France : pour les étrangers, la dématérialisation des demandes de titres de séjour tourne au casse-tête
Lamia peut enfin souffler. Elle a obtenu son titre de séjour « vie privée et familiale » après une année d’attente, ponctuée de nuits blanches et d’une dépression nerveuse.
Un répit qui va être de courte durée : au mois de septembre prochain, elle devra entamer un nouveau chemin de croix pour obtenir le renouvellement du fameux permis, valide uniquement un an. D’autant que rien ne lui garantit une issue positive.
Le circuit administratif français, fastidieux, absurde et inhumain, joue avec ses nerfs comme une partie de roulette russe. « Je dois m’y prendre à l’avance, car je sais ce qui m’attend », explique à Middle East Eye cette Algérienne de 30 ans, dépitée autant qu’épuisée.
Son avenir en France dépendra de l’issue de sa nouvelle demande, qui sera cette fois-ci envoyée par email ; une véritable bouteille à la mer, avec pour destination la préfecture de Nanterre, dans la banlieue ouest de Paris, où elle réside en compagnie de son mari.
Le téléservice bientôt généralisé pour les étrangers
Si, au début des années 2010, la France expérimentait déjà la mise en place de prise de rendez-vous sur internet, la crise sanitaire a précipité les choses : la dématérialisation des demandes de titres de séjour est désormais devenue systématique.
À l’instar de certaines préfectures, Nanterre a commencé l’expérimentation d’un portail unique dans le cadre d’un nouveau dispositif de téléservice, qui déplace sur la toile l’ensemble des démarches de séjour en France.
« Après sept mois de stress et d’incertitude, j’ai reçu sur mon courriel une attestation accusant réception du dossier, mais qui ne protège pas mes droits sociaux et mes droits au travail »
- Lamia, une Algérienne de 30 ans
Le 8 décembre dernier, le ministère de l’Intérieur a rendu public le calendrier définitif du déploiement de ce système sur le territoire national. Baptisé « Administration numérique pour les étrangers en France (ANEF) », il concernera d’ici la fin 2022 dix millions d’usagers et visera à la fois, selon les autorités, « à simplifier les démarches » et à « fluidifier les échanges entre l’administration et les demandeurs de titres de séjour ».
Lamia, elle, a dû affronter un long silence après sa demande.
« Après avoir envoyé les documents, j’ai contacté la préfecture à plusieurs reprises, par mail et par téléphone, pour m’assurer, au moins, qu’ils l’avaient bien reçue. Je n’ai pas eu de réponse. Après sept mois de stress et d’incertitude, j’ai reçu sur mon courriel une attestation accusant réception du dossier. »
Seul problème, et il est de taille, « celle-ci ne protège pas mes droits sociaux et mes droits au travail », rapporte la jeune femme, excédée.
Par la force des choses, et en attendant l’instruction de sa demande, Lamia s’est donc retrouvée du jour au lendemain en situation irrégulière, l’attestation reçue ne protégeant pas ses droits de séjour.
Car, légalement, cette attestation n’est pas valide. « Elle n’est prévue dans aucun texte de loi », explique à Middle East Eye Claudia Charles, juriste et chargée d’études au Groupe d’information et de soutien aux immigrés (GISTI).
Ce qui n’empêche pas, d’après cette dernière, les préfectures de faire des entorses à la législation, en établissant leur propre modèle d’attestation de dépôt et ses conditions d’émission.
Certaines d’entre elles, par exemple, délivreraient un récépissé uniquement en cas d’accord sur un titre de séjour, ce qui est totalement illégal.
En effet, le Code d’entrée et de séjour des étrangers et du droit d’asile (CEDESA, article R.311-4) stipule que ce document doit être remis systématiquement « à toute personne qui souscrit à une demande de première délivrance ou de renouvellement de titre de séjour ».
La justice s’est également prononcée sur le sujet dans un arrêté rendu en 2019 par la cour administrative d’appel de Lyon, confirmant l’absence de validité légale de l’attestation de dépôt et rappelant l’obligation de délivrance de récépissé, qui préserve les droits des demandeurs de séjour jusqu’au terme de l’examen de leur dossier.
Les demandeurs de titre de séjours dans le désarroi
Or manifestement, la préfecture de Nanterre n’a pas entendu parler de cette décision. Ni celle de Bobigny (nord-est de Paris), où Warda, algérienne également, a déposé une demande en octobre dernier.
Mais, cette fois, le dossier n’a pas été envoyé par email. Car après avoir passé une série de nuits blanches sur internet, Warda a réussi à obtenir un rendez-vous.
Arrivée en France il y a vingt ans, l’ancienne étudiante – dont l’époux, résident algérien, n’a jamais pu obtenir le droit au regroupement familial – doit se contenter d’un titre de séjour à renouveler tous les ans, en dépit de son éligibilité à une carte de résident de dix ans (dont la délivrance est possible après trois ans de résidence légale en France et l’obtention d’au moins un titre de séjour, mais laissée in fine à la discrétion de l’administration).
Le jour J, elle se présente au service des étrangers de la préfecture avec tous les documents nécessaires. La jeune femme a pourtant l’habitude : c’est sa cinquième demande de renouvellement.
Lorsque la personne au guichet lui remet son récépissé, elle s’aperçoit que celui-ci comporte une mention qui lui interdit de travailler, tant que sa demande n’est pas traitée.
Warda pense qu’il s’agit d’une erreur, demande des explications, mais l’agent lui demande de partir. Devant son insistance, des vigiles interviennent et la guident vers la sortie.
« C’est la première fois que je voyais ce genre de récépissé », rapporte-t-elle à MEE, désarçonnée. Préférant ne pas prendre d’avocat pour ne pas compromettre l’issue de sa demande, elle attend, et finit par en payer les pots cassés. Début novembre, son contrat de professeure documentaliste dans un collège est suspendu, après cinq ans d’activité.
Des complications qui vont affecter son état de santé. Rapidement, son diabète la conduit à l’hôpital. Elle y passera deux semaines.
Désemparée, Warda décrit une situation kafkaïenne, qui consume ses forces.
« J’ai écrit des mails et je me suis rendue trois fois à la préfecture pour tenter d’éclaircir le problème du récépissé avec un responsable. Mais on m’a demandé de prendre d’abord rendez-vous sur internet. Or je ne suis pas autorisée à le faire tant que mon dossier est en instance. C’est l’histoire du serpent qui se mord la queue », s’exaspère-t-elle.
Lamia, qui avait reçu par email un courrier l’informant de la décision de la préfecture de lui octroyer un titre de séjour, avait cru bien faire en prenant un rendez-vous sur internet pour aller chercher son précieux sésame.
Une fois sur place, on lui mentionne qu’elle doit attendre qu’un rendez-vous lui soit fixé par la préfecture. « C’était la douche froide. Mon mari et moi nous sommes relayés jour et nuit sur l’ordinateur pour rien [pour obtenir un rendez-vous] », se souvient-elle.
Son titre de séjour, disponible depuis le 24 novembre 2021, ne lui a été délivré que le 7 janvier dernier.
« Malgré toutes ces péripéties, je m’estime heureuse. Ma sœur, qui est venue cette année en France pour faire des études, est toujours en attente. Sans titre de séjour, les étudiants n’ont pas le droit aux prestations de santé et sociales, comme l’aide au logement. Je connais aussi des compatriotes menacés de rupture de contrat par leurs employeurs, car leurs demandes de titres de séjour sont en instance depuis des mois », enrage Lamia.
La jeune femme évoque par ailleurs la situation d’extrême détresse dans laquelle se trouvent certains demandeurs, sollicités par des préfectures pour des documents déjà remis en amont.
Les préfectures en porte-à-faux avec la loi
Pour la Cimade, ONG d’aide aux étrangers, la dématérialisation des demandes de titres de séjour relève d’une volonté de mise à distance des personnes étrangères par l’administration, qui les considère comme des usagers de seconde zone.
« Le gouvernement a justifié la dématérialisation des démarches pour les étrangers par sa volonté de mettre fin aux files interminables devant les préfectures. Or, non seulement les files se sont déplacées sur le net, mais les demandeurs ne sont même pas sûrs d’arriver au bout de leur attente »
- Claudia Charles, juriste
« L’attente est rendue invisible : après les files d’attente qui témoignent de l’indignité des conditions d’accueil dans nombre de préfectures, c’est une attente individuelle et discrète qui s’impose », souligne la structure dans un articlepublié sur son site l’été dernier.
La Cimade note également que « les plannings des rendez-vous sont constamment saturés », pouvant entraîner « jusqu’à deux ans d’attente », et que « malgré des mails, des déplacements personnels, les préfectures se bornent généralement à renvoyer vers leurs sites internet les usagers et les usagères désespérés ».
En 2016, la Cimade a créé un logiciel robot dans le cadre d’une opération intitulée « À guichets fermés », qui documente l’inaccessibilité aux guichets virtuels des services préfectoraux.
Bloquée par le ministère de l’Intérieur en 2019, cette opération a néanmoins démontré que pour certaines préfectures, il demeure impossible de prendre un rendez-vous en ligne.
« Le gouvernement a justifié la dématérialisation des démarches pour les étrangers par sa volonté de mettre fin aux files interminables devant les préfectures, assurant que le téléservice est plus rapide et plus efficace. Or, non seulement les files se sont déplacées sur le net, mais en plus, les demandeurs ne sont même pas sûrs d’arriver au bout de leur attente, d’obtenir un rendez-vous et d’être reçus », déplore la juriste Claudia Charles.
Cette dernière rappelle en outre que les préfectures se retrouvent en porte-à-faux avec la règlementation, qui prévoit, en plus du service dématérialisé, l’accueil physique des usagers dans les préfectures.
En effet, dans une décision rendue en juillet 2020, « relative aux difficultés résultant de procédures dématérialisées rencontrées par des personnes étrangères pour déposer leur demande d’admission au séjour », le Défenseur des droits – autorité administrative indépendante – a également demandé aux administrations d’octroyer aux étrangers la possibilité de déposer physiquement leurs demandes, surtout que beaucoup vivent dans la précarité et n’ont pas accès aux outils numériques.
Le Défenseur des droits a ainsi fait valoir une décision du Conseil d’État prise en 2019, stipulant que « la dématérialisation des procédures ne peut être imposée et que des modalités alternatives d’accès au service public doivent toujours être proposées ».
En 2020, le Conseil d’État est allé plus loin, considérant que les personnes étrangères sont autorisées à saisir le tribunal administratif « lorsque le rendez-vous ne peut être obtenu qu’en se connectant au site internet de la préfecture » et qu’il n’a pas été possible de l’obtenir « malgré plusieurs tentatives n’ayant pas été effectuées la même semaine ».
La justice comme dernier recours
Depuis, les saisines se multiplient, soutenues par la Cimade ainsi que d’autres ONG, comme le syndicat des Avocats de France (SAF), la Ligue des droits de l’homme et le GISTI.
Claudia Charles constate cependant que d’un tribunal à l’autre, les décisions de justice sont très variables. Ainsi, certains se montrent très réticents à donner raison aux usagers, mettant en doute leurs preuves, basées sur des captures d’écran effectuées sur le site de rendez-vous. En outre, certains tribunaux prennent aussi beaucoup de temps pour instruire les demandes.
« Pour un étranger qui ne maîtrise pas la langue, c’est extrêmement difficile de comprendre où il faut cliquer et comment remplir un formulaire »
- Typhaine Elsaesser, avocate
Typhaine Elsaesser, avocate et membre des Avocats pour la défense des droits des étrangers (ADDE), et Ekaterini Sabatakakis du SAF ont déposé en juin dernier une requête auprès du tribunal administratif de Strasbourg, lui demandant d’enjoindre à la préfecture du Bas-Rhin de mettre en place une voie non dématérialisée d’accès aux droits pour les étrangers.
Au moment de la publication de cet article, aucune décision n’avait été rendue.
« Deux audiences, dont une qui devait se tenir le 18 janvier, ont été renvoyées. La préfecture prend le temps de développer ses arguments en assurant notamment que les étrangers ont la possibilité de s’adresser à elle en utilisant d’autres moyens qu’internet », indique à Middle East Eye Typhaine Elsaesser.
Selon l’avocate, la préfecture du Bas-Rhin prétend aussi que son site internet est facile d’usage. Ce qui n’est pas de l’avis de tout le monde : « Il est très mal fait et confus avec plusieurs possibilités d’onglets. Pour un étranger qui ne maîtrise pas la langue, c’est extrêmement difficile de comprendre où il faut cliquer et comment remplir un formulaire », note maître Elsaesser.
Pour finir, l’avocate regrette que les étrangers soient confrontés à un « véritable parcours du combattant » avec « des zones de non-droit » qui les obligent à se tourner vers la justice.
« Le tribunal devient finalement la première porte d’accès à la préfecture », conclut-elle.
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