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« Je ne peux pas perdre mon emploi » : les vendeurs de bord de mer dénoncent la gentrification de la plage de Gaza

La mairie de Gaza souhaite mettre fin aux petits commerces informels le long du littoral pour « améliorer la vue » (MEE/Mohammed Salem)
Par Tareq Hajjaj à GAZA, bande de Gaza sous blocus

Pour les habitants de la bande de Gaza sous blocus, la plage a toujours été un lieu de réconfort. Parsemant le littoral, des centaines de jeunes Palestiniens y installent des chariots pour vendre du café, du thé ou du maïs à bas prix aux passants venus profiter de la vue sur la mer Méditerranée.

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Travaillant souvent plus de dix heures par jour, ils empochent en moyenne entre 20 et 25 shekels (5 à 7 euros) par jour.

Mais début juin, la municipalité de Gaza a ordonné que tous les chariots de vente ambulants le long du front de mer, dont la plupart fonctionnent sans permis, soient remplacés par des kiosques de ciment appartenant à la mairie.

Les vendeurs intéressés devront payer à la municipalité un loyer de 2 200 euros par an pour un kiosque – 1 300 euros avant le 20 juin pour réserver un kiosque et le reste au cours de l’année. 

Ceux qui n’ont pas les moyens de payer le loyer ont été menacés de voir leurs stands informels confisqués, déclarent des vendeurs à Middle East Eye.

La municipalité de la ville de Gaza, qui est dirigée par le Hamas, soutient que cette décision vise à améliorer l’infrastructure et à embellir la vue le long de la côte. Mais les vendeurs du territoire appauvri font valoir que cette mesure les obligera à consacrer tous leurs revenus au loyer.

« On m’empêche de faire mon travail »

Selon le maire de Gaza, Yahya Sarraj, le projet vise à améliorer les conditions de travail des vendeurs et à leur assurer une certaine stabilité.

« Ils travaillent avec la peur constante d’être chassés par la municipalité car ils exercent de manière illégale, mais avec ce projet, ils auront leur propre place avec la protection de la mairie », déclare-t-il à MEE

« Les vendeurs déboursent trop d’argent pour déplacer leurs marchandises chaque jour car ils ne peuvent pas les garder sur la plage, mais avec ce projet, ils apprécieront le fait de pouvoir garder leur matériel à l’intérieur du stand, c’est donc un bon projet pour eux.

« Ces dernières années, la plage était chaotique, désorganisée et ne donnait pas une image civilisée de la ville. Le projet remédiera à ce problème et améliorera la vue », tant pour les vendeurs que pour les visiteurs, assure l’édile.

« Je vais m’immoler et mettre le feu à mon chariot pour que la municipalité comprenne que je n’ai pas d’argent »

- Tamer Doghmosh, vendeur ambulant

Il précise que les vendeurs de plage actuels auront la priorité dans la location des nouveaux stands, s’ils peuvent se les permettre. « Ceux qui ne le peuvent pas seront remplacés par d’autres désireux de louer l’un des kiosques. »

Le projet, selon le responsable municipal, débutera avec environ 70 cabines à louer. À 2 200 euros pièce, les nouveaux kiosques pourraient en théorie rapporter plus de 175 000 euros à la municipalité chaque année.

Tamer Doghmosh, 27 ans, attend la naissance de son cinquième enfant. Depuis neuf ans, il soutient sa famille financièrement grâce à son petit stand balnéaire. Mais aujourd’hui, incapable de payer les frais de location demandés par la mairie, il a dû remballer ses affaires et déplacer son chariot loin de la plage.

« Depuis plusieurs jours, on m’empêche de faire mon travail. Je ne cesse de penser à ce que ma famille va manger ce soir », confie-t-il à MEE. « Je vais m’immoler et mettre le feu à mon chariot pour que la municipalité comprenne que je n’ai pas d’argent.

« Je n’ai pas de nourriture chez moi, et je devrais donner 2 200 euros à la municipalité ? Pour quoi faire ? Rester debout toute la journée au soleil à gagner 20 shekels ? Nos ventes sur une année entière ne nous fournissent pas ces 2 200 euros ! »

Le jeune homme insiste sur le fait que les autorités devraient aider les résidents à garantir leurs moyens de subsistance plutôt que réprimer les petits commerces en leur imposant des conditions strictes de fonctionnement.

Un havre de paix menacé

Pour ceux qui gagnent leur vie sur la plage, la décision est vécue comme une catastrophe.

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Treize ans après le début du blocus imposé par Israël au petit territoire palestinien, le chômage des jeunes âgés de 18 à 29 ans y a atteint 45 %, selon des statistiques récentes de l’ONG palestinienne Miftah.

D’après un rapport de la Banque mondiale, le revenu annuel par habitant à Gaza était de 1 616 euros en 2018 – soit 135 euros par mois.

Alors que de nombreux vendeurs de bord de mer ont des diplômes universitaires, les obstacles pour trouver un emploi stable et adéquat les ont conduits à se tourner vers des petits boulots pour subvenir aux besoins de leur famille. 

Adham, 29 ans, est diplômé de la faculté de droit mais n’a pas pu trouver de travail dans son domaine. Ce père de quatre enfants, qui n’a pas souhaité communiquer son nom, travaille actuellement sur un stand de café qu’il ne possède pas, gagnant environ 2,50 euros par jour.

« Je travaille dur, sous le soleil, pour payer un repas modeste à ma famille – des lentilles, du mloukhia, du riz… que des aliments qui coûtent de 2 à 4 shekels seulement », indique-t-il. « Je sors discrètement de chez moi [pour aller au travail] car j’ai honte de ne pas pouvoir subvenir aux besoins de mes enfants. 

« La municipalité pense-t-elle que nous gagnons des millions grâce à ce travail ? », demande sarcastiquement celui qui aurait aimé être avocat. « Nous avons besoin du soutien et de l’aide du gouvernement et de la mairie, mais au lieu de cela, ils nous donnent de nouvelles raisons de mourir de faim avec nos familles.

« Ce loyer signifie que nous travaillerons toute la journée au profit de la municipalité, parfois nous devrons même emprunter de l’argent pour le payer. »

« Si nous augmentons les prix, […] nos commerces fermeront », explique Tamer Doghmosh, qui a été contraint de retirer son chariot de la plage de Gaza par la mairie (MEE/Mohammed Salem)
« Si nous augmentons les prix, […] nos commerces fermeront », explique Tamer Doghmosh, qui a été contraint de retirer son chariot de la plage de Gaza par la mairie (MEE/Mohammed Salem)

La gentrification de la côte affectera également les clients de ces petits commerces.

La plage, explique le vendeur de rue, est un paradis pour les habitants de Gaza à la recherche de divertissements abordables en compagnie de leurs proches et amis. Les gens achètent généralement du café ou louent des chaises pour 2 shekels pièce.

« Nous servons de quinze à vingt clients par jour, la plupart issus de familles pauvres qui viennent pour un pique-nique bon marché sur la plage », détaille-t-il. 

« Les gens vont à la plage pour profiter de la vue, et parfois ils nous commandent un café ou de l’eau à bas prix. Ils sont contents de ne pas payer trop cher, et nous, nous, travaillons pour nourrir nos familles.

« Si nous augmentons les prix, les gens iront au café et nos commerces fermeront, car s’ils fonctionnent actuellement, c’est en raison de leurs prix abordables. » 

Pour certains, comme Bilal Ahmed, ce sont même des projets de vie qui sont ainsi compromis.

Le jeune homme de 24 ans travaille sur le front de mer depuis neuf ans. Il veut fonder une famille et a mis de l’argent de côté pour se marier. Mais il a dû utiliser ses économies pour payer le loyer d’une cabine en dur.

« Je peux retarder mon mariage, mais je ne peux pas perdre mon travail », conclut-il.

Traduit de l’anglais (original).

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