Le kumzari, un patrimoine omanais menacé
KUMZAR, Oman – Il est un peu plus de 8 h 00 du soir. La température est nettement retombée sous des standards plus acceptables. Hassan Hassan, habillé d'une élégante dishdasha, fait couiner ses sandalettes en cuir sur les galets tièdes de Kumzar. Pipe traditionnelle de meedwa à la bouche, le jeune pêcheur de 22 ans scrute l'horizon, les montagnes et la mer.
Perdu dans le détroit d'Ormuz, sur la péninsule de Musandam, Kumzar, avec ses 4 500 âmes environ, fait office de petit village gaulois en résistance constante. Point de passage de milliers de navigateurs du temps du commerce des épices et des esclaves (milieu du XXe siècle) et de l'ancien empire de Mascate et Oman (1859-1970), le village s'est forgé une identité forte – et surtout une langue unique au monde : le kumzari, résultat du mélange de plus de 45 langues, dont l'anglais, l'hindi, l'arabe, le farsi ou encore le portugais.
Mais depuis la prise de pouvoir du sultan Qabus en 1970, l'avenir de sa culture est en danger. En effet, voilà presque un demi-siècle qu'Oman se développe à toute allure. L'ONU classe d'ailleurs l'ascension sociale et économique du sultanat dans son top 10 mondial depuis 1970. Dès lors, l'éducation, en particulier linguistique, est devenue petit à petit un enjeu majeur de la politique du nouvel Oman.
Dès le début de son règne, le sultan Qabus lance ainsi un processus de nationalisation et d’uniformisation qui touche notamment à la langue. L’arabe, parlé par l’ensemble de la population, devient ainsi la langue officielle du sultanat. Il fait pour la première fois son apparition officielle sur la presqu’île de Musandam, où il était en revanche minoritaire, en 1984, à travers la construction de la première école enseignant dans cette langue.
Hassan Hassan se souvient combien il fut dur pour sa génération de laisser de côté sa langue maternelle pour l'arabe. « À l'école, le kumzari était désormais interdit. C'était bizarre car, avant, on parlait très peu l'arabe dans le village. En fait, il n'y avait qu'à la mosquée qu'on le pratiquait, sinon c'était surtout réservé pour l'extérieur. Aujourd'hui, tout le monde le parle », explique-t-il à Middle East Eye.
L'apparition de la télévision et d'internet dans les chaumières n'a pas arrangé les choses, ce qui rend le jeune pêcheur pessimiste : « Dans le futur, je pense que le kumzari sera réservé aux anciens du village. Les jeunes ne parleront plus que l'arabe. Même si aujourd'hui, les jeunes de ma génération parlent encore majoritairement entre eux le kumzari, l'école a chamboulé beaucoup de choses. »
Cependant, le jeune homme ne regrette rien : « Cette langue est unique au monde, certes, mais moi je préfère l'arabe. C'est plus facile de parler l'arabe ou l'anglais, car c'est international. Sur Facebook ou WhatsApp, avec ma copine que j'ai rencontrée à Mascate, je le parle. Mes enfants, je leur enseignerai l'arabe, parce que c'est plus utile. »
Réaliste, Hassan Hassan balaie ainsi d’un revers de main la valeur culturelle du kumzari et raisonne pratique : « Personne ne parle kumzari. Qui dans le monde peut le parler ? À New York, tu crois que quelqu'un va me répondre si je commence à parler kumzari ? Même sur Google Traduction, il n'y a pas le kumzari. Ce qui m'a poussé à parler arabe, c'est 50 % l'école, et 50 % mon téléphone. »
« Ils sont encerclés par la langue arabe »
Au petit matin, Abdullah Hamed s'en va rendre visite à son troupeau de chèvres. Le visage fripé, la casquette bien implantée sur le crâne, l'homme de 58 ans s'accroupit avec difficulté. Ses chèvres attendent patiemment à l'ombre que le berger esquisse un geste ou un mouvement. À côté de lui, Ali Hassan, jeune pêcheur de 20 ans, couvre-chef à l'envers, short en nylon, échange des messages WhatsApp avec ses amis restés en ville.
Abdullah Hamed fait partie des anciens du village. L'homme prétend « tout savoir sur tout » de Kumzar et de sa population. Il sait à quel point sa cité a changé : « Je suis né en haut de ces montagnes. Au début, nous n'avions qu'une source d'eau douce pour tout le village, aucun hôpital, pas d'école ni d'électricité. C'était simplement un point de passage de marins commerçants. »
Venues de l'Empire ottoman, d'Inde, de Perse, du Portugal, de Hollande et bien d'autres pays européens, les flottes venaient s'y ravitailler en eau avant de repartir. « Ce village est spécial, à l'image de notre langue, le kumzari. Elle est unique. Les quelques villages aux alentours, face au détroit, ne parlent qu'arabe. »
La source d'eau douce aurait-elle été à l'origine de la création du kumzari comme le suggère la théorie locale ? Ça, personne ne peut le certifier, tout comme la date exacte de la fondation du village. Et pas même Abdullah Hamed : « Il y a longtemps, pendant la Seconde Guerre mondiale, les dates de la fondation du village étaient écrites sur des rochers, mais quelqu'un les a enlevées. Donc, un jour, nous avons demandé au plus vieil ancien du village. Il avait 125 ans. Il ne savait rien non plus, juste que le village existait déjà à sa naissance. »
C'est dans ce contexte de flou historique dû essentiellement à l’absence de sources écrites que Kumzar perd, année après année, la pratique de sa langue, partie pourtant intégrante de son identité. Le kumzari est aujourd’hui considéré comme « gravement en danger » par l’UNESCO dans son Atlas des langues en danger dans le monde.
Erik Anonby, professeur associé de français et de linguistique à l'Université Carleton, au Canada, a vécu quelques années à Kumzar. L'homme a réalisé le premier dictionnaire de la langue kumzarie. Contacté par MEE, il confirme que la langue locale est en danger : « Elle prend la direction d'une disparition. Les Kumzaris comprennent que c'est important de la garder, car ils en sont fiers. Mais il y a beaucoup de faits sociaux qui les en empêchent. Ils sont encerclés par la langue arabe. Donc s'ils ne persistent pas à la pratiquer, cette langue va disparaître parce qu'ils sont en minorité », s’alarme le chercheur.
« Avant, ils parlaient le kumzari 100 % de leur temps et ne parlaient arabe qu'en dehors du village ou avec des étrangers. Mais aujourd'hui, que ce soit dans le village ou à l'école, ils parlent arabe. Les enfants le parlent obligatoirement à l'école. Et quand ils rentrent, ils allument la télévision, qui est en arabe. Tous les médias sont en arabe. Seuls les textos et les messages sur WhatsApp font figure d'exception. Ils sont en kumzari mais écrits en arabe. »
Le portable d’Ali Hassan vibre. Le jeune homme communique avec ses amis en kumzari, mais avec l'alphabet arabe. À 20 ans, comme Hassan Hassan, il fait partie de cette nouvelle génération peu emballée à l'idée de proroger la langue de Kumzar au-delà des prochaines générations.
La famille, dernier espoir du kumzari
Quelques heures plus tard, à l'entrée de Khasab, Abdul Qader, 30 ans, sirote un jus de citron à la menthe dans un restaurant. Cet ancien professeur d'anglais raconte mieux que quiconque l'histoire de sa langue (sans toutefois pouvoir la dater) et son évolution : « Des marins de plusieurs nationalités ont créé cette langue pour communiquer entre eux avec un langage spécial afin de garder une certaine confidentialité dans leurs tractations ».
Même s’il refuse d’accepter que le kumzari pourrait disparaître un jour, il admet qu'un processus s'est inévitablement mis en place : « Tout dépend des familles. Certaines apprennent à leurs enfants l'arabe et d'autres apprennent le kumzari et l'arabe ou uniquement le kumzari. Certains ne veulent pas enseigner le kumzari à leurs enfants car ils considèrent que l’apprentissage de cette langue se fera par lui-même vu que tout le monde la parle dans la famille et dans le village. Cela doit se faire naturellement selon eux. »
Toutefois, pour l’ancien professeur, cela risque de ne pas suffire : « L'arabe prend une place de plus en plus importante dans l'identité locale. Le kumzari est spécifique au village seulement et n'a aucune légitimité aux yeux des autorités omanaises et de leur politique de nationalisation. »
Tensions inter-Shihuh
Car si le gouvernement omanais souhaite avant tout faire de son pays une nation et non une constellation de tribus, le sultanat de Qabus s’est également un temps inquiété des influences extérieures qui planaient sur le village de Kumzar. Contacté par MEE, Marc Valeri, maître de conférences en science politique à l’Université d'Exeter et spécialiste du Moyen-Orient, a sa petite idée sur le sujet :
« En 1970, il y a eu consultation des cheikhs tribaux de la région pour un découpage de la frontière Oman-Émirats arabes unis. Les cheikhs de la plus grande confédération du Musandam [les Shihuh] se sont prononcés en faveur d'un rattachement à Mascate, et donc à Oman. Les habitants de Kumzar, qui pour la plupart appartiennent aussi à la confédération Shihuh, mais à une branche relativement faible politiquement, n'ont pas eu leur mot à dire et ont dû suivre ce qui fut décidé à Bukha et à Khasab [deux villes importantes du Musandam] par les cheikhs Shihuh les plus importants.
« Cela a entraîné des tensions à Kumzar, où la majorité souhaitait rallier les Émirats, mais aussi à Dibba. Elles ont très vite été réprimées par les forces du sultan. »
Plus proches des Émiratis, les Kumzaris apprécient peu en effet d'être soumis à l'autorité de Mascate. Mais leurs velléités d'un Musandam éloigné du sultanat d’Oman n'arrivent pas à point nommé.
« C'est arrivé en plein soulèvement du Dhofar [1964-1976], lequel, du sud du sultanat d'Oman, à la frontière avec le Yémen, commençait à s'étendre au nord du pays », fait observer Marc Valeri. Ce soulèvement communiste né dans l’une des régions les plus pauvres d’Oman, et soutenu par le gouvernement communiste du Yémen Sud, est combattu par le gouvernement omanais, qui tend alors à considérer toute agitation ou insubordination comme une menace communiste.
« Certains groupes du Musandam qui s'opposaient au rattachement à Mascate ont ainsi été accusés d'être liés au soulèvement du Dhofar et au Front populaire de libération d'Oman et du Golfe, très présent dans cette région jusqu'à la fin des années 1970. Donc c'est dans ce cadre que des arrestations ont eu lieu au Musandam, sous couvert de ‘’lutte contre le terrorisme communiste’’. »
Près de cinquante ans plus tard, la plaie est toujours là. Hassan Bourassaf, ingénieur kumzari de 27 ans, se rappelle les regards dévalorisants des gens de la ville, les remarques sur leurs tenues jugées trop proches de celles des Émiratis, ou encore des délits de faciès à l'embauche. Même si l'homme admet que les tensions se sont un peu calmées, les inégalités demeurent.
Un chercheur qui a tenu à rester anonyme a confirmé la méfiance persistante des autorités omanaises vis-à-vis des Kumzaris : « Leur langue est proche du farsi et ils sont les plus proches géographiquement de l'Iran. C'est pourquoi, après la Révolution islamique, le gouvernement a gardé un œil attentif sur le village par peur que l'Iran ne le récupère. »
Méfiance des autorités, apparition d’internet et de la télévision, apprentissage obligatoire de l’arabe à l’école, le kumzari est plus que jamais menacé sur le long terme. Mais pour Abdul Qader, son extinction signifierait la fin d’une époque, pas sa disparition. Car le professeur en est certain, sa langue natale reste et restera « toujours dans l’âme » de son peuple.
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