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Dans l’enclave espagnole en Afrique de Ceuta, le combat d’une musulmane contre l’islamophobie

Le franc-parler de Fatima Hamed Hossain face à la montée de l’extrême droite espagnole à Ceuta a fait d’elle un symbole national de la lutte contre les discours de haine et les inégalités
« Vous ne pouvez pas mesurer mon identité espagnole à travers mon nom de famille ou ma façon de m’habiller » : Fatima Hamed Hossain dans la rue principale de Ceuta (Marta Maroto)
« Vous ne pouvez pas mesurer mon identité espagnole à travers mon nom de famille ou ma façon de m’habiller » : Fatima Hamed Hossain dans la rue principale de Ceuta (Marta Maroto)
Par Marta Maroto à CEUTA, Espagne

Dans la rue principale de Ceuta, l’enclave espagnole autonome de 85 000 habitants située en Afrique du Nord et frontalière avec le Maroc, Fatima Hamed Hossain salue tous ceux qui croisent son chemin d’un sourire et d’un « Bonjour ! » en espagnol et en darija, l’arabe dialectal marocain.

Charismatique, autodidacte et issue d’un milieu modeste, son franc-parler face à la montée de l’extrême droite a fait d’elle un symbole national de la lutte contre les discours de haine. 

Après avoir fait son entrée sur la scène politique de Ceuta en 2007 au sein de la coalition Caballas, une organisation régionaliste de gauche, elle a quitté cette formation pour créer son propre parti, le Mouvement pour la dignité et la citoyenneté (MDyC). 

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Fatima Hamed Hossain a souvent tenu tête à l’extrême droite. Elle s’est notamment distinguée lors d’une séance plénière à l’été 2020, en réponse au parti d’extrême droite Vox et à sa position intransigeante contre l’islam dans une ville qui compte 43 % de musulmans.

« Vous ne pouvez pas mesurer mon identité espagnole à travers mon nom de famille ou ma façon de m’habiller », a-t-elle déclaré dans son discours. « Vous ne pouvez pas dire que les musulmans, les juifs ou les hindous n’appartiennent pas à cette société. »

Fatima Hamed Hossain est née en 1978 à Los Rosales, l’un des quartiers les plus pauvres de Ceuta avec Hadu et Principe, selon l’Institut national de la statistique (INE). Enfant unique de parents marocains, elle raconte que la politique n’était jamais un sujet abordé à la maison. Elle se souvient seulement que son père chargeait des camions des heures durant afin de subvenir aux besoins de la famille. 

« Je n’ai jamais entendu personne parler de politique. Je suppose qu’en tant que famille d’immigrés, notre seule préoccupation était de nous en sortir », raconte Fatima Hamed Hossain à Middle East Eye en dégustant un thé maure dans la rue principale de Ceuta.

Associer les musulmans à l’immigration clandestine

« Je me suis engagée en politique parce que beaucoup d’entre nous ont grandi dans des quartiers oubliés et abandonnés », ajoute-t-elle, faisant référence aux inégalités frappantes à Ceuta, où 40 % de la population vit sous la menace de la pauvreté et de l’exclusion sociale. « Cela fait prendre conscience qu’il y a des citoyens qui, bien qu’ils soient égaux devant la loi, ne sont pas égaux en droits. »

La famille de Fatima Hamed Hossain a pu financer ses études universitaires grâce à des bourses d’études. Aujourd’hui, elle est avocate spécialisée dans les droits de l’homme et l’égalité des sexes, une profession qu’elle concilie avec ses fonctions de représentante politique.

Fatima Hamed Hossain prend la parole lors d’une session parlementaire à l’Assemblée de Ceuta (Marta Maroto)
Fatima Hamed Hossain prend la parole lors d’une session parlementaire à l’Assemblée de Ceuta (Marta Maroto)

Lors des élections locales de 2015, le MDyC de Fatima Hamed Hossain a remporté trois sièges sur 25 à l’Assemblée de Ceuta, devenant ainsi la première et la seule femme musulmane à diriger un parti politique élu en Espagne.

L’irruption du parti d’extrême droite Vox en 2019 en tant que force politique majeure a affecté l’ordre et la stabilité de Ceuta. Le MDyC a perdu un siège et les conservateurs du Parti populaire, qui détenaient la majorité depuis 2003, ont également cédé des sièges à l’extrême droite.

Hostiles à l’immigration et à islam, les membres de l’extrême droite tentent de la discréditer au Parlement et sur les réseaux sociaux en l’accusant d’être favorable au « djihad » et à la « charia » ou d’être « pro-marocaine ». Selon elle, ces insultes visent à présenter les musulmans de Ceuta comme des étrangers dans leur propre pays en les associant à l’immigration clandestine. Carlos Verdejo, député et porte-parole de Vox à Ceuta, l’a un jour menacée sur Twitter de la « renvoy[er] au Maroc ». 

« Nous ne pouvons pas garder le silence devant ceux qui viennent répandre la haine et les insultes », soutient-elle. « Ils sont irrespectueux envers nous, mais aussi envers toute la ville. Nous croyons en la démocratie et leurs mensonges doivent être démontés par les faits et le dialogue. »

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Les conversations divulguées à la presse en janvier 2020 constituent un autre exemple de rhétorique haineuse. Dans des messages WhatsApp et audio, les dirigeants de Vox à Ceuta réclamaient « une troisième guerre mondiale contre l’islam » et comparaient Ceuta à la Palestine en affirmant que la population musulmane « envahi[ssait] et occup[ait] » la ville.

Né dans un contexte de tensions intérieures engendrées par le séparatisme catalan et l’augmentation du nombre d’immigrés arrivés sur les côtes espagnoles depuis l’Afrique en 2018, le parti Vox de Santiago Abascal a remporté ses premiers sièges parlementaires (24) lors des élections générales d’avril 2019. Lors des élections générales organisées en novembre de la même année, Vox est devenu la troisième force politique du pays en obtenant 3,6 millions de voix et 52 sièges au Congrès des députés.

À Ceuta, Vox est également entré sur la scène politique en 2019 et y déploie une rhétorique plus hostile que dans d’autres régions du pays compte tenu de la composition ethnique et de la situation économique de la ville.

La ville a toujours été fière de l’harmonie et de la coexistence entre quatre religions : il y a un temple hindou et une synagogue, des jours fériés sont prévus pour la fête musulmane de l’Aïd al-Adha et des processions catholiques ont lieu à Pâques. À travers l’histoire, Ceuta a toujours accueilli toutes les croyances et traditions compte tenu de sa position stratégique au bord du détroit de Gibraltar.

Un sentiment d’abandon institutionnel

Néanmoins, derrière le mélange culturel et religieux se cache une réalité inégale. Au-delà du centre-ville propre et prospère, les quartiers périphériques surpeuplés à majorité musulmane connaissent les taux de chômage les plus élevés d’Espagne (jusqu’à 30 %, selon l’INE). 

« Nous estimons qu’entre 75 % et 80 % des chômeurs sont des musulmans », affirme Adbelkamil Mohamed, responsable de l’association de quartier El Príncipe, le quartier le plus défavorisé de Ceuta, dont le revenu moyen figure parmi les plus faibles d’Espagne.

Pour Adbelkamil Mohamed, « les dégâts sont d’ordre institutionnel » dans la mesure ou le Parti populaire, conservateur et chrétien-démocrate, a dirigé Ceuta au cours des deux dernières décennies (jusqu’à sa défaite aux élections d’avril 2019) « sans chercher à y améliorer l’éducation ou l’emploi ».

Fatima Hamed Hossain et son équipe au bureau du parti à l’intérieur de l’Assemblée de Ceuta (Marta Maroto)
Fatima Hamed Hossain et son équipe au bureau du parti, à l’Assemblée de Ceuta (Marta Maroto)

Le sentiment d’abandon institutionnel que l’on retrouve chez de nombreux habitants de Ceuta s’applique également au Parlement central de Madrid, ajoute Emilio Postigo, secrétaire général de la section ceutienne des Commissions ouvrières, le plus grand syndicat d’Espagne.

« En raison du manque de projets et d’investissements, notre économie vit aux crochets du Maroc », ajoute-t-il. Environ 700 millions d’euros par an, soit plus d’un quart du produit intérieur brut de la ville, proviennent du commerce illégal de marchandises avec le Maroc, selon les estimations locales.

Dans ce terreau fertile, l’extrême droite gagne des voix en promettant de construire un plus grand mur le long de la frontière marocaine, d’expulser les immigrés clandestins ou de défendre « l’identité espagnole du territoire » face à l’« islamisation ».

La voix de Fatima Hamed Hossain et ses interventions publiques pour défendre la diversité de Ceuta et revendiquer sa propre identité « espagnole et musulmane » lui ont valu une reconnaissance et un soutien au niveau national.

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Son ascension de la politique locale à nationale a été matérialisée par sa participation à un événement en novembre 201 à Valence aux côtés de certaines des femmes politiques les plus progressistes d’Espagne.

Même si ce colloque visait à aborder des questions relatives au féminisme et à partager des visions communes, il a principalement attiré l’attention de nombreux médias en raison de la présence de Yolanda Díaz, ministre du Travail et de l’Économie sociale. Yolanda Díaz est l’une des figures les plus populaires du gouvernement espagnol de gauche, qui prépare actuellement son programme pour les élections générales de 2023.

« Nous sommes fiers et heureux d’être reconnus et d’apparaître aux côtés de cette femme incroyable », affirme Fatima Hamed Hossain, interrogée quant à sa possible entrée dans la sphère politique nationale. « Mais nous nous focalisons sur Ceuta et sur les problèmes que nous avons ici. »

« J’aime Fatima »

Aujourd’hui, dans les rues de Ceuta, Fatima Hamed Hossain est une figure bien connue et sa réputation de fervente adversaire de l’extrême droite n’est plus à faire. 

« Fatima est hautement qualifiée, son équipe répond toujours à nos appels et elle dit ce qu’elle pense face à ceux qui veulent nous diviser », affirme Piedad, 40 ans, une chrétienne qui travaille comme femme de ménage et vit dans le quartier de Hadu, un bastion du MDyC.

À El Príncipe, les sœurs Sara, 25 ans, et Ahlem, 27 ans, sont également peu avares en éloges.

« J’aime Fatima. J’aime ce qu’elle dit et comment elle le dit, j’aime tout chez elle. Elle donne tout à chaque séance plénière et tient tête à Vox », soutient Sara. 

Le quartier de Principe, à Ceuta, est l’un des quartiers les plus pauvres de toute l’Espagne (Marta Maroto)
Le quartier El Príncipe, à Ceuta, est l’un des quartiers les plus pauvres de toute l’Espagne (Marta Maroto)

« Les grands partis traditionnels ont échoué ici [à Ceuta] parce qu’ils n’ont pas été capables de comprendre les particularités et le caractère de cette région », indique un musulman au chômage sur un marché de Hadu.

Cependant, la dirigeante du MDyC ne fait pas l’unanimité. Rahma Mokhlis, 45 ans, est la représentante de l’association de quartier de Benzú, un petit quartier périphérique du nord de Ceuta quasiment privé de services publics fonctionnels. Si elle reconnaît que Fatima Hamed Hossain est « une femme de combat qui remue les consciences » et sert d’exemple à de nombreuses femmes, elle lui reproche son « individualisme ».

« Au niveau national, elle incarne une image, mais au niveau local, elle affiche un visage différent », souligne Rahma Mokhlis. « Elle ne conclut pas d’accords, elle ne s’assied pas à la table avec les autres partis pour affronter l’aile droite du Parlement régional. »

Pour le moment, Fatima Hamed Hossain évite de parler des élections de l’an prochain.

« Il y a beaucoup de travail à faire chaque jour et j’espère seulement que les citoyens prennent bonne note des contributions de chacun », confie-t-elle. « Ceuta est et sera toujours une ville interculturelle et diversifiée, même pour ceux qui veulent une société fondée sur la haine et la peur. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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