas été étendues. Mais le climat est plus logique et plus rationnel », précise Ahmed Gholami.

« Lorsqu’un accord aura été scellé, les extrémistes continueront à critiquer le gouvernement, en particulier sur la question de l’économie. On sait que les conséquences de la levée des sanctions prendront des années avant de se faire sentir et qu’ils demanderont pourquoi l’économie est encore en difficulté », observe-t-il.

Certains analystes iraniens pensent que le gouvernement d’Hassan Rohani compensera l’ouverture de l’Iran au monde, après la conclusion d’un accord, par un durcissement sur le plan national de manière à résister à toutes les menaces qui pèsent sur le système. Ahmed Gholami rejette cette théorie.

« S’il y a moins de tensions à l’échelle internationale, il y aura davantage de stabilité sur le plan national. Les gens veulent ébranler les interdits rapidement. L’Etat a montré qu’il ne réprimera pas les pressions sociales. Maintenant, [les dirigeants] commencent à comprendre qu’en raison de la puissance des réseaux sociaux, ils doivent gérer les conséquences et non contrôler les contributions », souligne-t-il.

Alors que le débat sur les conséquences probables du réengagement de l’Iran avec l’Occident continue, l’aspect le plus remarquable du discours politique actuel en Iran est peut-être l’accent mis sur la résistance face aux extrêmes et le renforcement du centre. Tout d’abord, les réformistes et les conservateurs ont tiré les leçons de la crise de 2009, lorsque des manifestants ont affronté la police et les milices révolutionnaires dans le centre de Téhéran pendant plusieurs jours. D’une certaine manière, le bref soulèvement en Iran a été un prélude moyen-oriental au Printemps arabe de 2011. Pourtant, à la différence du Printemps arabe, celui-ci n’a pas mené à une contre-révolution dictatoriale comme en Egypte ou à une guerre civile comme au Liban et en Syrie. Un autre élément à prendre en compte est l’essor et l’expansion du groupe Etat islamique et de sa violence brutale.

L’agitation et les effusions de sang que les Iraniens voient sur leurs écrans de télévision en Irak, en Syrie et maintenant au Yémen leur permettent en effet de mieux saisir les avantages dont ils jouissent dans leur pays. Cela agit comme un contrepoids à leurs plaintes vis-à-vis des problèmes économiques, politiques et divers.

« Le groupe Etat islamique a, d’une certaine manière, aidé l’Iran. Il a montré aux gens d’ici que l’Iran dispose d’une certaine stabilité et liberté de mouvement », a déclaré un analyste qui a souhaité garder l’anonymat.

« Désormais, les gens réfléchissent à deux fois avant d’agir pour changer le système parce qu’ils savent que ce changement pourrait entraîner une catastrophe », a déclaré Abbas, un blogueur local.

« Ils voient ce qu’il se passe en Irak, en Afghanistan et en Syrie. Ce n’est pas comme au Royaume-Uni où on apprend ces nouvelles dans les journaux. Ici, on le ressent profondément, parce que cela ne se passe pas loin. »

Hossein Kanani Moghaddam est un ancien commandant des Gardiens de la révolution, il a fondé le Parti vert qui compte cinq membres au Majlis. Il le décrit comme un parti centriste « entre les fondamentalistes et les réformistes ». Les manifestations de 2009 ne se seraient pas produites si l’Iran avait disposé de partis politiques forts, soutient-il.

« L’élection d’Hassan Rohani a libéré le climat démocratique, rendant ainsi possible le renforcement des partis. C’est le fanatisme des extrémistes et des réformistes qui a empêché de résoudre pacifiquement la crise en 2009 », dit-il.

Saeed Leylaz, le journaliste économique qui a été condamné à quinze ans de prison, a été séduit par le nouveau discours du centrisme iranien. Lorsqu’on lui demande quelles ont été les leçons de 2009, il répond : « Nous sommes conscients qu’à vouloir insister sur nos propres points de vue au détriment de ceux de nos concurrents dans ce système, on obtiendrait une autre Syrie. C’est une grande révolution islamique et nous devons nous asseoir autour de la table et essayer de résoudre les problèmes un par un. »

« [Hassan] Rohani a réussi deux grands changements : les relations avec les Etats-Unis et la croissance économique », ajoute-t-il.

« C’est ce qu’il se passe quand on se rassemble au centre. Hassan Rohani et Ali Khamenei partagent la même position sur les négociations sur le nucléaire et la résolution des problèmes économiques du pays. La Turquie et nous sommes les seuls pays stables et calmes de la région. »

De Tamerlan à Gengis Khan, l’Iran a toujours absorbé et dompté le militantisme, affirme-t-il. Il se souvient d’un article qu’il a écrit il y a dix ans, comparant la République islamique d’Iran à une usine. Les radicaux entrent comme matière première et le produit qui en sort, ce sont des « gentlemen occidentalisés ».

« Ce pays, cette civilisation est vivante. Elle pense », poursuit-il dans un élan d’enthousiasme.

Il conclut avec un hommage étonnant au centrisme au nom de la stabilité : « Je préfère que le corps des Gardiens de la révolution soit fort et puissant plutôt que faible, même s’ils m’ont fait du mal. »
 

Traduction de l'anglais (original) par VECTranslation.

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