En Belgique, une sortie tourne mal pour un couple d’origine maghrébine suspecté de terrorisme
Nabil et Maria s’aiment. Ils ont 25 et 22 ans. Ils sont fiancés depuis deux mois. Ils sont tous les deux Belges d’origine maghrébine. Pour passer du bon temps en amoureux, ils prennent la voiture, quittent Bruxelles et se rendent au cinéma Kinépolis Imagibraine un vendredi après-midi. L’Imagibraine fait référence à la ville de Braine-l’Alleud, dans la province belge du Brabant wallon. Jeu de mots sympathique, rien ne leur laissait présager que la séance allait être obscure.
Le couple forme un duo normal à Bruxelles, peut-être moins courant à Braine-l’Alleud. Ils font la file pour payer leur ticket. Nabil porte un T-shirt noir, une barbe mal rasée à la mode et est droit dans ses basquettes bleues. Maria porte sur sa tête un foulard rose assorti à sa veste.
Le choix du film s’est porté sur Loving Pablo, qui met à l’affiche Penélope Cruz et Javier Bardem. Ils entrent dans la salle sombre et s’installent confortablement au fond de leurs fauteuils. Ils se disent qu’ils ont de la chance. Ils ont les lieux pour eux tous seuls afin de partager un moment d’intimité. Enfin presque. Un autre couple les rejoint quelque temps après et s’installe derrière eux. Avant que le film ne commence, Nabil sort son téléphone de sa poche et capture un selfie de couple pour l’occasion.
Quand l’action et le complot dépassent la fiction
17 heures, la séance commence et plonge la salle dans une ambiance de suspense. Bien que le film soit à la hauteur du casting, le deuxième couple quitte la salle moins d’une heure après le début. Maria et Nabil s’en étonnent, mais ne s’en soucient pas plus que cela. « On s’est dit qu’ils n’ont pas aimé le film », raconte ce dernier à MEE.
« À cause de la peur, les gens portent trop de décisions hâtives sans avoir de preuves […] C’est normal qu’on ait peur à cette époque, mais ce n’est pas pour autant qu’il faut accuser n’importe qui pour n’importe quoi et n’importe où »
- Nabil, victime d'une dénonciation calomnieuse
Une dizaine de minutes plus tard, les lumières s’allument. Le film n’est pas encore fini. Nabil se lève pour aller se plaindre. Il voit une personne qui sort par la petite porte de la salle de projection. Nabil lui fait signe de loin d’éteindre les lumières. Il se rend compte qu’il s’agit d’un policier, puis de plusieurs.
La police encercle la salle de cinéma éclairée. Ils sont une quinzaine, selon Nabil. On leur crie de lever les mains en l’air et de se mettre sur le côté. On aurait cru que le film continuait dans la réalité. Mais il ne s’agit pas de trafic de drogue à la Pablo Escobar. La police intervient pour terrorisme.
Un policier s’approche doucement, en tremblant, pour procéder à la fouille. « C’est moi qui ai dû le rassurer », explique Nabil, qui garde son sang-froid. Maria, elle, craque et fond en larmes. « On n’a rien à voir avec tout ça, pourquoi vous nous dites ça ? » C’est la seule phrase qui a pu sortir de ses lèvres. Pour le reste, bouleversée, elle a perdu la parole.
Afin de faire retomber l’atmosphère plombée, Nabil souligne qu’il est un simple et honnête employé de la Poste et que sa fiancée est une institutrice aux mêmes vertus.
Les policiers fouillent le cinéma et leurs affaires, mais ne trouvent pas ce qu’ils sont venus chercher. Un policier lance : « il est où le drapeau ? ». Nabil ne comprend pas de quel drapeau il s’agit. La police lui dit qu’on leur a signalé qu’ils seraient en possession du drapeau de Daech.
Un agent demande ensuite à voir le téléphone de Nabil. Il obtempère. Encore une fois, le policier ne trouve pas ce qui lui a été signalé, à savoir des photos d’Israël et de la Palestine. Les forces de l’ordre leur confient que le couple qui était assis derrière eux les a appelées et leur a déclaré avoir vu sur le fond d’écran du téléphone de Nabil des images du conflit au Proche-Orient lorsque le jeune homme se prenait en selfie.
La police demande au couple de les suivre pour fouiller leur véhicule. Nabil et Maria sortent humiliés et amers du cinéma, sous le regard d’un public plus nombreux dans le hall pour les séances de 19 heures. « Tout le monde nous regardait, c’était assez gênant. »
Sur le parking, plusieurs voitures de police les attendent. « Il y en avait au moins six ou sept », selon Nabil. La police fouille l’auto du jeune homme et, là encore, rien, si ce n’est du matériel de la Poste.
Une excuse par ticket de cinéma
Les membres de la police se confondent en excuse. « Ils se sont excusés plusieurs fois », dit Nabil. « Mais je les comprends, ils font leur travail. »
En revanche, le couple ne reçoit aucune excuse de la part du gérant du cinéma. La responsable communication de l’Imagibraine, Anneleen Van Troos, indique que ce sont les clients qui étaient dans la salle qui ont contacté directement la police, et que le manager n’était au courant de rien jusqu’à ce qu’il voie la police arriver.
« C’est toujours quelque chose que nous voulons éviter, mais la sécurité est le plus important pour notre public. C’est à regretter », précise Anneleen Van Troos à MEE.
Un agent de police insiste auprès du responsable de l’Imagibraine pour un geste commercial. Il leur propose de poursuivre la projection du film. Mais le couple n’est plus d’humeur à se divertir et veut rentrer au plus vite à Bruxelles, pour préparer le dîner de rupture du jeûne en ce mois de Ramadan.
Le commissaire insiste encore pour une compensation commerciale. À contrecœur, selon Nabil, le gérant cède quatre places de cinéma. Le couple retournera peut-être à l’Imagibraine, « mais pas pour tout de suite », relève amèrement Nabil.
Du côté du cinéma, la responsable communication conteste le fait que la compensation ait été donnée suite à l’insistance de la police. « Le manager sur place n’a fait qu’appliquer la procédure habituelle. »
Scène ordinaire d’un climat social plombé par le terrorisme
Les attentats qui frappent l’Europe ont bien évidemment des conséquences sur une société multiculturelle telle que la société belge. Un climat délétère s’est enraciné, objectif recherché par des organisations telles que Daech.
« À cause de la peur, les gens portent trop de décisions hâtives sans avoir de preuves », témoigne Nabil.
« Je comprends qu’on ait des doutes sur une personne. Dans ce cas, on appelle un responsable du cinéma pour vérifier. Mais de là à appeler directement la police et dire qu’il est venu avec un drapeau, il faut y aller. C’est normal qu’on ait peur à cette époque, mais ce n’est pas pour autant qu’il faut accuser n’importe qui pour n’importe quoi et n’importe où », estime-t-il.
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Les autorités assument pour leur part cet important déploiement policier. « Les services de police dans un contexte de menace terroriste doivent assurer leur sécurité. On ne compte plus les morts dans les rangs de la police », explique à MEE Stéphane Vanhaeren, premier commissaire divisionnaire de la zone de police de Braine-l’Alleud.
Le responsable insiste en revanche sur « le comportement exemplaire des deux personnes qui ont été contrôlées. « C’est très important pour le climat de notre société. »
Un policier a donné ses coordonnées à Nabil au cas où le couple souhaiterait porter plainte pour diffamation. Après réflexion, le jeune homme compte se rendre au commissariat ce jeudi. « On ne peut pas calomnier les gens sans aucune preuve. Quelqu’un doit payer. »
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