EXCLUSIF : L’armée britannique a donné l’autorisation de tirer sur des civils en Irak et en Afghanistan
Une enquête de Middle East Eye a établi que l’armée britannique avait appliqué des règles d’engagement permettant parfois aux soldats de tirer sur des civils non armés suspectés de les surveiller en Irak et en Afghanistan.
Plusieurs anciens soldats interviewés par MEE ont indiqué que des enfants et des adolescents figuraient parmi les victimes.
Deux ex-fantassins affirment qu’eux-mêmes et leurs camarades servant dans le sud de l’Irak ont reçu l’autorisation de tirer sur quiconque tenant un téléphone portable, portant une pelle ou agissant de manière suspecte.
Des armes de l’époque soviétique auraient été retirées d’une réserve de la base britannique et placées à côté des corps pour donner la fausse impression que les adolescents étaient des combattants taliban armés
Par ailleurs, un ancien membre de la Royal Marine a rapporté qu’un de ses officiers avait avoué à ses hommes être responsable de la mort par balle d’un petit garçon afghan âgé de 8 ans environ, après que le père de l’enfant eut porté son corps sans vie à l’entrée de leur base d’opérations avancée et exigé des explications.
Un autre ancien soldat a déclaré à MEE qu’une opération de dissimulation avait été organisée après la mort par balles de deux adolescents non armés dont il aurait été témoin en Afghanistan.
« Nos commandants nous disaient : “Nous vous protégerons en cas d’enquête. Dites simplement que vous pensiez réellement que votre vie était en danger – ces propos vous protégeront” »
- Un soldat britannique ayant servi à Bassorah
Selon lui, des armes de l’époque soviétique auraient été retirées d’une réserve de la base britannique et placées à côté des corps pour donner la fausse impression que les adolescents étaient des combattants taliban armés.
Cet homme dit avoir vu des armes similaires stockées dans d’autres bases. « Je suis pratiquement sûr qu’elles étaient conservées à cette fin. Chaque jour, des soldats du quartier général nous rendaient visite et ces armes auraient facilement pu être cataloguées et renvoyées. »
Tirer sur les « dickers »
Un ancien soldat affirme pour sa part avoir été témoin de la mort par balles d’un nombre important de civils à Bassorah, et ne pense pas que toutes les victimes surveillaient les troupes britanniques. Il estime que l’assouplissement des règles d’engagement a entraîné « une tuerie ».
Il dit en outre que lui et ses camarades ont reçu la promesse qu’ils seraient protégés en cas d’enquête de la police militaire. « Nos commandants nous disaient : “Nous vous protégerons en cas d’enquête. Dites simplement que vous pensiez réellement que votre vie était en danger – ces propos vous protégeront.” »
MEE n’a pas pu vérifier de manière indépendante l’ensemble des récits des personnes interrogées. Cependant, plusieurs ex-soldats ont formulé des allégations très similaires après avoir servi dans des unités différentes, à des moments différents et sur deux théâtres de guerre différents.
Le ministère britannique de la Défense s’est refusé à tout commentaire.
Les cibles des fusillades étaient connues de tous les ex-soldats sous le nom de « dickers » – l’argot militaire britannique désignant un guetteur. Ce terme a été utilisé par les soldats britanniques au cours des trente années de conflit en Irlande du Nord, où certaines personnes vivant dans des zones nationalistes irlandaises signalaient les mouvements de troupes ennemies à l’Armée républicaine irlandaise (IRA).
En Irak et en Afghanistan, les troupes semblent avoir été autorisées à tirer sur les dickers pendant les périodes où les forces britanniques subissaient une intense pression de la part de militants locaux opposés à leur présence dans le pays.
En Irak, cette pratique semble avoir commencé à Amarah, dans le sud-est du pays, en juin 2004, au cours de combats opposant soldats britanniques et milices chiites.
Dan Mills, sergent appartenant au Princess of Wales’s Royal Regiment qui a pris part à ces combats, a expliqué comment les règles d’engagement ont été assouplies afin de viser les personnes non armées dirigeant des tirs de roquettes et de mortiers contre les positions britanniques.
Dans un livre écrit pour lui par Tom Newton Dunn (alors rédacteur spécialiste de la défense au journal britannique The Sun) et publié en 2007 à la suite de conseils donnés par des officiers des relations publiques de l’armée britannique, Mills a révélé qu’un colonel en visite avait conseillé d’ouvrir le feu sur les « dickers non armés ».
« Je n’encourage pas les meurtres gratuits et l’imprudence », aurait déclaré le colonel, dont le nom n’a pas été révélé, selon les propos rapportés dans le livre intitulé Sniper One. « Mais nulle part dans les règles d’engagement il est dit que vous ne pouvez pas tirer sur des personnes non armées. »
Décision « venue d’en haut »
Mills et Newton Dunn ont écrit que ce colonel en visite avait donné aux troupes britanniques « l’autorisation tacite de tirer sur des civils non armés si et quand nous le jugions nécessaire », et que cela avait été fait « sans que les ministres aient à en informer le Parlement et à causer un grand chahut dans les franges libérales des médias ». Ils suggèrent que la décision « devait être venue d’en haut ».
« Nulle part dans les règles d’engagement il est dit que vous ne pouvez pas tirer sur des personnes non armées »
– Un colonel de l’armée britannique
Peu de temps après, un soldat britannique a abattu un guetteur à Amarah : « Cette mort a eu un effet considérable sur l’activité des dickers », ont écrit les deux hommes. Les attaques des milices chiites se sont toutefois intensifiées.
Selon des experts en droit militaire, il n’est pas illégal de tirer sur des dickers, tant que ceux-ci sont véritablement engagés dans des hostilités et qu’ils n’utilisent pas leur téléphone portable à d’autres fins.
En vertu d’un amendement aux Conventions de Genève de 1977, les civils ne doivent pas être attaqués dans une situation de conflit armé international « à moins qu’ils ne participent directement aux hostilités et uniquement pendant cette période ». Ils perdent leur statut protégé s’ils participent aux hostilités.
Cependant, il n’existe pas de définition précise de la « participation directe » et les civils devraient avoir le bénéfice du doute s’il n’est pas clairement établi qu’ils sont engagés ou non dans des hostilités.
En vertu du droit britannique – qui s’applique à tout moment aux militaires britanniques –, un soldat peut utiliser la force pour se défendre et défendre d’autres personnes. Cela peut inclure la force meurtrière à condition que celle-ci soit employée de manière raisonnable selon les circonstances.
En outre, alors que les femmes et les enfants bénéficient d’une protection spéciale en vertu du droit international, rien – à part peut-être des règles nationales d’engagement – ne peut limiter le droit à la légitime défense : le jeune âge d’un dicker présumé n’est pas un obstacle à l’ouverture du feu.
Les officiers subalternes de l’armée britannique apprennent à faire face aux dickers pendant leur formation.
Un manuel de formation rendu public lors d’une enquête sur la mort d’un Irakien, Baha Mousa, qui a été torturé à mort par les troupes britanniques en 2003, indique que les jeunes officiers doivent être informés du fait qu’« une approche ferme doit être adoptée » avec les dickers : au minimum, leurs téléphones et toutes les photographies qu’ils ont prises doivent être confisqués.
Le manuel précise : « Dans certains cas, les dickers peuvent être considérés comme des cibles légitimes lorsqu’ils sont en contact. »
Le guide de l’armée britannique sur le droit des conflits armés indique également que les civils « perdent leur protection lorsqu’ils participent directement au conflit armé ».
Cela signifie que les soldats opérant parmi les civils ont parfois besoin de prendre rapidement des décisions difficiles de vie ou de mort, souvent de nuit et parfois sous le feu, pour déterminer si une personne constitue une menace ou si elle vaque tout simplement à ses occupations.
Début 2007, à Bassorah, des soldats du 2e bataillon du Duke of Lancaster’s Regiment auraient été informés que les règles d’engagement étaient modifiées à un moment où ils étaient de plus en plus assaillis dans leurs bases à travers la ville.
Téléphones et pelles
Deux anciens soldats du bataillon, qui opéraient depuis des bases différentes, disent avoir été informés qu’en vertu des nouvelles règles, ils pourraient tirer sur quiconque vu avec un téléphone portable, portant une pelle ou agissant de manière suspecte, par exemple se trouvant sur le toit d’un bâtiment.
Les civils transportant des pelles en sont venus à être considérés comme des cibles légitimes en raison du nombre d’engins explosifs improvisés qui étaient enfouis le long des routes.
Les deux hommes affirment avoir été informés du changement de règles d’engagement par les sous-officiers supérieurs et non par les officiers de leur bataillon.
« Nous tirions sur des hommes âgés, des hommes jeunes. C’est ce que j’ai vu. Je n’ai jamais vu une telle anarchie »
- Un soldat britannique ayant servi à Bassorah
La plupart des tirs qui auraient suivi l’assouplissement de ces règles se seraient produits lors de patrouilles nocturnes menées dans des véhicules blindés ; les soldats disent qu’ils n’étaient pas censés demander l’autorisation avant d’ouvrir le feu.
« Tous ceux que vous considérez comme des terroristes, vous leur tirez dessus », a rapporté l’un des soldats. « Mais comment pouvions-nous savoir s’ils constituaient une menace ? Tous n’étaient pas des dickers, certains n’étaient que des gens tenant un téléphone.
« Nous tirions sur des hommes âgés, des hommes jeunes. C’est ce que j’ai vu. Je n’ai jamais vu une telle anarchie. »
Un ancien camarade issu du même bataillon a quant à lui défendu l’assouplissement des règles d’engagement : « On avait peur et on essayait de se protéger », a-t-il déclaré.
Un ancien Royal Marine qui a servi en Afghanistan à la fin de l’année suivante, sur une base militaire à Sangin, dans la province de Helmand, a affirmé qu’il était censé adresser des mises en garde verbales aux dickers avant d’effectuer des tirs d’avertissement – mais que cette routine n’était pas toujours suivie.
« Il y a eu un incident où quelqu’un a tiré sur un enfant parce que les personnes en question donnaient l’impression d’être des dickers. C’est en fait le capitaine de notre troupe qui a tiré sur le garçon.
« Le père est arrivé avec son garçon dans les bras. Il avait à peu près 8 ans. Il s’est avéré que le chef avait tiré sur l’enfant, il pensait qu’il nous observait, mais il a dit qu’il n’avait pas respecté les règles. »
« Le chef a eu un cas de conscience lorsqu’il a fallu le signaler, c’était un chrétien. Les gars lui ont clairement fait savoir que s’il affirmait avoir respecté les règles d’engagement, ils le soutiendraient, qu’il l’ait fait ou non.
« Les gars disaient des choses du genre : “Vous n’êtes pas obligé de faire ça, on veillera sur vous.” Mais le chef a rapporté ce qu’il avait fait et a été retiré du groupe. »
Lors d’un incident ultérieur survenu dans la région, trois Royal Marines ont été tués par un kamikaze d’environ 13 ans qui avait poussé une brouette en leur direction avant de déclencher des explosifs cachés à l’intérieur.
Les « drop weapons »
Un ancien fantassin qui a servi à Nad-e Ali (province de Helmand) en 2010 auprès du Parachute Regiment a déclaré qu’à son arrivée dans cette province afghane, il avait été informé qu’il n’était plus autorisé à tirer sur les civils soupçonnés de surveiller des troupes.
« Lors de notre premier briefing, on nous a dit : “Nous ne tirons plus sur les dickers.” On revenait à l’idée de gagner les cœurs et les esprits. »
Néanmoins, cet homme affirme que les troupes britanniques ont continué de tirer sur des civils et qu’à une occasion, elles ont dissimulé le fait que deux adolescents avaient été tués alors qu’ils n’étaient pas armés.
Tandis qu’il servait dans une base connue des Britanniques sous le nom de Quadrat, dans le district de Nad-e Ali, lui et d’autres soldats ont vu deux jeunes s’approcher à mobylette. « Ils se dirigeaient droit vers nous. Nous n’avions jamais vu de véhicule auparavant – on ne voyait même pas de tracteurs dans les champs.
« Le lieutenant en charge des opérations a ordonné d’effectuer des tirs d’avertissement. Nous avons tiré au-dessus de leur tête, puis au sol devant eux, mais ils ont continué de se diriger vers nous. Ils riaient. Je me demandais s’ils n’étaient pas défoncés.
« Puis ils ont tourné à droite le long d’un canal et se sont éloignés de nous. Alors qu’ils se trouvaient à un peu moins de 300 mètres de nous, un caporal a décidé de leur tirer dessus avec une GPMG [mitrailleuse polyvalente].
« Il a tiré environ dix ou douze cartouches. Ils ont été touchés trois fois. Comme ils s’éloignaient de nous, une cartouche est passée par le dos du passager et est ressortie devant le gars qui conduisait. »
Une patrouille a été envoyée et a découvert qu’aucun des garçons n’était armé, raconte cet ancien soldat. À ce moment-là, affirme-t-il, deux armes de l’époque soviétique – un fusil d’assaut et une mitrailleuse – ont été amenées de la base et placées à côté des corps.
Une fois la scène photographiée, les corps des jeunes ont été ramenés à la base puis chargés à bord d’un hélicoptère.
Des agents de la Royal Military Police britannique ont enquêté sur des allégations distinctes selon lesquelles des soldats des forces spéciales auraient déposé des armes sur un certain nombre d’hommes afghans abattus au cours de raids nocturnes à leur domicile.
Un policier militaire a déclaré au Sunday Times en 2017 que ces armes à feu étaient appelées « drop weapons » parmi ceux qui les utilisaient.
Selon l’ex-soldat qui a déclaré à MEE avoir vu des drop weapons être déposées près des corps des deux adolescents à mobylette, tous les hommes de sa base d’opérations avancée ont ensuite reçu un débriefing d’un commandant de compagnie et d’un sous-officier supérieur.
« On nous a dit que notre histoire était la suivante : ils étaient armés et nous pensions qu’ils constituaient une menace pour l’une de nos patrouilles qui se trouvait dans la zone vers laquelle ils se dirigeaient. Ensuite, on nous a demandé : “Est-ce que cela pose problème à quelqu’un ? Si oui, dites-le maintenant” »
- Un soldat britannique ayant servi à Bassorah
« On nous a dit que notre histoire était la suivante : ils étaient armés et nous pensions qu’ils constituaient une menace pour l’une de nos patrouilles qui se trouvait dans la zone vers laquelle ils se dirigeaient. Ensuite, on nous a demandé : “Est-ce que cela pose problème à quelqu’un ? Si oui, dites-le maintenant.”
« Personne n’a rien dit. Mais ils n’étaient pas armés. Et il n’y avait pas de patrouille dehors. »
Cet ancien soldat affirme avoir eu l’impression que ce n’était pas la première fois qu’une telle opération de dissimulation était concoctée. « Je pense que cela explique pourquoi nous gardions ces armes dans les bases. »
« Un agriculteur abattu dans le dos »
Selon l’homme, certains des jeunes soldats de la base ont évoqué à plusieurs reprises leur souhait « d’en flinguer un » avant la fin de leur mission.
Au cours d’un échange de tirs avec les talibans, il affirme avoir vu un agriculteur se faire tirer dessus par un membre de sa patrouille.
« Nous l’avons vu travailler dans son champ et lorsque nous avons essuyé des tirs, nous l’avons vu s’enfuir. Il n’était pas dans la même direction que les talibans, il nous tournait le dos et il s’est juste fait abattre dans le dos.
« J’avais beaucoup de choses à dire à ce sujet à notre retour. Nous étions environ huit ou neuf dans cette patrouille. Je voulais savoir lequel d’entre eux avait abattu l’agriculteur. Personne n’a avoué avoir tiré. »
Un sixième ancien soldat, qui a servi à Helmand en 2011 au sein du 1er bataillon de The Rifles, affirme avoir vu un dicker recevoir des tirs délibérés lors d’une patrouille à Sayedabad Kalay, dans le district de Nahr-e Saraj, province de Helmand.
« J’ai vu le commandant [de la patrouille] transmettre par radio l’autorisation de faire feu sur un individu tenant un téléphone portable et nous regardant. Il aurait formulé la demande au [chef de corps] ou à quiconque se trouvait dans la salle des opérations à ce moment-là. Il a reçu l’autorisation et l’homme a été abattu. »
Le soldat affirme avoir été fréquemment témoin de tirs d’avertissement, précisant qu’il arrivait parfois qu’un de ces coups de feu touchât le dicker. Selon lui, il est possible que cela ait parfois été délibéré.
Les anciens soldats interrogés par MEE n’ont pas tous indiqué avoir été directement témoins de tirs contre des dickers ; de même, un certain nombre d’entre eux étaient convaincus que leurs propres unités n’y avaient jamais eu recours au cours de leurs missions opérationnelles.
« Nous avons vu beaucoup de dickers et nous avons effectué de nombreux tirs d’avertissement, a déclaré l’un d’eux. Mais il n’a jamais été question de les abattre. »
Les pertes civiles ont été une source de discorde fréquente entre les commandants de la coalition et les autorités civiles en Irak comme en Afghanistan. En juin 2007, le président afghan Hamid Karzaï a exprimé publiquement sa colère face aux pertes civiles.
En réponse, le général Stanley McChrystal, commandant américain, a adopté une politique qu’il a qualifiée de « retenue courageuse », en vertu de laquelle les forces armées devaient limiter leur recours à la puissance de feu.
Toutefois, il n’a pas fallu longtemps pour voir les troupes britanniques déplorer que cette nouvelle politique les exposait à un risque plus élevé face aux talibans et qu’elles devaient combattre « avec une main attachée dans le dos ».
L’un des anciens fantassins du Duke of Lancaster’s Regiment qui affirme avoir vu un nombre important de personnes non armées être abattues à Bassorah a déclaré qu’il avait des problèmes d’alcoolémie et souffrait de troubles psychologiques depuis son départ de l’armée. Il attribue ces problèmes aux expériences qu’il a vécues en Irak.
Depuis qu’il a quitté l’armée, il suit un traitement auprès du National Health Service britannique, où un psychiatre lui aurait diagnostiqué un trouble de stress post-traumatique aigu.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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