Aller au contenu principal

En Iran, « même des centaines de puits de pétrole ne remplaceront pas » les cerveaux qui fuient le pays

Alors que les hôpitaux, les universités et les entreprises technologiques ont du mal à pourvoir les postes très qualifiés, les passeurs iraniens affirment que leurs affaires prospèrent
L’athlète iranienne de taekwondo Kimia Alizadeh a fait défection en 2020 (AFP)
L’athlète iranienne de taekwondo Kimia Alizadeh a fait défection en 2020 (AFP)
Par Correspondant de MEE à TÉHÉRAN, Iran

Athlètes olympiques, mathématiciens de génie, cardiologues... : ces derniers temps, la liste s’est allongée. Face aux sanctions handicapantes imposées par les États-Unis, au chômage endémique et à la dévaluation de la monnaie, les Iraniens fuient leur pays. 

Il ne faut pas longtemps lors des réunions de famille ou des réunions d’affaires pour parler à une personne de plus sur le point de partir – ou qui est déjà partie.

La « fuite des cerveaux » de Téhéran est un problème depuis plusieurs décennies, mais la nouveauté aujourd’hui, c’est le nombre d’experts spécialisés (des ingénieurs aux athlètes) qui s’en vont.

Iran : boom des millionnaires malgré les sanctions américaines et le COVID-19
Lire

En octobre, Abbas Abdi, personnalité réformiste de premier plan connue pour son expertise en matière de sondages, a déclaré que le nombre total d’Iraniens quittant le pays avait triplé depuis 2018, près d’un tiers emportant avec eux des compétences spécialisées.

Les conclusions d’Abdi faisaient écho à un appel du député Mostafa Mir-Salim, plus tôt cette année, avertissant que les meilleurs et les plus brillants d’Iran étaient poussés dans « les bras de [pays] rivaux ».

Le plus déprimant, selon les Iraniens qui se sont confiés à Middle East Eye, c’est peut-être le sentiment que pour avoir ne serait-ce qu’une chance de vivre la vie qu’ils souhaitent, partir est maintenant une nécessité. Tous ont parlé sous couvert d’anonymat en raison du caractère sensible du sujet.

« La situation dans le pays s’aggrave de jour en jour », assure Massoud, diplômé d’une grande université iranienne, joint par téléphone depuis la Norvège, où il est récemment arrivé pour poursuivre ses études. « Je suis toujours derrière mes amis qui ont émigré il y a quelques années. »

Chirurgien cardiaque, une spécialité en cours de « disparition » 

Il ajoute : « J’essayais constamment d’espérer un avenir meilleur pour le pays, mais il n’y avait pas de place pour l’espoir. J’ai finalement décidé de quitter le pays en postulant à un master afin de pouvoir ouvrir une nouvelle voie pour mon avenir. »

Les statistiques ne sont pas réjouissantes : 43 % des athlètes olympiques iraniens, 30 % des professeurs de matières comme la mécanique et l’informatique dans certaines universités et 3 000 médecins ont quitté l’Iran ou sont sur le point de le faire, selon des responsables et des médias.

Ce mois-ci, un vice-ministre de la Santé a averti que de nombreuses provinces ne disposent d’aucun chirurgien cardiaque et que cette expertise est en cours de « disparition » dans le pays.

La mathématicienne primée Maryam Mirzakhani, décédée en 2017 à l’âge de 40 ans, avait quitté l’Iran pour les États-Unis (The Seoul ICM/AFP)
La mathématicienne primée Maryam Mirzakhani, décédée en 2017 à l’âge de 40 ans, avait quitté l’Iran pour les États-Unis (The Seoul ICM/AFP)

Le président de la commission de la santé du Parlement iranien a écrit une lettre, également ce mois-ci, au guide suprême, l’ayatollah Ali Khamenei, l’exhortant à affronter les « conséquences irréparables » de la fuite des médecins.

En plus de vider les hôpitaux et les universités, l’exode des talents a laissé les entreprises dans l’embarras : elles rencontrent beaucoup de difficultés à pourvoir certains postes, sans parler de développer leurs activités.

Un cadre supérieur d’une grande société de publicité à Téhéran rapporte à MEE avoir cherché pendant deux mois pour trouver un programmeur qualifié, sans succès. En fin de compte, il a employé quelqu’un qu’il avait congédié trois ans plus tôt en raison de son manque de compétences.

Le cofondateur d’une start-up de la capitale indique que son secteur a du mal à concurrencer les entreprises étrangères attirant des Iraniens qualifiés avec des salaires en dollars.

« C’est comme si l’Iran était en train de se vider de ses génies »

- Un cofondateur de start-up 

« Après un certain temps, ces entreprises les invitent à immigrer et à travailler sur place, ce qui conduit les personnes ayant une expertise à quitter le pays », poursuit-il.

Avant d’ajouter : « Malheureusement, les ingénieurs en mécanique et électricité… nous filent facilement entre les mains à cause de la situation dans le pays. Cela nous prive de notre capacité à nous développer. C’est comme si l’Iran était en train de se vider de ses génies. » 

Un sociologue et professeur d’université confie à MEE que les Iraniens ont raison de s’inquiéter de l’impact à long terme de la perte de travailleurs talentueux. 

« Lorsque des gens comme Maryam Mirzakhani, lauréate de la médaille Fields, ou d’autres experts, sont attirés par un autre pays, même des centaines de puits de pétrole ne prendront pas leur place », estime-t-il. Mathématicienne, Mirzakhani a quitté l’Iran au début des années 2000 pour étudier aux États-Unis. Elle est décédée en 2017, à l’âge de 40 ans.

« Il est difficile pour un pays de former de telles personnes pendant de nombreuses années », explique le sociologue. « Ces gens ne peuvent pas se répéter dans l’histoire d’un pays. »

L’activité des passeurs fleurit

Alors que de nombreux secteurs ont du mal à pourvoir certains emplois, des passeurs expliquent à MEE que leur activité est en plein essor, offrant aux Iraniens un moyen plus rapide et moins cher de s’en sortir que d’attendre des visas.

Masoume, qui supervise une équipe de passeurs, déclare qu’elle envoie légalement ses clients en Turquie, puis dans un pays européen.

Des réfugiés iraniens assis sur les voies ferrées, en grève de la faim, à la frontière gréco-macédonienne en 2015 (Reuters)
Des réfugiés iraniens assis sur les voies ferrées, en grève de la faim, à la frontière gréco-macédonienne en 2015 (Reuters)

« Si vous voulez aller en Allemagne, cela vous coûtera 10 000 euros et, si vous voulez résider en Bulgarie, il vous faut payer 3 000 euros », précise-t-elle.

Une autre passeuse, Soraya, indique qu’avec 8 000 euros, elle peut envoyer des gens par avion au Canada, également depuis la Turquie.

« Nous avons nos gars à Istanbul qui vous mettront dans l’avion pour le Canada. Et puis, quand vous arrivez à l’aéroport canadien, vous pouvez demander le statut de réfugié. » 

Lorsqu’on lui demande comment les autorités canadiennes réagissent à l’arrivée si facile d’Iraniens, elle assure qu’aucun de ses clients n’a été rejeté et expulsé jusqu’à présent.

Le chef d’une entreprise à Téhéran qui aide les Iraniens à immigrer légalement déclare à MEE que le nombre de clients prêts à partir a grimpé en flèche au cours des derniers mois, en particulier après l’élection du religieux radical Ebrahim Raïssi en juin.

En Iran, les visas européens ne sont pas bon marché sur le marché noir
Lire

La destination la plus populaire, selon lui, est le Canada, en particulier pour les programmeurs informatiques. Pour 95 000 dollars, son entreprise peut obtenir un visa pour un client ainsi qu’une carte de séjour.

« Si quelqu’un présente aux autorités canadiennes une idée de start-up, ils vous obtiendront un visa », relate-t-il. « Nous proposons aux programmeurs d’être enrôlés dans la start-up, puis nous obtenons de l’argent en échange de leur embauche. »

Beaucoup de médecins qui partent préfèrent aller à Oman, aux Émirats arabes unis et au Qatar

« Nous recevons 3 800 dollars et le salaire total de leur premier mois pour les médecins qui veulent immigrer à Dubaï », ajoute-t-il.

Avec la détérioration constante de la situation économique, certains Iraniens confient à MEE être impatients de partir tant qu’ils peuvent encore se le permettre.

Saied, ingénieur civil, raconte qu’après la victoire de Raïssi, ses amis l’ont exhorté à quitter le pays. À contrecœur, il s’est rendu en Turquie où, admet-il, la situation n’est pas bien meilleure. Il prévoit de se rendre bientôt en Europe.

« Je suis prêt à travailler dans d’autres pays mais plus en Iran », affirme-t-il. « Avec la hausse des prix et l’absence de nouvelles concernant un accord [sur le nucléaire] avec l’Occident, je pense que l’année prochaine, les prix seront bien plus élevés qu’aujourd’hui et il sera encore plus difficile de fuir. » 

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].