Aller au contenu principal

Egypte : les promesses d’un avenir chiffré en milliards de dollars

Les habitants de Charm el-Cheikh ont vu la ville se transformer avant une conférence destinée à façonner l'avenir de leur pays, et se sont demandé dans quelle mesure cet avenir leur appartiendra
La Conférence sur le développement économique de l'Egypte (EEDC) a été présentée comme un tournant pour l'économie égyptienne (MEE/Dahlia Kholaif)

CHARM EL-CHEIKH, Egypte – Ce week-end, Charm el-Cheikh a accueilli une conférence au cours de laquelle il a été annoncé que 60 milliards de dollars allaient être injectés dans l'économie égyptienne pour des projets appelés à changer le destin du pays.

D'après les habitants de la station balnéaire bordant la mer Rouge, l'image glamour affichée par la ville côtière au cours des derniers jours était une première depuis le renversement d’Hosni Moubarak en 2011.

Afin d’accueillir une conférence de trois jours à laquelle des personnalités de haut rang du monde des affaires et des dirigeants politiques du monde entier ont assisté, la ville du Sinaï Sud a été pomponnée et rendue impeccable pour refléter le slogan accrocheur de l'événement : « Egypt the Future ».

« Les changements ont été si rapides qu'ils semblent s'être produits du jour au lendemain », a déclaré Abdel-Hamid, chauffeur de taxi. « Ils n'ont pas simplement dépoussiéré ou nettoyé les routes : ils en ont construit de nouvelles. Ils [les officiels] prennent cela au sérieux », a-t-il ajouté.

La conférence, également appelée Conférence sur le développement économique de l’Egypte (EEDC), a été présentée comme un tournant pour l'économie égyptienne, qui se remet de plusieurs années de turbulences politiques au cours desquelles elle a affiché le rythme de croissance le plus lent de ces deux dernières décennies. Le président Abdel Fattah al-Sissi, qui a promis aux Egyptiens de relancer l'économie, a misé sur cet événement comme point de départ.

Le pays de plus de 80 millions d'habitants, le plus peuplé du monde arabe, a été préparé pour éblouir ses invités avec une ville étincelante et des dizaines de possibilités d'investissement pour attirer à nouveau les devises étrangères qui ont fui ses marchés.

Prête à impressionner

Pour impressionner plus de 1 500 invités en provenance de 62 pays, le gouvernement a dépensé 100 millions de livres égyptiennes (environ 12 millions d'euros) afin d'apprêter Charm el-Cheikh pour cette grande occasion. Ceci a porté au premier plan le contraste saisissant entre la ville et le reste de l'Egypte, où la pollution, le chaos, les bombardements et les infrastructures vétustes font partie du quotidien.

Les rues reliant les points d'intérêt et les hôtels de la ville ne comportaient pas la moindre trace des nids de poule qui jonchent les réseaux routiers à travers le reste de l'Egypte. Les routes et les trottoirs fraîchement peints ont été décorés de rangées de palmiers et de fleurs colorées entourées de pelouses bien taillées, aux antipodes du visage poussiéreux et sombre du pays en général.

Des bannières reprenant le slogan de l'événement étaient visibles partout, des salles d’attente de l'aéroport jusqu’aux halls des hôtels en passant par les barres chocolatées servies sur les vols des compagnies aériennes phares du pays. Des images représentant Sissi, sous les auspices duquel la conférence a eu lieu, ont été déployées au bord des routes. Les lampadaires à travers la ville ont été équipés de panneaux solaires.

Les chauffeurs de taxi ont été enjoints de porter un uniforme payé par le gouvernement, a indiqué Alaa, un chauffeur de taxi vêtu d'un costume bleu marine, d'une chemise d'une teinte plus claire et d'une cravate assortie.

« Le nouveau gouverneur nous a demandé d'employer les bonnes manières. Après tout, nous sommes les premières personnes que les visiteurs voient et les dernières à leur dire au revoir avant qu'ils ne rentrent chez eux », a-t-il dit en expliquant que chaque chauffeur s'est vu remettre un costume devant être porté en service, pour lequel chacun a déboursé seulement un cinquième du prix.

Des groupes de policiers et de membres masqués des forces spéciales ont été déployés dans la ville pour surveiller de près les passants. Des hélicoptères planaient en continu dans le ciel, rappelant la situation sécuritaire instable que connaît le pays.

Des attentats à la bombe se produisent presque tous les jours à travers le pays, et dans le Sinaï Nord, à peine 700 km au nord de Charm el-Cheikh, l'armée fait face à une intensification de l'insurrection qui ravage la population autochtone de la région.

Plusieurs milliards de dollars de promesses

Impressionner, c'est ce que le gouvernement a réussi à faire. Selon le Premier ministre Ibrahim Mahlab, au cours de ces trois jours, 60 milliards de dollars ont au total été récoltés sous la forme de promesses d'investissements directs ou de prêts bonifiés. Un chiffre qui dépasse de loin l'objectif déclaré, situé entre 10 et 12 milliards de dollars, révélé par le ministre de l'Investissement quelques jours avant le lancement de la conférence.

L'essentiel de ces promesses provient des alliés de l'Egypte dans le golfe Persique, qui ont mis tout leur poids derrière Sissi pour débarrasser le pays de son prédécesseur et ancien patron, Mohamed Morsi, en raison de son appartenance aux Frères musulmans, qu'ils considéraient comme un risque pour leur suprématie.

L'Arabie saoudite, dont le défunt roi Abdallah ben Abdelaziz avait appelé à l'organisation de ce sommet en 2013, les Emirats arabes unis, dont le ministre d'Etat, le cheikh Sultan al-Jaber, a été membre du comité de pilotage de la conférence, et le Koweït ont chacun annoncé dès le premier jour du sommet l'injection de 4 milliards de dollars pour stimuler l'économie de l'Egypte.

Les investisseurs du Golfe ont également pris part à des projets clés, dont un projet de 45 milliards de dollars visant à développer la nouvelle capitale administrative de l'Egypte à l'est du Caire. Le promoteur du projet est Capital City Partners, un fonds immobilier privé cofondé par l'émirati Mohamed Alabbar, qui a construit la Burj Khalifa de Dubaï, le plus haut édifice du monde.

Une reproduction miniature de la ville, qui n'a pas fait l'objet de discussions publiques avant le sommet, comprend un gratte-ciel et un parc à thème censé être quatre fois plus grand que Disneyland, ainsi qu'un bâtiment inspiré de la tour Eiffel.

« Si une conférence a pu faire venir tous ces gens, imaginez ce qu'un de ces projets pourrait entraîner [pour l'économie] », a déclaré Sayed, qui travaillait dans un des restaurants de Charm el-Cheikh, situé dans la baie de Naama.

« Même si cela se répercute juste un peu sur nous, cela sera déjà mieux que ce que nous avons. Ce serait comme à l'époque de Moubarak » ; ce dernier, selon lui, « se taillait la part du lion des richesses du pays avec ses hommes d'affaires, mais nous parvenions quand même à gagner notre vie ».

Le secteur touristique a été fortement touché depuis 2011. Environ 14,7 millions de touristes séjournaient dans des hôtels d’Egypte un an avant la révolte, mais ce chiffre a chuté à 9,5 millions de touristes en 2013, ce qui a porté préjudice aux habitants de villes comme Charm el-Cheikh, dont le gagne-pain provient du tourisme.

Une croissance inclusive

La croissance économique de l'Egypte était de 7 % en 2010, ce qui n'a pas empêché des millions d'Egyptiens de manifester contre Moubarak pour exprimer leur mécontentement face à la répartition inégale des richesses dans leur pays.

Dans un pays où plus d'un quart de la population vit dans la pauvreté et dont le taux de chômage est à deux chiffres, un apport de plusieurs milliards de dollars dans le pays a très peu de sens à moins qu’il ne crée des emplois, n'améliore les conditions de vie et ne réduise la pauvreté.

Dans son discours lors de la conférence, Christine Lagarde, directrice générale du Fonds monétaire international, a demandé : « Est-ce qu'une hausse de la croissance suffit ? »

« Nos études nous montrent que pour être durable, la croissance doit être inclusive. Cela implique de veiller à ce que tous les Egyptiens disposent d'opportunités : les jeunes, les femmes, les handicapés, les personnes qui souhaitent accéder à l'emploi. Cela implique également des dépenses sociales en matière de santé et d'éducation. »

Dans une interview accordée au Daily News Egypt, Mohamed el-Erian, conseiller économique chez Allianz et membre du conseil d'experts du président Sissi, a remarqué que la gouvernement a apporté « une attention considérable » à l'idée de croissance inclusive et est « très fortement sensibilisé » aux problèmes de certains secteurs tels que la santé et l'éducation.

Mais Tamer, vendeur dans un bazar, n'en est pas si sûr.

« Nous entendons depuis deux ans que [les Etats du Golfe] fournissent des milliards de dollars et nous n'avons rien vu. Maintenant, on dirait qu'ils achètent notre terre, et nous n'avons pas notre mot à dire », a-t-il déploré.

Ajoutant que « la situation va sûrement s’améliorer », il se demande si « l'allocation sera répartie équitablement ou si nous allons ramasser les miettes ». « Je n'en sais rien », conclue-t-il.

« Un nouveau stratagème de la kofta »

Un autre chauffeur de taxi, Samara, estime que cet événement est un nouveau « stratagème de la kofta », en référence à un ensemble d'appareils capables de détecter et de guérir le SIDA, l'hépatite ainsi que d'autres maladies que l'armée a affirmé avoir inventé l'année dernière.

L'annonce, raillée par les militants en Egypte et discréditée par les scientifiques du monde entier, a été farouchement défendue par les partisans de Sissi et les médias soutenant le régime.

« C’est un nouveau mensonge, a-t-il dit. Un grand spectacle, comme la promesse faite aux Egyptiens à faible revenu de construire un million d'unités de logement, qui n'est jamais devenue réalité. Cela n'arrivera pas non plus. Les pauvres resteront pauvres et les riches s'enrichiront. »

Un nouveau contraste avec la réalité était visible lorsque de jeunes hommes et femmes impeccablement habillés ont rejoint Sissi sur scène lors de son discours de clôture pour représenter la jeunesse égyptienne, dont presque la moitié vit dans la pauvreté.

« L'Egypte a besoin d'au moins 200 à 300 milliards de dollars pour [se développer]. Je connais l'Egypte et ses problèmes. L'Egypte a besoin d'au moins 200 à 300 milliards de dollars afin qu'il y ait un réel espoir pour ses 90 millions d'habitants », a déclaré le président égyptien.


Traduction de l'anglais (original).

Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].