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L’art ancestral du verre libanais menacé de disparition

Dissimulé à l’ombre des grenadiers et des orangers, un ancien atelier produit toujours du verre dans un four vieux de 2 000 ans
La famille Khalifeh utilise aujourd’hui encore un four phénicien pour façonner le verre (MEE/Sara Manisera)

Il existe des lieux où le temps semble s’être arrêté. La petite ville côtière de Sarafand, à 60 km au sud de la capitale libanaise Beyrouth, est l’un d’entre eux. Cette ville portuaire animée, où les fruits sont encore empilés dans des caisses en bois et les poules vadrouillent dans les rues sinueuses, abrite la dernière dynastie de souffleurs de verre au Liban.

La famille Khalifeh perpétue, depuis des générations, techniques et secrets, outils et méthodes artistiques. Mais l’importation du verre à bas coût et le déclin d’intérêt pour les procédés anciens ont presque poussé la verrerie de la famille Khalifeh à mettre fin à son activité, jusqu’à ce qu’une nouvelle initiative environnementale vienne insuffler une nouvelle vie à cet art ancestral.

La famille Khalifeh a le soufflage du verre dans le sang. À l’écart dans une cour, à l’ombre des grenadiers et des orangers, leur ancienne verrerie produit aujourd’hui encore du verre dans un four vieux de 2 000 ans, datant de l’époque phénicienne. Les origines de la fabrication du verre sont entourées de mystère et teintées de légende.

« C’est un métier qui se transmet de père en fils depuis des siècles. Dans ma famille, tout le monde exerce cette profession et cela commence dès l’enfance, vers l’âge de 11 ans » a expliqué Nesrine Khalifeh, la nièce du gérant de l’atelier Hussein Khalifeh. « Avant la construction de l’axe routier, il y avait davantage de touristes et de gens qui passaient devant notre atelier, nous avions donc plus de travail. La production du verre était une importante source de revenus pour toute la famille mais de nos jours, il est très difficile d’en vivre. »

La découverte de la technique du soufflage du verre

D’après Maha Almasri, archéologue et spécialiste du verre et de la céramique à l’Université libanaise de Sidon, « le verre a été inventé soit en territoire sumérien soit en Égypte, mais son développement complet a eu lieu en Égypte aux alentours de l’an 4 000 av. J.-C. »

Mais ce sont les Phéniciens qui, vers l’an 50 av. J.-C., ont révolutionné le travail du verre en introduisant la technique de la canne de verrier. Celle-ci a permis la création d’un nombre illimité de formes et d’objets, et accéléré la production en réduisant les coûts.

« Avant la découverte de la technique du soufflage du verre, le verre était utilisé pour fabriquer des bracelets, des colliers, des bijoux et des perles non transparentes. Avec cette invention, les Phéniciens ont commencé à produire des bouteilles, des verres, des récipients, des vases, des coupes et d’autres contenants à usage domestique », a expliqué Maha Almasri. Et d’ajouter : « Un grand nombre d’ateliers et de centres commerciaux virent alors le jour dans la région, conduisant au développement d’une économie locale basée sur la production et le commerce de ces objets. »

Les Phéniciens, connus pour être de grands marins et marchands, ont diffusé cette technique à travers la Méditerranée. Certains ateliers de fabrication du verre de Sidon s’imposèrent parmi les plus renommés de la région. Cette nouvelle pratique s’est ensuite diffusée au sein de l’Empire romain, posant les fondations de ce qui deviendrait sur l’île de Murano, en Italie, l’un des plus illustres centres de soufflage de verre en Europe.

L’impact des méthodes modernes sur les artisans

Cependant, avec l’industrialisation, le verre est aujourd’hui produit en masse à un coût inférieur à celui de la production artisanale. Cela a fait peser une pression économique très importante sur l’artisanat traditionnel et de nombreux ateliers ont fait faillite. La famille Khalifeh a, elle aussi, presque mis la clé sous la porte de manière définitive. « Nous avons failli fermer notre atelier parce que nous ne recevions pas suffisamment de commandes et nos coûts de production sont bien plus élevés que ceux des produits fabriqués de manière industrielle, puisque nous faisons tout à la main », a précisé Hussein.

Nesrine Khalifeh regardant les objets artisanaux produits par sa famille dans la boutique de vente d’objets en verre (MEE/Sara Manisera)

Comme l’explique Richard Setters dans son livre The Craftsman (L’artisan), les conséquences de l’industrialisation pour les artisans montrent comment « les machines, conçues pour permettre une production à grande échelle, ont progressivement menacé la place des ouvriers les plus qualifiés et fait augmenter le nombre de travailleurs peu ou pas qualifiés », conduisant à la disparition de ces métiers anciens et traditionnels.

Le verre et le recyclage au service de l’art

Avec un volume de ventes faible et au bord de la faillite, Hussein Khalifeh a dû se battre pour trouver un moyen de préserver le commerce artisanal familial. La famille Khalifeh s’est désormais lancée dans le recyclage du verre, qu’ils font fondre dans leurs fours pour le refaçonner. Cette initiative a été lancée par Ziad Abichaker, PDG et fondateur de Cedar Environmental, une compagnie libanaise spécialisée dans le recyclage.

En 2012, il a développé, avec un ingénieur en environnement, un projet nommé Green Glass Recycling Initiative Lebanon (GGRIL), basé sur la philosophie du zéro déchet. Son idée était de récupérer les bouteilles en verre vert et ambré avant qu’elles n’arrivent sur les sites d’enfouissement et de les donner à la famille Khalifeh pour qu’elle puisse les refaçonner.

Ziad Abichaker a accompagné la famille dans la conception d’une nouvelle gamme de produits au style moderne, tandis que Nesrine Khalifeh a commencé à peindre et à décorer les vases, les carafes et les coupes. Cela leur a permis de vendre leurs nouveaux modèles totalement uniques dans des magasins et de trouver un nouveau marché.

Les secrets du soufflage du verre

De l’ancien four phénicien, Ali Khalifeh, jeune apprenti de 18 ans, sort une boule lumineuse en verre fondu à l’aide d’une longue tige creuse en métal. Il porte le tube à ses lèvres et commence à insuffler de l’air dans la masse fondue, tout juste sortie du four, créant ainsi une bulle luminescente. Après quelques secondes, il tourne lentement la tige pour donner au verre la forme d’un bulbe. Une seconde expiration lui permet de donner forme à la masse rouge et chaude. Il l’insère ensuite dans un vieux moule en fer et l’objet est finalement détaché de la tige en métal.

Ali, apprenti de dix-huit ans, donne à la masse de verre fondu la forme d’une bulle (MEE/Sara Manisera)

À cet instant, le maître artisan Hussein attrape le verre fraîchement travaillé avec une grande paire de pinces, et le façonne à l’aide d’une bruyante machine en fer qui élimine les zones superflues. Après cela, il est cuit une seconde fois à une température inférieure pour solidifier le verre dans sa nouvelle forme.

C’est un procédé délicat et minutieux qui nécessite d’excellentes compétences pour gérer la chaleur et ajuster la température en fonction de l’air ambient. Au début du procédé, il est possible de façonner et de mouler la pièce car elle est chaude, mais le risque est que le verre cristallise avec des imperfections. C’est pour cette raison que l’apprentissage du soufflage du verre nécessite une grande expérience et des années de pratique.

« Il faut au minimum 15 minutes pour mouler une seule pièce, mais si l’on souhaite créer des objets de bonne qualité, il faut des années d’expérience. La plupart du temps, les objets présentent au final des imperfections et n’ont pas la forme désirée, nous devons donc fondre à nouveau le verre », a expliqué Hussein, le maître artisan.

Cette technique ancestrale, associée à l’expérience et aux compétences des artisans, permet de réaliser des chefs-d’œuvre uniques et originaux.

« Artisan verrier est un métier historique à mi-chemin entre l’artisan et l’artiste » a expliqué Carmen Vanin, directrice de l’école mondialement connue d’artisanat du verre Abate Zanetti, fondée en 1862 sur l’île de Murano, près de Venise, et célèbre pour sa verrerie. « [L’artisan] doit posséder de fortes compétences créatives et une certaine habileté, combinées à une formation artistique solide. C’est une activité exigeante qui requiert passion et précision » a indiqué Carmen Vanin.

Une solution à la crise des déchets

La gestion des déchets est une difficulté majeure au Liban ; tout au long de l’été 2015, des manifestations ont ébranlé la capitale libanaise alors que les ordures s’entassaient dans les rues.

Le verre est l’un des enjeux de ce problème. « Pendant la guerre de 2006, les bombardements aériens israéliens ont détruit la seule usine de fabrication et de recyclage du verre au Liban, laquelle produisait des bouteilles en verre vert pour les entreprises locales et recyclait le verre extrait des ordures » a précisé Ziad Abichacker. « Donc, après la guerre, plus personne n’était en mesure de le faire. » Ce qui a conduit des entreprises locales à importer leurs bouteilles de l’étranger. Sans possibilité de recyclage, des millions ont fini dans des sites d’enfouissement ou des décharges sauvages.

« C’est alors que j’ai imaginé le projet GGRIL. Je savais que les artisans souffleurs de verre étaient proches de la faillite et nous devions trouver un moyen de recycler les bouteilles de bières usagées au Liban. J’ai donc proposé à la famille Khalifeh de développer une gamme de produits artisanaux tels que des lampes, des verres, des vases et des coupes avec un design attractif », a expliqué Ziad Abichaker.

De plus, grâce à ce projet, la famille Khalifeh est récemment entrée en contact avec Almaza, la plus grande brasserie libanaise, pour récupérer 17 millions de bouteilles de bière en verre vert et les refaçonner sous forme de verres. Cela leur a permis de travailler de manière continue pendant quatre mois sans jamais éteindre les fours. Les verres ont été utilisés pour des packs de bière promotionnels.

« Les coûts fixes sont importants. Juste pour monter le four à la température requise afin de fondre le verre, cela coûte 500 dollars. De plus, tout est fait à la main, nous ne pouvons donc pas rivaliser avec les produits importés de Chine », a expliqué Hussein Khalifeh. Le portail Index Mundi affiche une hausse des importations de verre au Liban, passant de 45 millions de dollars en 2005 à 115 millions de dollars en 2011.

Les conséquences de ces importations pour les anciens artisans tels que la famille Khalifeh sont leur marginalisation économique et leur grande difficulté à trouver une source de revenus pérenne. S’ils ne bénéficient d’aucun soutien, il existe un réel risque de voir ces professions traditionnelles disparaître.

Fort heureusement, des projets comme le GGRIL permettent, pour le moment, de maintenir ces précieuses traditions en vie et de préserver un héritage culture libanais important.

 Traduit de l'anglais (original) par STiiL.

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