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En Irak, des prêts en cas de remariage accusés d’encourager la polygamie

La Rasheed Bank affirme que ces nouveaux prêts sont destinés aux personnes veuves et divorcées dans le besoin, mais pour certains, ils promeuvent la polygamie et ne sont pas une solution à la crise économique que connaît l’Irak
Des Irakiennes regardent des robes de mariée dans un magasin du centre-ville de Diwaniya (AFP)
Par Dana Taib Menmy à SOULEIMANIYE, Irak

L’initiative de l’une des plus grandes banques irakiennes de proposer des prêts aux fonctionnaires s’ils se remarient a suscité des critiques de la part de législateurs et d’activistes pour les droits des femmes, qui l’accusent de promouvoir la polygamie.

Alors que le gouvernement traverse une profonde crise financière et accuse un retard de paiement des fonctionnaires d’environ un mois, l’établissement bancaire public Rasheed Bank a annoncé le mercredi 21 octobre qu’il proposait des prêts de 10 millions de dinars (un peu plus de 7 000 euros) aux employés du gouvernement – hommes et femmes – s’ils convolaient en secondes noces. Ce prêt doit être remboursé en cinq ans, avec un taux d’intérêt de 6 %. 

Dans un communiqué, la banque précise que ce prêt est destiné aux « fonctionnaires qui sont divorcés ou veufs et souhaitent se remarier », ajoutant que cela s’applique à ceux qui « n’ont pas déjà contracté de prêt pour un mariage et sont en poste depuis deux ans ».

« Il est honteux qu’une telle déclaration vienne d’une banque gouvernementale respectable… les femmes ne sont pas un bien à afficher ou à vendre »

- Hanan al-Fatlawi, conseillère politique

Malgré ces précisions, certains suggèrent que cette aide encouragera les mariages polygames. La polygamie est légale en Irak, mais rare : moins de 2 % de la population vit dans des ménages polygames selon un rapport de Pew Research publié en 2019.

Néanmoins, les activistes s’inquiètent de cette aide.

« Le mariage est un processus sacré, mais le prêt de la banque en cas de remariage pourrait encourager certaines personnes à exploiter les femmes jusqu’à obtenir cette somme ou inciter les familles ou proches pauvres de veuves à les contraindre d’épouser un homme ayant déjà une épouse rien que pour avoir les 10 millions de dinars », estime Srud Ahmed, directrice de l’antenne de Kirkouk de l’association irakienne Al-Amal. Pour elle, cela encouragerait même les divorces dans certains cas.

Srud Ahmed fait également remarquer que le prêt de remariage ne règlerait pas le problème de milliers de veuves irakiennes qui ont besoin d’un emploi et de projets afin de pouvoir élever leurs enfants.

Les veuves se comptent en millions en Irak à cause des guerres avec l’Iran et le Koweït ainsi que des conflits internes.

Selon une enquête menée par le ministère irakien de la Planification en 2016, près de 2 millions d’Irakiennes étaient veuves ou divorcées.

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La banque assure que son prêt en cas de remariage est une réponse à une demande croissante. 

Rezan Sheikh Dler, députée kurde au Parlement irakien, déclare à MEE dans une interview téléphonique que le gouvernement devrait employer les femmes en proposant des prêts pour financer des projets de petites entreprises, et non pas leur donner des prêts afin de les encourager à « acheter un mari ». Elle dit avoir demandé au Premier ministre Mustafa al-Kadhimi d’intervenir pour retirer cette offre.

Hanan al-Fatlawi, conseillère de Kadhimi sur les questions liées aux femmes, a déjà exprimé sa désapprobation.

« Il est honteux qu’une telle déclaration vienne d’une banque gouvernementale respectable… les femmes ne sont pas un bien à afficher ou à vendre », a-t-elle tweeté.

Priorités à revoir

La loi irakienne de 1959 sur le statut personnel, passée par le président de gauche Abdel Karim Kassem, a considérablement restreint les possibilités pour les hommes d’épouser plus d’une femme en requérant la permission d’un juge, la preuve de la capacité financière du mari et un justificatif tel que l’incapacité de sa première épouse à avoir des enfants.

En 2017, la députée Djamila al-Obeidi a plaidé pour que le gouvernement offre des incitations financières aux hommes pour qu’ils prennent plusieurs femmes afin de gérer le nombre croissant de veuves dans le pays.

Mais alors que l’économie irakienne est en chute libre, certains politiciens et économistes du pays font valoir que le prêt matrimonial est un mauvais usage de fonds qui s’amenuisent.

Rezan Sheikh Dler estime que ce prêt fait « des femmes des biens ».

« Dans un pays comme l’Irak, les conditions de la polygamie sont très simples », estime-t-elle.

« Si la banque avait proposé ces prêts aux jeunes actifs et les avaient placés dans des petites entreprises, je pense que cela aurait été mieux qu’un prêt pour un remariage et que cela aurait été plus bénéfique pour la société irakienne »

- Khalid Haider, professeur d’économie

« La situation en Irak est très dure ; le gouvernement devrait donner la priorité aux emplois et financer des prêts pour la jeunesse. »

Dans son rapport d’octobre sur les conséquences de la pandémie de COVID-19 sur l’économie irakienne, le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) a prévenu que le produit intérieur brut irakien devrait chuter de près de 10 % en 2020, tandis que le déficit fiscal devrait atteindre un niveau sans précédent de près de 30 % du PIB en 2020.

Les économistes mettent en garde : ces prêts auront des conséquences négatives graves sur l’économie rentière de l’Irak, qui s’effondre déjà en raison du déclin des cours internationaux du pétrole.

« Cette offre va inonder le marché de dinars irakiens et accroître la demande concernant le mariage ; elle va donc accroître l’inflation, faire baisser le pouvoir d’achat ainsi que le cours du dinar irakien par rapport au dollar américain », explique à MEE Khalid Haider, professeur d’économie à l’université de Souleimaniye. 

« Si la banque avait proposé ces prêts aux jeunes actifs et les avaient placés dans des petites entreprises, je pense que cela aurait été mieux qu’un prêt pour un remariage et que cela aurait été plus bénéfique pour la société irakienne. »

À MEE, la porte-parole de la Rasheed Bank, Amal al-Shuwaili, déclare que cette aide sous forme de prêts a été pensée en réponse à la demande croissante provenant de divorcés et veufs – hommes et femmes. 

Elle attire l’attention sur le fait que les fonctionnaires ont désormais de faibles revenus et que les coûts d’un mariage sont trop élevés, en plus d’indiquer que le capital de la banque provient des dépôts des riches et que cette dernière n’intervient pas dans le paiement des émoluments des employés du gouvernement.

« Nous ne promouvons pas ni n’interdisons le fait de prendre une seconde épouse ; cela ne relève pas de nos attributions. Les réseaux sociaux ont engendré un emballement et un malentendu », assure la porte-parole de la banque.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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