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À Téhéran, accusations et appels à la vengeance fusent après l’assassinat du scientifique iranien

L’Iran réfléchit à la riposte à donner à l’assassinat, attribué à Israël, de Mohsen Fakhrizadeh, à qui les autorités rendent un hommage religieux spécial avant son inhumation lundi
Une photo fournie par le ministère iranien de la Défense le 29 novembre 2020 montre des serviteurs du sanctuaire de l’imam Reza portant le cercueil du scientifique nucléaire assassiné Mohsen Fakhrizadeh (AFP)
Une photo fournie par le ministère iranien de la Défense le 29 novembre 2020 montre des serviteurs du sanctuaire de l’imam Reza portant le cercueil du scientifique nucléaire assassiné Mohsen Fakhrizadeh (AFP)
Par Rohollah Faghihi à TÉHÉRAN, Iran

Il était environ 16 h 30 à Téhéran quand ont été rapportées les premières informations sur l’assassinat de Mohsen Fakhrizadeh, 59 ans, un scientifique iranien de haut rang travaillant dans le secteur du nucléaire, par un groupe armé soupçonné de liens avec Israël.

L’homme, qui n’était pas une personnalité très connue, était professeur de physique à l’université de l’imam Hussein, adjoint du ministre de la Défense et chef de l’Organisation de recherche et d’innovation du ministère.

Sa mort a été considérée dans certains milieux comme liée à la victoire de Joe Biden à l’élection présidentielle américaine. Biden a promis de ramener l’Amérique dans l’accord sur le nucléaire de 2015 avec l’Iran, ce qui a alarmé Israël et les politiciens pro-israéliens aux États-Unis.

S’exprimant sous couvert d’anonymat, un ancien responsable iranien explique à Middle East Eye : « Il est évident que [le Premier ministre israélien Benyamin] Netanyahou s’efforce de faire d’une pierre deux coups. D’une part, il veut trouver une excuse pour une attaque contre les sites nucléaires de l’Iran, et d’autre part, il veut placer un obstacle inamovible sur la voie de la désescalade entre l’Iran et les États-unis et le retour de Biden à [l’accord sur le nucléaire]. »

Le scientifique iranien Mohsen Fakhrizadeh (à droite) lors d’une réunion avec le guide suprême de la Révolution islamique Ali Khamenei à Téhéran (AFP)
Le scientifique iranien Mohsen Fakhrizadeh (à droite) lors d’une réunion avec le guide suprême de la Révolution islamique Ali Khamenei à Téhéran (AFP)

Selon lui, cet obstacle consiste a minima « à augmenter les pressions des faucons, enhardis, et de l’establishment sur l’administration [du président iranien Hassan] Rohani pour diminuer le niveau de coopération avec l’AIEA [Agence internationale de l’énergie atomique] et ne pas adopter de nouvelle posture en faveur la détente envers la future administration des États-Unis. » 

Selon l’agence de presse Tasnim, affiliée aux Gardiens de la révolution iraniens, l’attaque a eu lieu à 14 h 30, alors que Mohsen Fakhrizadeh se trouvait à Aabsard, près de Téhéran. Alors que sa voiture passait devant un pick-up, ce dernier a explosé et un groupe d’hommes armés a ouvert le feu sur lui et son garde du corps. 

Mais Fars, une autre agence de presse affiliée aux Gardiens de la révolution, a publié un compte rendu légèrement différent et probablement plus précis de l’incident. Au début, la voiture de Mohsen Fakhrizadeh et deux voitures de ses gardes du corps auraient été arrêtées alors qu’un groupe d’hommes aurait commencé à tirer de manière continue, puis un pick-up chargé de bois aurait explosé devant la voiture.

« Après l’explosion, les terroristes responsables de l’embuscade ont commencé à tirer sur la voiture du scientifique », a rapporté Fars, ajoutant que l’un des gardes du corps avait placé sa voiture devant les hommes armés pour protéger Mohsen Fakhrizadeh, conduisant à son « martyre ».

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Fakhrizadeh a été transporté à l’hôpital mais est décédé de ses blessures. Selon la télévision d’État iranienne, « sur la base d’informations non confirmées », un des assaillants a été capturé.

Le général Amir Hatami, ministre iranien de la Défense, a expliqué que Mohsen Fakhrizadeh était « en charge du domaine de la défense nucléaire au ministère de la Défense, et la question de la défense nucléaire et ses [liens] avec les scientifiques du secteur l’avaient rendu célèbre [en tant que scientifique nucléaire]. »

Il a ajouté que l’utilisation de « lasers dans la défense aérienne ou la détection d’avions intrus par des moyens autres que le radar » faisait également partie de ses travaux. Il était également actif dans les programmes de missiles.

Amir Hatami a déclaré qu’un kit de test rapide de COVID-19 avait été produit sous la supervision de Mohsen Fakhrizadeh. Il a affirmé qu’il avait également réussi à développer un vaccin contre le coronavirus, au stade de la première phase d’essai sur les humains.

Bien que relativement peu connu en Iran, Mohsen Fakhrizadeh avait acquis une réputation dans les cercles de renseignement étrangers.

« Souvenez-vous de ce nom »

En 2018, Benyamin Netanyahou a affirmé que l’Iran avait conçu une charge nucléaire sur les missiles Shahab 3 et étendait sa gamme de missiles à capacité nucléaire capables d’atteindre Riyad, Tel Aviv et Moscou, mais prévoyait une portée beaucoup plus étendue. Il a également identifié Mohsen Fakhrizadeh comme le chef du projet et a dit à son auditoire de « se souvenir de ce nom ».

Dans une interview accordée à Kan TV en 2018, l’ancien Premier ministre israélien Ehud Olmert a également averti que le scientifique « ne bénéficierait d’aucune immunité ».

Avant cela, en 2017, la chaîne saoudienne Al Arabiya a couvert un sommet de l’Organisation des moudjahidine du peuple, un groupe d’opposition controversé et inscrit sur la liste du terrorisme par Washington, au cours duquel l’organisation a affirmé que Mohsen Fakhrizadeh était derrière le projet iranien de fabrication d’une arme nucléaire.

Selon un député iranien, Mohsen Fakhrizadeh avait survécu à une attaque similaire il y a douze ans

Fereidoun Abbasi, un député iranien, a déclaré que le scientifique avait survécu à une attaque similaire il y a douze ans.

Ces dernières années, cinq autres scientifiques de haut niveau du secteur nucléaire ont été assassinés en Iran. Le dernier assassinat a été commis quelques jours seulement avant l’anniversaire du meurtre du scientifique nucléaire Majid Shahriari en 2010.

Pour de nombreux Iraniens, Israël est derrière cet assassinat. Mais sur les réseaux sociaux, ils critiquent aussi l’appareil sécuritaire pour son incapacité à protéger les scientifiques de leur pays qui travaillent dans le secteur nucléaire.

Certains se sont plaints que les forces du renseignement perdaient leur temps à arrêter des journalistes et des chercheurs innocents pendant que les vrais espions se promènent librement à Téhéran.

« Je suis plus en colère contre l’appareil de sécurité, qui arrête des professeurs d’université, des avocats et des journalistes alors que les loups commettent des assassinats en plein jour », écrit sur Twitter Sharare Dehshiri, une Iranienne.

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Un autre internaute, sous le nom de Elsolito, tweete : « Les services de renseignement doivent répondre au public de ce qu’ils font exactement. Lorsque vous recherchez des espions parmi les militants écologistes, les journalistes et les manifestants, ça aboutit à la catastrophe d’aujourd’hui, lorsque de [hauts dirigeants] du pays sont assassinés au cœur du pays en plein jour. »

Pendant ce temps, le général à la retraite Hossein Alai, une figure réformiste, ancien commandant de la force navale des Gardiens de la révolution, a appelé à une réévaluation de la performance de l’appareil de sécurité.

« Nous devrions [étudier] quelle est cette faiblesse dans la structure de l’appareil sécuritaire iranien qui, malgré le risque que des gens comme Fakhrizadeh soient assassinés et le fait qu’ils aient des gardes du corps, rend toujours possible le succès d’une opération israélienne. »

Selon lui, l’assassinat de Mohsen Fakhrizadeh par Israël indique « que les espions et les opérationnels israéliens sont toujours actifs en Iran ».

Hassan Rohani, cible des faucons

Dans le même temps, Hesam Ashena, conseiller principal du président iranien et ancien haut responsable du renseignement, a appelé à un « commandement intégré du renseignement et de la sécurité » et à « une synergie des capacités au lieu de compétitions qui ne rapportent rien [entre les agences de renseignement iraniennes] ».

Les faucons iraniens ont accusé le président Hassan Rohani de complicité dans la mort de Mohsen Fakhrizadeh après que son administration a permis à Yukiya Amano, ex-directeur de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), de rencontrer le scientifique assassiné.

« La raison pour laquelle Fakhrizadeh a été assassiné n’était pas d’entraver le potentiel de guerre de l’Iran, c’était d’entraver la diplomatie », a tweeté Mark Fitzpatrick, un ancien haut diplomate américain.

Et dans une certaine mesure, cela semble fonctionner. Hamid Rasai, militant de la ligne dure et ancien député, a écrit que l’administration de Rohani faisait pression sur la télévision d’État iranienne pour qu’elle ne qualifie pas Mohsen Fakhrizadeh de « scientifique du nucléaire », car elle voit dans cet assassinat un «coup dur» pour leur « projet de négociation » avec le président élu américain Joe Biden.

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Entre-temps, les réformistes et les journaux conservateurs ont appelé à des représailles.

Au Parlement, les députés ont signé à l’unanimité un appel à venger le savant. Dans un communiqué, ils réclament aussi l’adoption d’une loi par laquelle l’Iran cesserait d’autoriser l’AIEA à inspecter ses installations nucléaires.

L’éminent réformiste et ancien prisonnier politique Mostafa Tajzadeh a tweeté : « Je condamne sans condition l’assassinat de Mohsen Fakhrizadeh. Le premier accusé dans ce crime est Netanyahou et, apparemment, il n’a pas d’autre objectif que d’allumer le feu de la guerre et du conflit et de maintenir les sanctions. L’Iran peut et doit dénoncer et isoler le régime israélien en mobilisant l’opinion publique mondiale contre le terrorisme d’État. »

Le président iranien, Hassan Rohani, a accusé samedi Israël d’essayer de créer le « chaos » en assassinant l’un de ses plus éminents scientifiques dans le domaine nucléaire, tout en affirmant que son pays ne tomberait pas dans un « piège ».

« La nation iranienne est trop intelligente pour tomber dans le piège de la conspiration mise en place par les sionistes. Ils veulent créer le chaos mais ils devraient savoir que nous les avons démasqués et qu’ils ne réussiront pas », a indiqué le président lors d’une intervention télévisée.

Le guide suprême iranien, Ali Khamenei a appelé samedi à « punir » les responsables.

Des étudiants du groupe paramilitaire Basij s’apprêtent à brûler les drapeaux américain et israélien lors d’un rassemblement à Téhéran, le 28 novembre 2020 (AFP)
Des étudiants du groupe paramilitaire Basij s’apprêtent à brûler les drapeaux américain et israélien lors d’un rassemblement à Téhéran, le 28 novembre 2020 (AFP)

L’ayatollah a plaidé pour que « suite soit donnée à ce crime et, à coup sûr, pour punir les auteurs et les responsables et pour continuer les efforts scientifiques et techniques de ce martyr dans tous les domaines où il travaillait », selon un communiqué publié sur son site officiel.

Fereidoun Majlesi, ancien diplomate iranien aux États-Unis, estime que les efforts conjoints de Netanyahou et de Donald Trump pour empêcher une désescalade entre Téhéran et la nouvelle administration Biden se poursuivront.

« Il est clair qu’Israël était derrière cet assassinat et qu’il cherche à provoquer l’Iran pour se donner une excuse pour une attaque militaire ou une guerre à grande échelle avant la fin de la présidence de Trump. »

En face, il semble toutefois que l’Iran continuera sa politique de « retenue » : Ali Rabie, le porte-parole du gouvernement iranien, a déclaré que l’Iran vengerait l’assassinat de Mohsen Fakhrizadeh, mais « pas sur le terrain de jeu désigné par [l’ennemi] ».

Traduit de l’anglais (original) et actualisé.

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