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« Les femmes sont inaudibles dans notre société » : en Irak, le théâtre veut changer les mœurs

Dans une libre interprétation d’Hamlet, une troupe de Bagdad questionne la société irakienne sur le carcan des traditions tribales et la marginalisation sociale de la femme
De gauche à droite : le metteur en scène Fikrat Salim en compagnie de ses acteurs Ismaeel Alaa, Zaman Hussein, Rudhab Ahmed et Mohammed Salem (MEE/Sarah-Samya Anfis)
Par Sarah-Samya Anfis à BAGDAD, Irak

« Yalla, musique », lance Fikrat Salim à ses comédiens d’une voix puissante. Le metteur en scène et directeur de la compagnie de théâtre Akito donne un coup d’arrêt aux discussions qui s’éternisent autour d’un thé chaud et d’une cigarette. Dergham Abdul Ali joue une musique électro sur son ordinateur, les comédiens font quelques exercices pour s’échauffer. Dans les sous-sols du théâtre national de Bagdad, les répétitions de la libre interprétation du célèbre Hamlet de William Shakespeare peuvent enfin commencer.  

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Dans cette adaptation, le père d’Hamlet, soldat au sein des forces irakiennes, a été tué pendant la guerre Iran-Irak. Lors de la cérémonie funéraire, la mère d’Hamlet, devenue veuve, doit alors épouser le frère de son défunt mari. Cette scène burlesque trouve sa source dans une réalité sociale bien connue des Irakiens.

« En Irak, beaucoup d’hommes sont tués en période de guerre. Alors dans une famille, quand le père meurt pendant la guerre, sa femme doit épouser son frère. Il faut savoir qu’en Irak, les traditions tribales font office de système judiciaire et imposent un cadre social aux Irakiens, une coutume locale que personne ne peut contester », explique Fikrat Salim à Middle East Eye.

Cette pratique est bien ancrée dans la société irakienne, en particulier dans les zones rurales, développe Irada al-Jubouri, chercheuse au département d’études de genre de l’Université de Bagdad.

« Dans les campagnes, plusieurs familles vivent dans la même maison. Quand un père de famille meurt en période de guerre, la famille n’autorise pas l’épouse à éduquer seule ses enfants ou à se remarier avec un homme étranger à la famille », indique-t-elle à MEE.

« Pour s’assurer que les enfants grandiront avec les siens, la veuve doit épouser le frère du mari décédé. Il n’est pas concevable qu’une veuve, surtout quand elle est jeune, reste célibataire dans une maison remplie d’hommes. »   

Une société de la rumeur

Durant la cérémonie funéraire, les proches d’Hamlet se chuchotent des secrets à l’oreille, ils crient leur stupeur puis s’évanouissent à tour de rôle. Hamlet a lancé la rumeur selon laquelle son père n’est pas mort sur le front.

« En Irak, quand on veut se venger de quelqu’un ou d’une famille, on colporte des rumeurs et, le plus souvent, on utilise les femmes car elles portent l’honneur familial »

- Rudhab Ahmed, comédienne

Comme dans la version shakespearienne, il est persuadé que sa mère, Malika, a commis un adultère avec le frère de son mari. Son fils l’accuse alors d’avoir fomenté un complot mortel afin d’épouser l’amant incestueux.

À mesure que la rumeur se propage dans le cercle d’Hamlet, une psychose s’installe progressivement chez ses proches.

Dans cette scène, les comédiens dépeignent une société irakienne où les rumeurs font et défont les réputations d’un individu ou d’une famille, et où les femmes en sont les premières victimes.

« En Irak, quand on veut se venger de quelqu’un ou d’une famille, on colporte des rumeurs et, le plus souvent, on utilise les femmes car elles portent l’honneur familial », déplore Rudhab Ahmed, comédienne âgée de 22 ans.

« Ces rumeurs sont colportées par des hommes mais aussi par des femmes sur d’autres femmes. Il est très difficile pour les femmes irakiennes de se défendre face à des actes diffamatoires parce qu’on accorde peu de crédit à leur parole ; les femmes sont inaudibles dans notre société. »

« Ma mère m’a dit que j’étais devenue une femme. Une femme ? » 

Les jeunes artistes abordent l’enjeu de l’honneur familial – pierre angulaire de la société irakienne – sous le prisme de la femme, celle sur qui repose ce concept clé, selon eux.

Rudhab, qui interprète la compagne d’Hamlet, a perdu son père peu après sa naissance. Soldat au sein des forces irakiennes au temps de Saddam Hussein, il a été kidnappé puis tué peu après avoir déserté les rangs du « Raïs ». Sa famille en est convaincue, le père de Rudhab a été tué par les hommes de Saddam.

Tout comme elle, la compagne d’Hamlet a grandi sans figure paternelle. Dans un monologue où la comédienne se confond avec son personnage, elle parle d’une jeunesse et d’une innocence écourtées par la politique des mœurs dans son pays.   

Rudhab déclame son texte à haute voix : « Ma mère m’a dit que j’étais devenue une femme. Une femme ? »  ;  « Que veut dire femme, ne plus sortir de la maison ? » ; « La société commence à me regarder comme un objet, mon corps innocent est devenu attirant. » Ce passage forcé à l’âge adulte tel que décrit dans la pièce est le même que celui connu par Rudhab à l’adolescence.

Rudhab Ahmed et Ismaeel Alaa, comédiens âgés de 22 ans, répètent leur adaptation irakienne d’Hamlet au théâtre national de Bagdad (MEE/Sarah-Samya Anfis)
Rudhab Ahmed et Ismaeel Alaa, comédiens âgés de 22 ans, répètent leur adaptation irakienne d’Hamlet au théâtre national de Bagdad (MEE/Sarah-Samya Anfis)

« Ce n’est pas une partie mais bien toute la société irakienne qui pense qu’une fille, quand elle a ses premières règles, devient une femme », s’agace la comédienne.

« Il est de coutume que les familles annoncent la nouvelle à leurs voisins et à leur entourage. Dans notre culture, tout le monde doit être au courant que la petite fille est devenue femme. »

Pour la chercheuse Irada al-Jubouri, cette version revisitée d’Hamlet en dit long sur la fonction sociale qu’occupe la femme dans la société irakienne.

« La femme irakienne ne peut exister que selon des rôles sociaux bien définis : la mère, l’épouse, la fille ou la sœur. En dehors de ce cadre, elle est vue, au mieux, comme une marginale, au pire, comme une prostituée »

- Irada al-Jubouri, chercheuse

« La femme irakienne ne peut exister que selon des rôles sociaux bien définis : la mère, l’épouse, la fille ou la sœur. En dehors de ce cadre, elle est vue, au mieux, comme une marginale, au pire, comme une prostituée », décrypte-t-elle pour MEE.

Des mœurs bien ancrées dans la société irakienne, que les acteurs ne prétendent pas pouvoir changer.

« Notre travail en tant qu’artistes n’est pas de changer la société, car on ne peut pas changer l’état d’esprit d’une personne qui a vécu plus de 1 400 ans comme ça. On doit faire réfléchir le spectateur, interroger ses convictions et, au mieux, influencer les générations futures », commente Ismaeel Alaa, comédien de 22 ans.

Rudhab estime également qu’il est difficile de changer les mentalités, en raison notamment du rapport qu’entretiennent les Irakiens avec l’art théâtral. Dans la région, le théâtre savant est peu connu du grand public, en raison selon elle d’un théâtre du rire qui a bonne presse dans les médias locaux.

« En Irak, les gens vont voir du théâtre commercial, c’est ça le fond du problème. Un théâtre sexiste, sans profondeur, qui est là pour amuser la galerie. Les Irakiens se dirigent vers ce théâtre du rire plutôt que le nôtre pour oublier les guerres que nous connaissons depuis des décennies. »  

Si la troupe a bien conscience d’appartenir à « la petite bulle du théâtre irakien », où toute l’intelligentsia se connaît de près ou de loin et se fréquente dans les cafés littéraires de la capitale, elle n’est pas déconnectée de la réalité sociale du pays, bien au contraire, et puise dans le matériau sociologique de l’Irak pour y développer la création artistique.

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