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La disparition d’Amr Ali

Les forces de sécurité égyptiennes ont fait disparaître des centaines de civils cette année – un groupe de bénévoles tente de les retrouver.
Selon les ONG égyptiennes, plus de 1 700 personnes ont « disparu » cette année (AFP)

LE CAIRE – Le mois dernier, le leader de l’un des mouvements d’opposition égyptiens les plus connus a disparu.

Amr Ali (32 ans) a été enlevé à son domicile à Shibin el-Kom, dans le gouvernorat de Menufeya au nord du Caire, le 22 septembre vers 17 heures. Amr est à la tête du mouvement de la jeunesse du 6 Avril, un groupe qui fut la principale force mobilisatrice à l’origine des soulèvements de 2011 en Égypte et auquel on attribue un rôle crucial dans la destitution de l’ancien président Hosni Moubarak.

Pendant près de trois jours, personne n’a su où était Amr Ali. Puis, le 25 septembre, les rumeurs ont commencé à circuler dans la communauté militante : Amr se trouvait dans la plus célèbre prison égyptienne, Torah.

Un mandat d’arrestation à l’encontre d’Ali avait été délivré en juin après l’arrestation d’un membre du 6 Avril au Caire pour avoir distribué des dépliants en faveur d’une grève générale. Cependant, les membres du mouvement 6 Avril ont rapporté à MEE qu’Amr Ali n’a pas été interrogé, ni officiellement arrêté. Sa famille et ses amis ont dit qu’Ali avait tout simplement été emmené par les forces de sécurité.

Une photo d’Amr Ali qui a été partagée sur les réseaux sociaux depuis sa disparition (Twitter/@haifaa_k)

Amr a été élu à la tête du mouvement du 6 Avril après la condamnation de son ancien chef, le célèbre activiste politique Ahmed Maher, à trois ans d’emprisonnement – tout comme Ahmed Douma et Mohammed Adel, deux autres leaders de l’opposition – après le coup d’État militaire égyptien en 2013.

Amr savait que ce travail était risqué et connaissait parfaitement les dangers liés à l’activisme politique en Égypte. Pendant l’ère Moubarak, il fut arrêté à quatre reprises lors de manifestations antigouvernementales et fut arrêté par la police militaire pendant les soulèvements de 2011.

Ce n’est que le 28 septembre, six jours après sa disparition, que le frère d’Amr – qui avait entendu des rumeurs selon lesquelles son frère était emprisonné à Torah – a pu pénétrer dans la prison et confirmer la présence de son frère.

Dans la prison, il a constaté qu’Amr avait été interrogé sans la présence d’un avocat et que la décision avait été prise de le faire rester en prison pour une période supplémentaire de 15 jours, un ordre qui a depuis été renouvelé par deux fois.

Il n’a pas été inculpé et son sort reste incertain, mais pour l’instant Amr Ali demeure au sein du système pénitentiaire égyptien, aux côtés de l’ancien chef du mouvement du 6 Avril, Ahmed Maher.

Traquer les disparus

Les forces de sécurité égyptiennes ont fait disparaître des centaines de civils cette année, et la plupart d’entre eux ne sont pas retrouvés au bout de quelques jours. Depuis le mois de mars, la disparition a été de plus en plus utilisée par les forces de sécurité comme tactique pour cibler les dissidents égyptiens.

La Commission égyptienne pour les droits et libertés (ECRF) a été fondée au Caire en août 2014 pour attirer l’attention sur ce qui aurait dû constituer une préoccupation majeure dans la nouvelle Égypte. Inspirés par le travail d’organisations des droits de l’homme au Chili, qui s’étaient organisées contre les disparitions forcées sous le général Augusto Pinochet, ils formèrent un groupe de bénévoles engagés.

Le groupe a lancé une campagne intitulée « non aux disparitions forcées » et il conserve une liste des personnes que les forces de sécurité de l’État auraient fait disparaître. Pour tous ceux qu’il est en mesure d’identifier, le groupe se procure une photographie de la personne disparue à utiliser pour faire connaître le cas en ligne. La plupart sont de jeunes hommes proches de la trentaine, certains sont plus jeunes.

Exemple récent : le 1er septembre, un jeune homme nommé Anas Abdel Moneim a été enlevé dans un restaurant et embarqué de force dans une voiture blanche, selon sa famille. D’après l’ECRF, ce sont des membres d’Amn al-Watani, l’agence égyptienne de renseignement intérieur, qui l’ont enlevé. La famille tente de déposer des demandes officielles pour savoir où est leur fils, mais n’a pas encore eu de réponse.

L’histoire de la famille d’Anas n’est pas l’exception, mais la règle. Pour le seul mois de mai, le taux moyen de disparitions forcées a été de plus de 12 par jour, selon l’ECRF.

Depuis le début de l’année 2015, l’ECFR et Freedom for the Brave, une autre ONG égyptienne, ont recensé plus de 1 700 cas de disparition forcée. Ce chiffre ne représente que les cas signalés et exclut la province du Nord-Sinaï. Parmi ceux qui ont disparu dans la première moitié de l’année, 128 étaient des étudiants et 35 avaient moins de 18 ans. Au moins 280 d’entre eux sont toujours portés disparus.

Le 1er juin, Esraa el-Taweel (23 ans) et ses deux amis, Omar Ali et Sohaib Saad al-Haddad, ont disparu dans la banlieue de Maadi, au Caire. Esraa a finalement été retrouvée dans la prison pour femmes de Qanater, mais la localisation précise d’Omar et de Sohaib n’a pas été fermement établie.

Cinq des 1 023 cas recensés par l’ECRF dans les six premiers mois de 2015 remontaient en réalité à 2014, mais n’apparaissaient dans absolument aucun dossier. D’autres sont réapparus plus d’un an et demi plus tard et ont refusé de parler de ce qui leur est arrivé.

Des mois de torture

Le cas d’Islam Khalil a attiré l’attention sur les réseaux sociaux, mais pas dans la presse égyptienne traditionnelle. Islam a été enlevé à Gharbia, dans le nord de l’Égypte, et a disparu pendant plus de 120 jours avant de réapparaître à des centaines de kilomètres de là dans la prison Borg al-Arab d’Alexandrie le 23 septembre.

La date d’arrestation avait été falsifiée de manière à indiquer qu’il avait été arrêté plus tôt ce jour-là, et Islam a été inculpé en vertu de la loi antiterroriste. Il a déclaré avoir passé les quatre mois précédents au siège de l’Amn al-Watani, place Lazoughly au Caire, et qu’il a été torturé.

Autre affaire très médiatisée, celle de Mustafa Mahmoud Ahmed al-Masouny, disparu le 26 juin 2015 après être sorti faire les magasins. Plus de trois mois plus tard, on ne sait toujours pas avec certitude où il se trouve, mais beaucoup de militants des droits de l’homme pensent qu’il est détenu à Lazoughly.

Selon Ezzat Ghonaim, avocat et directeur de l’ECRF, Lazoughly, célèbre prison égyptienne et siège de l’Amn al-Dawla (sécurité d’État) à l’époque de Moubarak, est au cœur des disparitions forcées en Égypte. « Lazoughly est le centre de l’activité de l’Amn al-Watani, un grand nombre de personnes disparues y sont emmenées », a-t-il dit à MEE dans le bureau de son organisation au Caire.

Ghonaim rapporte le cas de Mohamed Abdel Hamid Ahmed, qui a récemment été retrouvé à Lazoughly après avoir disparu deux ans plus tôt. Les forces de sécurité ont fait disparaître un autre jeune homme, qui ne peut être nommé pour des raisons de sécurité, dans le quartier Nasr City au Caire, et l’ont emmené à Lazoughly où il a rencontré Mohamed, seul, dans une cellule voisine. Ayant été placé dans la cellule adjacente à celle de Mohamed, l’homme a pu lui parler et constater que Mohamed était tellement isolé qu’il ne savait même pas qu’on était en 2015.

Retrouvé mort dans le désert

Certains cas de disparition ne finissent pas par un mystère mais par la mort. À l’instar d’Islam Atiaa, un étudiant en ingénierie de l’université Aïn Shams, enlevé sur le campus. À peine 48 heures plus tard, Islam a été retrouvé mort dans le désert, près du quartier Togammaa el-Khames à la périphérie du Caire.

Dans un premier temps, les autorités ont affirmé ne pas avoir identifié le corps trouvé, puis ont changé leur version des faits. Selon la nouvelle version officielle, Islam était un terroriste qui avait été tué dans une fusillade avec la police. Ce récit posait toutefois problème, des images de surveillance de l’université montrant qu’Islam avait été emmené par des fonctionnaires. L’affaire fait toujours l’objet d’une enquête de la part du ministère public égyptien.

Selon Ezzat Ghonaim, outre les militants politiques et les étudiants, les professeurs d’université constituent le groupe le plus à risque et représentent près de 10 % des cas de disparition forcée recensés par l’ECRF.

À part Lazoughly, quelques bâtiments des forces de sécurité ressortent systématiquement en cas de disparition forcée : le siège d’Amn al-Watani à Cheikh Zayed, la base militaire S6 à Maadi, et le fameux quatrième étage de la direction de la sûreté à Alexandrie. Cependant, l’ECRF estime que 90 % des directions de la sécurité et des commissariats ont été utilisés pour détenir des personnes disparues à un moment ou à un autre.

« Il y a de nombreuses affaires de disparitions en cours contre le ministère de l’Intérieur », a déclaré Ghonaim à MEE. « Toutefois, elles ne servent pour la plupart qu’à obtenir des informations. Il n’y a aucun espoir de voir des fonctionnaires être poursuivis parce qu’ils sont au-dessus de la loi. Tous les régimes fascistes ont toujours procédé ainsi : l’opposition a trop peur pour protester. »

« Le droit n’existe pas »

Lorsque quelqu’un disparaît et est emmené dans les locaux de l’Amn al-Watani, il y est généralement torturé, selon Khalid Abdel Hamid, un des fondateurs de l’organisation égyptienne des droits de l’homme Freedom for the Brave.

« Cela peut servir à les amener à donner des informations sur leurs amis, ou sur un groupe auquel ils appartiennent », a expliqué Abdel Hamid à MEE. « La torture est également utilisée pour forcer les gens à signer des aveux. »

« Il s’agit d’un message du régime adressé au peuple et aux militants : le droit n’existe pas, vous devriez avoir peur, ils peuvent vous emmener, vous torturer, tout faire, et il n’y a rien que vous puissiez faire à ce sujet. »

Le ministère de l’Intérieur égyptien nie qu’il y ait eu des cas de disparitions forcées ou involontaires en Égypte. Dans un communiqué daté du 14 octobre, Salah Fouad, l’assistant du ministre de l’Intérieur pour les droits de l’homme, a déclaré précisément : « Bien que la liberté de chacun soit garantie, l’État a le droit, dans certains cas et dans certaines conditions, de restreindre la liberté de ceux qui violent la loi. »

Freedom of the Brave a répondu directement aux remarques de Fouad, qualifiées par l’association de déni complet des faits. « Personne ne s’attendait à autre chose de la part du général Salah Fouad », a indiqué le groupe dans un communiqué. « Il est peu probable que le ministère de l’Intérieur admette ces crimes, tout comme il a nié l’existence de la torture, le recours aux snipers et l’existence de prisonniers politiques. »

Faire disparaître le leader de ce qui est peut-être le plus célèbre mouvement d’opposition du pays après les Frères musulmans est un geste audacieux des forces de sécurité. La grande notoriété d’Amr Ali peut avoir aidé les efforts de sa famille pour le localiser rapidement, mais il s’agit d’un message que l’opposition ne peut ignorer.

Pour les centaines d’autres qui ont disparu et qui ne bénéficient pas d’un mouvement organisé pour les soutenir, les maltraitances et l’obscurité demeurent la seule certitude.

Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.

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