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« Comme une mère qui veut se débarrasser de son fils » : la déchéance de nationalité française de nouveau à l’ordre du jour

Après la récente série d’attentats en France, la question épineuse de l’élargissement de la déchéance de la nationalité à tout Français disposant d’une deuxième nationalité fait son retour, suggérant l’idée qu’il pourrait y avoir deux catégories de Français, les binationaux et les autres
En 1962, la France a signé, avec 70 autres pays, la Convention de l’ONU sur la réduction des cas d’apatride (AFP)

Cinq ans après avoir été déchu de la nationalité française, Redouane A. vit avec un récépissé de première demande de carte de séjour comme seule pièce d’identité. Son « bout de papier vert », comme il l’appelle, et qu’il doit renouveler tous les trois mois.

« Je ne sors jamais ce récépissé, j’ai trop honte », confie-t-il à Middle East Eye. « Je préfère utiliser mon permis de conduire. C’est un document de première demande de carte de séjour alors que je suis en France depuis 43 ans. »

Redouane A. est arrivé en France avec ses parents marocains alors qu’il était encore bébé, il a obtenu la nationalité française en même temps que le reste de sa famille durant son adolescence. Mais depuis octobre 2015, il n’est plus français.

Huit ans après avoir été jugé en France pour ses liens avec les auteurs des attentats de Casablanca en 2003, il a finalement été déchu de sa nationalité. Redouane A. a été condamné à six ans de prison en 2007, il est définitivement sorti de détention en 2010.

« J’ai appris que j’avais perdu ma nationalité française à la télé »

Le 6 octobre 2015, devant les députés de l’Assemblée nationale, Bernard Cazeneuve annonce qu’il a demandé la déchéance de nationalité de cinq « terroristes ». Le ministre de l’Intérieur du président socialiste François Hollande explique qu’il entend ainsi marquer « l’absolue détermination du gouvernement dans sa lutte contre le terrorisme ». Nous sommes alors dix mois après les attaques de janvier à Paris contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher et quelques semaines avant les attentats du 13 novembre au Bataclan.

À plusieurs dizaines de kilomètres de là, en banlieue parisienne, Redouane A. reçoit un message d’un proche et allume la télévision. « J’ai appris que j’avais perdu ma nationalité française à la télé, je ne m’y attendais pas du tout. »

« Je me sentirai toujours français à l’intérieur, que ce soit avec la nationalité ou non, parce qu’être français, c’est dans l’esprit. »

- Redouane A.

L’homme, qui pense avoir purgé sa peine, ne comprend pas cette décision.

« Deux jours plus tard, j’ai reçu une lettre recommandée à la maison me confirmant que j’étais déchu de la nationalité française pour avoir été condamné en 2007 à des faits liés au terrorisme. Or, depuis ma sortie de prison, je n’ai plus jamais fait parler de moi. »

En février 2016, le père de famille de 43 ans doit rendre son passeport et sa carte d’identité aux autorités françaises. Débute alors un long combat juridique pour récupérer cette nationalité.

Avec quatre amis d’enfance condamnés dans la même affaire en 2007 et également déchus de leur nationalité, Redouane A. saisit d’abord le Conseil d’État, institution française disposant d’un rôle de juge administratif suprême et à qui revient la charge de s’assurer du respect du droit. Sans succès.

Il se tourne ensuite vers la Cour européenne des droits de l’homme, mais le 17 novembre dernier, sa Grande Chambre valide définitivement cette déchéance de nationalité. Redouane A. envisage désormais de saisir le Comité des droits de l’homme de l’ONU.

Selon son avocat, Vincent Brengarth, cette déchéance de nationalité, « décidée à des fins symboliques » plus de dix ans après les faits qui ont valu aux personnes concernées d’être condamnées, et huit ans après le jugement de première instance dans le cas de Redouane A., « était non seulement injustifiée mais particulièrement tardive ».

La déchéance de nationalité, un casse-tête politique

Le code civil français ne permet de déchoir de leur nationalité française que les personnes ayant acquis la nationalité non pas à la naissance (parce que nées en France, de parents français, etc.) mais par la suite, et uniquement en cas de « crime constituant une atteinte grave à la sûreté de l’État ». Depuis 1973, quinze hommes ont perdu la nationalité française dans ce cadre.

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Le 30 mars 2016, après quatre mois de débats houleux, François Hollande annonce qu’il renonce à la réforme de la Constitution qui devait permettre d’élargir cette possibilité de déchéance de la nationalité en incluant tous les Français ayant une autre nationalité, peu importe à quel moment ils aient acquis la nationalité française.

Pour les élus de gauche opposés à cet élargissement de la déchéance de la nationalité, bien que ce texte respecte la Convention de l’ONU sur la réduction des cas d’apatridie (en ne sanctionnant que les binationaux), il grave dans le marbre l’idée anticonstitutionnelle qu’il pourrait y avoir deux catégories de Français, les binationaux et les autres.

Néanmoins, dans le contexte toujours très tendu que connaît la France aujourd’hui, cet élargissement aux binationaux s’apprête à revenir dans le débat au Parlement en janvier prochain via la future loi « confortant les principes républicains » (anciennement « loi contre le séparatisme islamiste ») réclamée par le président Emmanuel Macron après l’assassinat d’un professeur à Conflans-Sainte-Honorine et l’attentat contre une église à Nice.

Bien que non prévue pour l’heure dans le projet de loi, la déchéance de nationalité sera proposée à la discussion par certains parlementaires, tels Jean-Christophe Lagarde, député UDI (Union des démocrates et indépendants) de Seine-Saint-Denis, qui déposera un amendement en ce sens lors du débat à l’Assemblée nationale.

Un drapeau en bois portant la devise nationale de la France - Liberté, Égalité, Fraternité dans le centre-sud de la France, le 7 août 2018
Un drapeau en bois portant la devise nationale de la France, « Liberté, Égalité, Fraternité », dans le centre-sud de la France, le 7 août 2018 (AFP)

Contacté par MEE, l’élu de centre-droit est très clair à l’égard notamment des femmes et des hommes qui ont rejoint une organisation terroriste telle que le groupe État islamique (EI).

« Je pars du principe qu’on ne peut pas combattre la France et vouloir rester français. Je suis d’ailleurs estomaqué que le sujet fasse encore débat ! Qui va se lever pour défendre quelqu’un qui, par exemple, a pris les armes contre nos forces françaises au Mali et, lorsqu’il en a marre, demande à rentrer et bénéficier de notre protection ? Ce n’est plus possible ! »

Le député UDI poursuit : « Cela réglera aussi le cas des gens détenus en Syrie ou en Irak [soupçonnés d’être liés à l’EI]. S’ils sont déchus de leur nationalité française, ceux qui ont combattu la France ne pourront jamais revenir. C’est une question de sécurité nationale. »

Pour Jean Christophe Lagarde, cette déchéance de nationalité doit s’appliquer à tous, y compris à ceux qui sont nés en France.

Mais pour diverses ONG de défense des droits humains telles que la Ligue des droits de l’homme (LDH), une telle mesure instituerait dans la loi « deux catégories de Français, ceux qui le seraient et ceux qui le seraient moins, au motif que leurs parents ou grands-parents ne l’étaient pas ».

La LDH rappelle également qu’en 1962, la France a signé, avec 70 autres pays, la Convention de l’ONU sur la réduction des cas d’apatride. Un texte qui, dans son article 8, prévoit que « les États contractant ne priveront de leur nationalité aucun individu si cette privation doit le rendre apatride ».

« Emblématique des dérives de la lutte contre le terrorisme »

Redouane A., lui, vit aujourd’hui avec la crainte d’être envoyé au Maroc du jour au lendemain.

Son dernier récépissé de demande de carte de séjour arrive à son terme dans quelques semaines et pourrait ne pas être renouvelé après le rejet de son dernier recours devant la Cour européenne des droits de l’homme. Le père de famille se retrouvera donc cette fois en situation irrégulière, et donc contraint de quitter le territoire français. Pour lui, c’est incompréhensible.

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« J’ai toujours été à l’école en France, donc je me suis forgé un état d’esprit à la française, et non pas à la marocaine », explique-t-il à MEE. « Le Maroc, je ne l’ai connu que pour les vacances en été. Je me sentirai toujours français à l’intérieur, que ce soit avec la nationalité ou non, parce qu’être français, c’est dans l’esprit. »

Pour lui, « cette déchéance, c’est comme une mère qui veut se débarrasser de son fils ».

Maître Brengarth estime en outre que son client court un véritable risque s’il est renvoyé au Maroc, pays dont il possède la nationalité.

« Au-delà du risque d’une atteinte à leur vie privée, il existe des risques de traitements inhumains et dégradants. En 2015, un rapport d’Amnesty International révélait par exemple le caractère endémique de la torture au Maroc pour obtenir des ‘’aveux’’. Ce risque nous semble exacerbé par le fait que sa condamnation en France est, dans son dossier judiciaire, liée aux attentats de Casablanca », explique l’avocat à MEE.

« La bataille juridique ne cédera pas car ce dossier est emblématique des dérives de la lutte contre le terrorisme. En 2016, Emmanuel Macron [alors ministre de l’Économie] avait lui-même déclaré que ‘’la déchéance de nationalité [était] une faute politique, en plus d’être une solution inefficace’’ ».

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