« Toujours les mêmes fantasmes » : le lycée musulman Averroès de Lille s’estime victime d’un acharnement de l’État français
« Si nous sommes aussi dangereux que cela, pourquoi le préfet se contente-t-il de demander la suspension de notre contrat avec l’État ? Il devrait plutôt fermer l’établissement. » Éric Dufour, directeur du lycée privé confessionnel musulman Averroès, et du groupe scolaire du même nom comportant un collège, implanté à Lille-Sud, ne cache pas son agacement à Middle East Eye.
Dans cet ancien quartier ouvrier de Lille (nord de la France) en cours de réhabilitation urbaine et peuplé à 25 % d’immigrés, les riverains ont été surpris d’apprendre que le lycée – classé parmi les meilleurs de la région des Hauts-de-France (nord) avec un taux de réussite de 97 % au baccalauréat en 2023 et 98 % en 2022 – pourrait perdre les subventions de l’État (500 000 euros par an).
Par voie de conséquence, les enseignants de l’établissement, qui sont rémunérés par l’Éducation nationale, pourraient se retrouver sans salaire. Et le lycée serait donc contraint de fermer.
« Des propos invraisemblables »
Lundi 27 novembre, une commission consultative académique, composée d’inspecteurs académiques, d’élus régionaux et départementaux, de représentants de l’enseignement privé et de parents d’élèves, présidée par le préfet du Nord, s’est réunie en présence du président de la Région (Les Républicains, droite) et a voté en faveur de la résiliation du contrat d’association liant le lycée à l’État.
Le préfet a justifié sa demande de résiliation du contrat d’association sur la base d’un rapport de douze pages, daté du 27 octobre, dévoilé par Europe 1.
« Des lycéens viennent tous les jours m’acheter des sandwichs. Ils sont comme tous les autres, nonchalants, drôles, mais aucun d’eux n’a l’air d’être radicalisé », assure à MEE un boulanger mitoyen de l’établissement.
À l’intérieur du bâtiment en briques blanches, le personnel et les élèves sont désarçonnés. Ils dénoncent des « accusations diffamantes » qui « bafouent leur honneur » et font planer une ombre d’incertitude sur leur avenir.
« Ce qui a été écrit dans le rapport du préfet est d’une violence inouïe », commente auprès de MEE Amel Affejay, professeure d’histoire-géographie et directrice adjointe du lycée.
Dans le rapport en question, le préfet du Nord Georges-François Leclerc, arrivé dans la région Hauts-de-France en 2021, évoque des dysfonctionnements administratifs, « une communauté éducative inquiétante », l’existence de financements problématiques, des actes de prosélytisme, « plusieurs enseignants judiciairement mis en cause dans des actes répréhensibles » ainsi que des supports pédagogiques discutables.
Un ouvrage en particulier est ciblé par le haut fonctionnaire. Il s’agit d’Al-Wâfî. Commentaire des 40 hadîth de l’imam An-Nawawî (disponible sur des plateformes de vente en ligne comme Amazon), qui aurait été étudié par des élèves de seconde, et qui serait parsemé selon lui de commentaires (prônant la peine de mort pour apostasie ou encore la ségrégation des personnes selon leur sexe) « en totale contradiction avec les valeurs républicaines ».
« Je suis tombé des nues quand j’ai eu connaissance de ces griefs dans la presse. Les médias reprennent des choses sans nous connaître. J’entends salafisme, prosélytisme, des propos invraisemblables qui s’opposent à notre pratique d’enseignement », déplore Éric Dufour, qui indique avoir été convoqué à une réunion par le préfet, trois jours après la médiatisation du rapport.
« On nous accuse de refuser la mixité alors qu’on l’applique partout, dans les salles de prière et dans les cours d’éducation sportive. Nous avons des enseignants de différentes confessions et origines qui ne font pas de prosélytisme. Au mieux, c’est un immense malentendu, au pire, c’est de la malhonnêteté. »
Selon Makhlouf Mameche, directeur de l’association Averroès (qui gère le groupe scolaire) et président de la Fédération nationale de l’enseignement privé musulman (FNEM), Georges-François Leclerc a refusé de communiquer l’intégralité du rapport qu’il a rédigé. Il se serait contenté d’indiquer qu’une enquête ouverte par le parquet de Lille a établi l’implication d’associations membres du collectif des Mosquées du Nord, liées selon lui aux Frères musulmans, dans le financement du groupe scolaire.
« Hostilité »
Contacté par l’AFP, la justice n’a cependant pas confirmé cette dernière information.
« Personne à part l’autorité préfectorale ne dit qu’il y a un lien avec les Frères musulmans », a ironisé Joseph Breham, l’avocat du lycée, qui a annoncé le dépôt d’une plainte contre Georges-François Leclerc pour faux et usage de faux en écriture publique.
De son côté, Makhlouf Mameche accuse ouvertement le préfet d’« hostilité envers Averroès ». La preuve, selon lui : le haut fonctionnaire, à l’inverse de ses prédécesseurs, n’a jamais souhaité recevoir les responsables de l’établissement et de l’association malgré leurs demandes.
« La première fois qu’il nous a invités, c’était pour nous signifier son souhait de résilier le contrat qui nous lie à l’État », observe le président de la FNEM, reprochant à Georges-François Leclerc de vouloir « fermer un établissement privé musulman comme il l’avait fait pour l’Institut européen des sciences humaines [IESH] » en 2019 alors qu’il était préfet de Seine-Saint-Denis.
À l’époque Georges-François Leclerc avait indiqué que les locaux de l’établissement qui dispensait des cours d’arabe et de théologie ne répondaient pas aux normes de sécurité.
Dans le cas du lycée Averroès, son réquisitoire comporte, en plus de l’enquête judiciaire mise en avant, certaines observations d’un rapport de la Cour régionale des comptes (CRC) publié en mai 2023.
Cet audit pointe aussi l’ouvrage cité plus haut sur les hadiths du prophète et « un cours d’éthique musulmane en décalage avec le projet d’établissement et le projet éducatif ». Il affirme par ailleurs que l’association gestionnaire de l’établissement « entretient une étroite proximité avec l’ancienne Union des organisations islamiques de France [UOIF] devenue Musulmans de France en février 2017 ».
Le rapport mentionne également l’obtention par l’association en 2014 d’un don d’une association qatarie, Qatar Charity, soupçonnée dans un livre, Qatar Papers, paru en 2019, de vouloir enraciner un islam politique au sein des communautés musulmanes d’Europe.
À la suite de la publication de cet ouvrage, la Région des Hauts-de-France avait décidé de stopper le versement de subventions à l’association Averroès et persiste encore aujourd’hui dans son choix malgré des décisions de justice contraignantes dont une dernière courant novembre.
« Je veux bien qu’on nous dise ce que cela signifie concrètement d’être en lien avec les Frères musulmans car cela ne veut rien dire… C’est une manière de nous discréditer sans preuve »
- Éric Dufour, directeur du groupe scolaire Averroès
« Pourtant, la Région était au courant de l’existence du don qatari bien avant la publication de Qatar Papers puisqu’un vice-président [de la Région] siégeait à l’époque au conseil d’administration de l’association Averroès et l’avait validé », précise Makhlouf Mameche.
Pour le directeur du lycée, les financements de l’établissement sont transparents. « Le budget de l’association est tracé : il s’agit des participations des familles et de dons privés. On lève quelques fois des cagnottes, surtout depuis le refus de la Région de continuer à nous verser des subventions. Nous avons aussi des sympathisants qui nous soutiennent. Mais aucun de nos donateurs n’influe sur notre projet d’enseignement », assure Éric Dufour.
Il dénonce un « acharnement » contre le lycée, qui a subi d’innombrables contrôles depuis son ouverture.
« Règlement de compte »
En 2020, une inspection commandée par le ministère de l’Éducation nationale avait pourtant souligné la qualité pédagogique de l’établissement. Tout dernièrement, le ministre du secteur, Gabriel Attal, a affirmé qu’« aucun des contrôles n’a[vait] pu établir de manquement du lycée à ses obligations contractuelles ».
Même le rapport de la Cour régionale des comptes – qui, selon la direction d’Averroès, contrôlait ainsi pour la première fois un établissement d’enseignement privé – a reconnu l’aptitude du collège et du lycée à « construire une véritable excellence académique, attestée par le haut degré de réussite des élèves aux diplômes nationaux du brevet ».
« Ce qu’on nous reproche n’est en réalité jamais explicité. On ressasse sans cesse les mêmes fantasmes sur le groupe scolaire relayés par une certaine presse. Je veux bien qu’on nous dise ce que cela signifie concrètement d’être en lien avec les Frères musulmans car cela ne veut rien dire… C’est une manière de nous discréditer sans preuve », déplore Éric Dufour.
Il estime que « le lycée est victime d’un règlement de comptes avec certains de ses fondateurs », considérés comme des proches des Frères musulmans, qui ne sont plus aux commandes aujourd’hui, comme Amar Lasfar, président des Musulmans de France, qui a quitté la présidence de l’association Averroès en mars dernier.
À propos du livre sur les hadiths mis en cause par la Cour des comptes et par le préfet, le directeur, qui admet « une erreur », précise que cette référence bibliographique a été supprimée.
« De nombreux parents ont également signé des attestations affirmant qu’ils ne l’avaient jamais acheté à leurs enfants », fait-il savoir.
Pour répondre aux accusations dont il fait l’objet, le groupe scolaire Averroès, avec ses 800 élèves (dont 400 lycéens), multiplie aussi les actions. Des courriers ont été envoyés à plusieurs responsables politiques dont le chef de l’État, Emmanuel Macron.
« Si le lycée perd son contrat avec l’État, ce sera terrible. Comme beaucoup de mes camarades, je ne pourrai pas rester. Il ne me sera pas possible de passer mon bac dans un établissement sans contrat »
- Mounib, élève de première
Une pétition en ligne a recueilli près de 40 000 signatures alors que les élèves se mobilisent sur les réseaux sociaux pour alerter sur leur sort incertain.
« Si le lycée perd son contrat avec l’État, ce sera terrible. Comme beaucoup de mes camarades, je ne pourrai pas rester. Il ne me sera pas possible de passer mon bac dans un établissement sans contrat », confie à MEE Mounib, un élève de première, membre d’un collectif créé par les élèves pour défendre Averroès.
Le jeune Lillois, qui se destine à des études d’architecture, se dit très affecté par les accusations du préfet, qu’il qualifie de « calomnieuses ». « Si j’ai choisi Averroès, ce n’est pas seulement parce qu’il s’agit d’un lycée musulman, mais aussi pour son excellence et pour la grande implication des enseignants », explique-t-il.
À Averroès, la moitié des élèves sont boursiers. Ce qui fait dire à Jean-René Lecerf, ancien sénateur LR et président du Conseil départemental du Nord, et à Pierre Mathiot, le directeur de Sciences Po Lille, que l’établissement est « un vecteur d’ascension sociale efficace ».
Dans une déclaration ces derniers jours, ces deux personnalités ainsi que Roger Vicot, député socialiste de la 11e circonscription du Nord (qui compte le lycée), ont demandé au préfet de renoncer à son intention de résilier le contrat avec l’établissement.
« Le lycée Averroès contribue de la fierté d’une communauté, de son insertion dans la ville, la métropole et la République. On ne peut pas laisser faire », s’est insurgé Jean-René Lecerf.
Roger Vicot a fait part de sa révolte, estimant qu’« une résiliation du contrat nourrirait le sentiment de rejet et d’exclusion de la communauté musulmane ».
De son côté, le directeur de Sciences Po Lille (qui accompagne chaque année une trentaine d’élèves du lycée) a déploré un choix « disproportionné » et une décision « inéquitable » de la part du préfet. « Je me souviens, lors de la Manif pour tous [contre la loi ouvrant le mariage et l’adoption aux couples homosexuels en 2013], de directeurs [d’établissements scolaires] qui appelaient leurs élèves à manifester ! Dans leurs CDI [bibliothèques] ou leurs cours de pastorale, il y a des textes de Jean-Paul II anti-avortement. »
La Ligue des droits de l’homme ainsi que la Confédération générale des travailleurs, CGT-Enseignement privé déplorent également une « politique de deux poids deux mesures » et affirment que « les établissements d’enseignement privé catholiques ne sont pas aussi scrutés ».
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