En Turquie, un « climat de peur » pèse sur les élections
ISTANBUL, Turquie – Adel Ateş glisse sa main dans la poche arrière de son pantalon puis la retire en présentant avec une fierté sourde une paire de poings américains.
Être en leur possession pourrait lui coûter la prison – il le sait – mais l’accessoire menaçant est devenu aussi essentiel pour lui que le costume qu’il porte lorsqu’il fait campagne près du terminal de ferry bondé du quartier de Kadıköy, à Istanbul, où les partis politiques turques se disputent l’attention avant les élections présidentielles et parlementaires du 24 juin prochain.
« Il n’y a aucune sécurité autour de cette élection. Des stands de campagne comme celui-ci ont été attaqués, alors même si je sais que c’est un crime, je dois me défendre. Voilà pourquoi je me promène avec ça », a expliqué ce leader de la branche jeunesse locale du Parti de la félicité (Saadet Partisi, SP), la duplication la plus récente du mouvement conservateur religieux dont le président Recep Tayyip Erdoğan est un produit, mais qui s’oppose maintenant à son gouvernement.
De plus en plus de Turcs partagent ses préoccupations quant à l’atmosphère étrange qui entoure ce scrutin. Dans une campagne marquée par les menaces réciproques de ses ardents candidats, un silence pesant règne. Avec un état d’urgence enraciné et des médias sous surveillance, même les amis craignent de parler politique entre eux.
Ce silence s’est fait de plus en plus évident au fil des ans, affirme Murat Gezici, propriétaire de l’une des sociétés de sondage les plus importants du pays, qui a de plus en plus de mal à trouver des personnes prêtes à s’exprimer sur la façon dont elles veulent voter.
« Prendre la parole sur n’importe quel sujet, aussi banal soit-il, peut vous créer de gros problèmes »
- Andrew Gardner, Amnesty International
À titre d’exemple, Murat Gezici explique que ses employés sont censés tenir dix-huit entretiens par jour et qu’alors qu’auparavant ils devaient frapper à 40 portes pour atteindre cet objectif, ils doivent maintenant rendre visite à plus de 120 foyers pour le même résultat. Il suppose que beaucoup de Turcs s’inquiètent d’afficher leur soutien à des candidats autres qu’Erdoğan ou ses alliés nationalistes – surtout s’ils soutenaient auparavant son parti, l’AKP (Parti de la justice et du développement) aujourd’hui au pouvoir.
« S’ils ont peur de dire un autre nom, c’est parce qu’ils craignent d’être mis sur une sorte de liste faite par le gouvernement ou les services de renseignement. Les gens ont ce genre de peurs », a-t-il déclaré.
Amnesty International a mis cela sur le compte d’un « climat de peur » qui, selon l’ONG, s’est développé en Turquie ces dernières années, notamment en raison de l’état d’urgence instauré depuis la tentative de coup d’État manqué en juillet 2016.
Par la suite, plus de 100 000 employés du secteur public ont été suspendus et de nombreux autres ont été arrêtés pour leurs liens présumés avec Fethullah Gülen, l’imam exilé aux États-Unis dont les partisans sont accusés d’avoir orchestré le coup d’État. En parallèle, plus de 10 000 membres et sympathisants du Parti démocratique des peuples (HDP), pro-Kurdes, ont été arrêtés depuis l’effondrement du processus de paix kurde en 2015.
« Prendre la parole sur n’importe quel sujet, aussi banal soit-il, peut vous créer de gros problèmes », a déclaré Andrew Gardner, chercheur d’Amnesty International spécialisé sur la Turquie, citant notamment des arrestations et des cas de harcèlement. « Il est pratiquement impossible de prédire quel genre de commentaires critiques pourrait vous attirer des ennuis. »
« Les menaces sont multiples et cela a produit une situation qu’il n’est pas exagéré de qualifier de climat de peur. Les gens ne sont pas prêts à prendre le risque de parler de n’importe quel sujet en public. »
Une atmosphère hostile
Assis sur un banc en train de lire son journal pro-Erdoğan devant une mosquée de la banlieue de Güngoren, à Istanbul, İbrahim Mermer a beaucoup à dire sur la politique turque. Comme de nombreux partisans de l’AKP, il attribue les problèmes de la Turquie aux agissements d’« agents étrangers ». En revanche, de ce que pensent ses amis, il n’en a aucune idée.
« Je l’ignore parce que je ne parle pas aux gens autant que j’en avais l’habitude. Chaque fois que nous parlons de politique, ça dégénère dans les cinq minutes », a déclaré l’homme de 80 ans qui déplore une si grande polarisation de la société dans un pays qui a longtemps cherché à réconcilier ses différentes ethnies ainsi qu’un clivage laïc-religieux.
« Cette atmosphère politique hostile monte les amis les uns contre les autres »
- İbrahim Mermer, partisan de l’AKP
« Dans l’ancien temps, ce n’était pas un paradis, mais ce n’était pas comme ça », a-t-il poursuivi, « je n’aime plus ça, cette atmosphère politique hostile monte les amis les uns contre les autres. »
Mais alors que beaucoup tiennent le président responsable de ces divisions, l’accusant de réprimer l’opposition et d’étouffer les médias, Mermer pense que la faute incombe à l’opposition.
Selon lui, les accusations de tricherie, d’autoritarisme et de corruption dirigées contre Erdoğan ne sont que des insultes infondées. Beaucoup d’opposants pensent la même chose de la façon dont Erdoğan lui-même dénigre ses adversaires.
Bien que rien ne présage une baisse de la participation au scrutin, traditionnellement élevée en Turquie, les tensions préélectorales ont eu un impact visible. Des stands d’information parsèment chaque quartier mais ils sont occupés par des bénévoles visiblement ennuyés et ils attirent peu de passants.
« Vous ne ressentez pas une forte atmosphère électorale », a déclaré Galip Dalay, directeur de recherche spécialisé sur la Turquie au think tank Al-Sharq forum.
« Dans une certaine mesure, les Turcs sont las des élections. Au cours des trois ou quatre dernières années, la Turquie est passée d’une élection à l’autre », a-t-il expliqué.
« Malgré l’importance du scrutin, c’est la première élection depuis le référendum constitutionnel, et aucun parti ne met en avant un discours puissant capable de galvaniser le peuple. »
« Empire de la peur »
Le rôle du HDP dans les élections pourrait être crucial – son dépassement ou non du seuil des 10 % des voix pour entrer au Parlement pourrait être la clé de la conservation ou de la perte de la majorité parlementaire de l’AKP.
« Dans une certaine mesure, les Turcs sont las des élections »
- Galip Dalay, Al-Sharq forum
Mais cette urgence ne saute pas aux yeux lorsque l’on visite le quartier général du HDP à Istanbul, où les bureaux sont vides et le silence règne. La plupart des membres du personnel sont en prison, accusés d’avoir soutenu le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), que la Turquie considère comme un groupe terroriste.
L’une des rares personnes présentes, Veysel Seyitvan, lui-même récemment remis en liberté conditionnelle, regarde sur l’écran de son ordinateur Demirtaş livrer un discours surréaliste.
Le leader kurde charismatique prononce un discours pendant les dix minutes durant lesquelles la prison l’autorise à passer des coups de fil. Ses partisans regardent en streaming sur Facebook des vidéos entremêlant des images de fonctionnaires du HDP tout sourire suspendus à ses moindres mots et des portraits des membres de la famille de Demirtaş pendant que celui-ci accuse Erdoğan de construire un « empire de la peur ».
« Chaque jour, l’un de nos stands d’information est attaqué », affirme Seyitvan, énumérant les obstacles auxquels est confronté le parti durant sa campagne.
« Si vous venez de l’extérieur et que vous allumez la télévision, vous aurez probablement l’impression que ces élections ne sont contestées que par un seul parti »
- Andrew Gardner, Amnesty International
Il montre sur les réseaux sociaux une vidéo de nationalistes turcs en train de brûler les drapeaux du HDP, puis raconte comment sa mère, une dirigeante locale du HDP, a été arrêtée par la police lors d’une descente effectuée pendant une réunion du parti.
La veille, des lycéens kurdes avaient été arrêtés pour des graffitis qu’ils avaient faits dans une banlieue d’Istanbul. Il s’agissait de pochoirs représentant une bouilloire – une icône maintenant associée à Demirtaş après que ce dernier s’est moqué des gardiens de prison qui fouillaient sa cellule à la recherche d’un téléphone portable ; le leader du HDP avait déclaré qu’il twittait avec sa bouilloire, le seul appareil électronique qui lui est permis d’avoir.
Le parti tente de contourner l’emprisonnement de son leader à travers les réseaux sociaux, la diffusion de vidéos de Demirtaş dans des sites de campagne clés et grâce au soutien de militants de gauche. Mais, à l’instar des autres candidats, il s’est plaint du rôle des médias.
Les ONG de défense de la liberté de la presse ont systématiquement accusé le gouvernement turc de détruire le rôle des médias dans le pays, et les opposants d’Erdoğan à la présidentielle ont exprimé les mêmes préoccupations.
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Le principal rival du président sortant, Muharrem İnce, a ainsi publiquement demandé une plus grande place dans les médias en mai, accusant Erdoğan d’avoir demandé aux médias de limiter la couverture de l’opposition.
Il a menacé de tenir des rassemblements devant les chaînes de télévision si la couverture médiatique n’augmentait pas. Les partisans d’İYİ (le Bon Parti), parti de centre-droit récemment formé, ont proféré des menaces similaires et organisé des manifestations devant deux chaînes de télévision majeures.
« Si vous venez de l’extérieur et que vous allumez la télévision, vous aurez probablement l’impression que ces élections ne sont contestées que par un seul parti », a déclaré Gardner, d’Amnesty International. « Il est clair qu’il n’y a pas de règles du jeu équitables en Turquie en général et, dans des moments critiques comme des élections, cela devient encore plus manifeste. »
Traduit de l’anglais (original).
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