« Tout est prétexte pour s’en prendre aux musulmans » : dans la banlieue sud de Paris, les adolescentes se résignent à une rentrée sans abaya
À la médiathèque de Vigneux-sur-Seine, dans l’Essonne (banlieue sud de Paris), l’ambiance est faussement studieuse en cette après-midi du 28 août. Assises à une table, Hassina et Besma, 15 ans, papotent en feuilletant des magazines de décoration d’intérieur. Elles profitent encore des derniers jours de vacances pour se détendre avant la rentrée au lycée.
« J’espère que tout va bien se passer », stresse un peu Hassina en se confiant à Middle East Eye. Avec timidité, la jeune fille vêtue d’une abaya (robe ample traditionnelle couvrant les bras et les jambes) dit craindre que son habit ne lui cause des soucis.
« J’ai déjà eu des problèmes avec le principal de mon collège l’année dernière. Cette fois, j’ai peur de devoir me séparer de l’abaya définitivement pour rentrer dans le lycée », présage-t-elle, dépitée.
Au 20h de TF1, la veille, le ministre de l’Éducation nationale et de la Jeunesse, Gabriel Attal, s’est montré intransigeant : le port de l’abaya ne sera plus accepté dans les établissements scolaires car il contrevient, selon lui, aux règles de la laïcité.
« La laïcité, c’est justement de permettre aux individus de s’habiller comme ils veulent. C’est le respect de la liberté de tous », s’agace Besma. Plus déterminée que son amie, elle ne compte pas se laisser faire et se dit prête à défendre son choix vestimentaire.
« Une preuve de mépris »
Pour sa visite à la bibliothèque, la nouvelle lycéenne a choisi de porter une abaya couleur bois de rose, assortie d’une paire de baskets très tendance. Le sac à main qui trône sur la table trahit aussi son goût affuté pour la mode et la nouveauté.
« J’ai découvert les abayas au cours de mes séjours d’été en Algérie. Mes cousines en portent pour toutes sortes d’occasions comme les mariages, pour aller au marché, pour sortir se balader. C’est un vêtement confortable et seyant », explique Besma à MEE.
C’est aussi ce que pense Hassina, avouant dans un sourire gêné que le vêtement lui permet de dissimuler son embonpoint et de se mouvoir sans complexe. « Cela n’a rien à voir avec la religion. La preuve, je ne porte pas de foulard », insiste-t-elle.
L’année dernière, lorsque la direction du collège lui avait demandé d’ôter son abaya (à la suite d’une instruction de l’ex-ministre Pap Ndiaye), la jeune fille avait tenté la même explication. Sans succès. Le principal avait décrit en sa présence « un habit folklorique » qui n’a pas sa place dans un établissement scolaire.
« C’est une preuve de mépris qui m’insupporte. Rien que pour ça, j’ai envie de porter l’abaya partout et tout le temps », enrage Imane, une ancienne camarade de classe de Hassina qui avait assisté à l’échange et qui habite, comme son amie, dans le quartier populaire de la Croix-Blanche, à quelques encâblures de la médiathèque.
Dans cet ensemble HLM de plus 3 000 logements, où MEE l’a rencontrée, les émeutes qui ont secoué la France fin juin, après la mort de Nahel (jeune de 17 ans tué par un policier à Nanterre, dans le nord de Paris, après un refus d’obtempérer), ont laissé des traces. Des commerces ont été pillés alors que la maison de quartier a été vandalisée.
« Cela n’a rien à voir avec la religion. La preuve, je ne porte pas de foulard »
- Hassina, lycéenne
« Les jeunes se sont révoltés pour des problèmes d’injustice, de racisme, de chômage. Il n’y a rien ici, sauf le commerce de la drogue qui accroît tous les jours le nombre de délinquants », commente Naziha, une des animatrices du centre social.
À l’intérieur de ce lieu chaleureux aux murs colorés où se réfugie Imane pendant l’été afin d’échapper à l’ennui, des mamans viennent aussi avec leurs enfants pour prendre part à des activités récréatives ou pour un brin de causette.
Certaines portent le voile, d’autres des abayas, des pantalons ou des boubous d’Afrique subsaharienne. « Qu’importe la forme, la longueur et la couleur. Les vêtements ont-ils tellement d’importance ? », questionne avec désinvolture Fatima, une habitante du quartier.
Plus sérieusement, elle regrette que l’affaire de l’abaya cible intentionnellement les musulmans. « Cela fait un moment qu’on ne parlait plus de nous. Il fallait bien relancer la polémique pour occulter les véritables problèmes », déplore-t-elle.
« Stigmatisées à cause d’un bout de tissu »
Une de ses voisines, Rokaya, renchérit en égrenant les difficultés du quartier et de la vie de plus en plus chère. « Comme si l’interdiction de l’abaya pouvait tout régler. Ici, l’école produit surtout des jeunes en déperdition qui errent toute la journée dans la cité », se plaint-elle en désignant au loin une entrée d’immeubles obstruée par un groupe d’adolescents bruyants.
Dans le groupe, il y a son fils, un garçon de 15 ans à la scolarité chaotique. « Ses deux sœurs font beaucoup mieux. Elles s’accrochent malgré les obstacles et veulent à tout prix réussir », affirme fièrement la mère de famille.
Alors pour les aider, elle n’hésite pas à leur demander d’accepter certains renoncements, comme ne plus porter l’abaya pour se rendre au collège. L’année dernière déjà, les deux jeunes filles avaient troqué les robes longues contre des pantalons et des sweet-shirts amples.
« Je ne veux pas que cette histoire de vêtement se répercute de manière négative sur leur scolarité, qu’elles soient stigmatisées à cause d’un bout de tissu, qu’il soit religieux ou pas », décrète Rokaya.
La situation de ses filles la renvoie à la sienne, il y a 34 ans, lorsqu’elle avait dû elle-même abandonner l’idée de porter le voile. C’était en 1989. Leila, Fatima et Samira, trois collégiennes qui avaient refuser d’enlever leur hijab en classe, avaient été exclues de leur école à Creil, dans l’Oise (au nord de la région parisienne).
Un débat sur la laïcité s’était ensuivi, tr
« Mon père, paix à son âme, ne m’avait pas laissé le choix. Pour lui, ouvrier marocain analphabète, l’école était plus importante que tout le reste », raconte l’habitante de la Croix-Blanche.
Depuis, cette femme au foyer porte le voile. Sa maison, elle la conçoit d’ailleurs comme le seul espace de liberté qui lui reste. « À l’extérieur, je sais que mon foulard ne plaît pas toujours et que ma religion est frappée de suspicion », relève-t-elle, navrée.
« Comme si l’interdiction de l’abaya pouvait tout régler. Ici, l’école produit surtout des jeunes en déperdition qui errent toute la journée dans la cité »
- Rokaya, habitante de la Croix-Blanche
Imane, qui se couvre la tête à l’extérieur du collège, n’admet pas aussi que le foulard et l’abaya soient agités comme des dangers républicains. « Tout est prétexte pour s’en prendre aux musulmans », dénonce-t-elle.
Sarcastique, elle se demande comment les chefs d’établissements distingueront une robe longue d’une abaya. « À la couleur de la peau et au nom de celles qui les portent peut-être », ironise la jeune fille qui se lève pour rentrer chez-elle.
Au centre social, qui se prépare à fermer, la plupart des femmes sont déjà parties. Fataliste, Farah, une des filles de Fatima, lycéenne de terminale, accepte son sort. « Je ne veux pas rater des heures de cours ou me faire exclure à cause d’une abaya alors que c’est une année déterminante pour moi. C’est injuste mais c’est comme ça », affirme-t-elle dans un sourire résigné.
Sa maman, qui approuve d’un hochement de tête, impuissante, regrette néanmoins que de toutes jeunes filles comme la sienne expérimentent déjà la discrimination alors qu’elles ont encore la tête pleine de rêves.
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