Le mystère du « bateau fantôme » : des indices relient des passeurs égyptiens au naufrage tragique
Dans la nuit du jeudi 7 avril, un groupe de demandeurs d’asile et de migrants se préparait à monter sur un bateau à Kafr el-Cheikh, le gouvernorat du delta du Nil qui est devenu l’un des principaux centres du trafic de personnes entre l’Égypte et l’Europe.
Mais ils ont été épinglés. Des gardes-côtes et des membres des forces de sécurité les ont arrêtés et placés en détention avant que la petite embarcation ne puisse s’échapper en Méditerranée.
Selon les membres du groupe, composé d’onze Somaliens et de deux autres personnes originaires d’Éthiopie et du Soudan, ce raid leur a peut-être sauvé la vie.
La semaine dernière, des rumeurs ont commencé à se répandre quant au fait que plusieurs centaines de personnes se seraient noyées lorsqu’un navire a coulé quelque part au large des côtes libyennes.
D’après Muhammad Kashef, chercheur qui rend compte des tendances migratoires et de la rétention administrative pour l’Initiative égyptienne pour les droits de la personne (EIPR) à Alexandrie, les membres du groupe détenu à Kafr el-Cheikh pensent qu’ils auraient dû rejoindre le même navire.
« Lorsqu’ils se sont rendus sur la côte pour monter sur le bateau, ils ont constaté que la garde côtière et les forces militaires venaient les chercher », a affirmé à Middle East Eye Muhammad Kashef, qui a rendu visite au groupe au poste de police où ils étaient détenus la semaine dernière.
« Par la suite, ils ont appris de leurs proches au Caire qu’un navire avait coulé. Ils pensent que c’était le voyage qu’ils devaient faire. »
Selon Kashef, les membres du groupe ont affirmé qu’ils avaient été détenus pendant plusieurs jours dans un entrepôt situé à environ deux heures de route d’Alexandrie, une tactique couramment utilisée par les passeurs égyptiens lorsqu’ils attendent les bonnes conditions météorologiques (ou de sécurité) pour faire partir un bateau.
Un groupe plus important est souvent divisé avant d’être emmené clandestinement sur une plage où le départ est préparé. Ils sont ensuite placés sur des bateaux plus petits qui se rejoignent autour d’un « vaisseau-mère » situé en haute mer.
Les détails sur le naufrage présumé sont restés flous depuis que des informations ont commencé à faire surface dans les médias dimanche dernier, laissant entendre que 400 à 500 personnes pourraient s’être noyées dans un incident impliquant un navire de passage de clandestins surpeuplé quelque part au large des côtes septentrionales africaines.
Un parent d’un survivant habitant à Mogadiscio, la capitale somalienne, a rapporté à l’AFP qu’un bateau avait quitté Alexandrie le 7 avril, tandis que la BBC a relayé des témoignages de survivants racontant être retournés à la nage vers de plus petits bateaux avant d’être finalement secourus par un cargo.
Les gardes-côtes italiens et grecs ont cependant affirmé qu’ils n’étaient pas au courant du naufrage, tandis que l’agence des Nations unies pour les réfugiés, le HCR, a tout d’abord indiqué dans un tweet que les informations relayées ne semblaient pas crédibles.
Lundi, le ministre italien des Affaires étrangères Paolo Gentiloni a semblé indiquer que les informations se rapportant à un naufrage étaient crédibles, et a précisé qu’il attendait plus de détails.
« Ce qui est sûr, c’est que nous faisons de nouveau face à une tragédie en Méditerranée, exactement un an après la tragédie que nous avons connue [...] dans les eaux libyennes », a déclaré Gentiloni aux journalistes, évoquant un incident au cours duquel 800 personnes se sont noyées en avril dernier.
Mercredi dernier, le HCR a indiqué avoir interrogé des survivants de ce qui « pourrait être l’une des pires tragédies de ces douze derniers mois, impliquant des réfugiés et des migrants ».
« Si elle se confirme, jusqu’à 500 personnes pourraient avoir perdu la vie dans le naufrage d’un grand navire qui a coulé en mer Méditerranée à un endroit indéterminé entre la Libye et l’Italie », a indiqué l’agence.
Selon des témoignages de survivants, entre 100 et 200 personnes avaient quitté la ville libyenne de Tobrouk, dans l’est du pays, à bord d’une plus petite embarcation. Après plusieurs heures de mer, ils avaient rejoint « un plus grand bateau déjà surpeuplé avec des centaines de passagers ».
« Pendant le transfert, le plus grand bateau a tout d’un coup chaviré et sombré, a précisé le HCR. Les 41 rescapés sont des passagers qui n’avaient pas encore embarqué sur le plus grand bateau, ainsi que d’autres qui ont réussi à retourner à la nage vers le plus petit bateau. »
Les survivants ont dérivé en mer pendant trois jours avant d’être repérés et secourus par un navire marchand. Parmi eux figuraient vingt-trois Somaliens, onze Éthiopiens, six Égyptiens et un ressortissant soudanais.
Si l’implication de bateaux égyptiens est confirmée, le naufrage serait le pire incident connu impliquant des passeurs égyptiens depuis le naufrage prétendument délibéré d’un bateau transportant jusqu’à 500 personnes au large des côtes maltaises en septembre 2014.
Des funérailles pour les disparus
Au Caire, des funérailles ont déjà été organisées pour les corps perdus en mer, notamment une cérémonie dédiée à deux jeunes filles éthiopiennes qui auraient coulé avec le bateau, a indiqué Kashef.
Ce dernier a expliqué que selon des membres des communautés africaines au Caire, bon nombre des centaines de disparus étaient partis d’Hadayek el-Maadi, une banlieue cairote poussiéreuse qui abrite des milliers de réfugiés et de demandeurs d’asile en provenance de la Corne de l’Afrique.
Un simsar (courtier) basé dans le quartier et travaillant dans le trafic de personnes a prétendument contribué à faire de la publicité pour la traversée.
« Ils ont reconnu que leurs proches qui se trouvaient sur le bateau sont morts ; ils sont en deuil », a indiqué Muhammad Kashef après avoir discuté avec plusieurs dirigeants de communautés au Caire qui ont refusé d’être interrogés par MEE. « Mais ils ne peuvent rien faire d’autre [...] tant que le passeur n’est pas trouvé. »
Ces récits semblent être le meilleur signe qui soit que la tragédie pourrait avoir impliqué des passeurs opérant depuis l’Égypte.
Les informations se rapportant à cette tragédie surviennent alors que l’Union européenne surveille avec inquiétude les voies de migration en provenance d’Afrique du Nord suite à un accord controversé avec la Turquie visant à endiguer le flux de personnes traversant la mer Égée.
Beaucoup craignent que l’accord ait pour seul effet de pousser les réfugiés et les migrants vers d’autres itinéraires potentiellement risqués, traversant par exemple l’Égypte et la Libye, et ne les mette encore plus en danger.
Jusqu’à présent, il semblerait que cela ne se soit pas produit. Les derniers chiffres du HCR indiquent que les arrivées en Italie, principale destination des bateaux en provenance d’Égypte et de Libye, sont en baisse par rapport à la même période l’an dernier.
Mais la haute saison des migrations clandestines en Méditerranée ne fait que commencer, tandis que l’impact de l’accord UE-Turquie pourrait ne pas se faire sentir avant plusieurs semaines.
En février, Reuters a cité un responsable anonyme de l’UE qui a déclaré que le trafic de personnes devenait un « problème grandissant » en Égypte et qui a fait part de ses préoccupations quant à la possibilité de voir les passeurs relancer la voie méditerranéenne partant d’Égypte.
Cette semaine, Frontex, l’agence européenne de surveillance des frontières, a également abordé sur son site des préoccupations au sujet de la voie de migration égyptienne.
En répondant à la question « Frontex a-t-elle constaté un plus grand nombre de départs de bateaux de migrants en provenance d’Égypte ? », l’agence de surveillance des frontières a noté que cette voie est empruntée depuis plusieurs années, précisant en outre qu’« il s’agit d’une voie saisonnière et [que] le nombre de départs depuis l’Égypte augmente avec l’amélioration des conditions météorologiques au printemps ».
Des Égyptiens, principalement des jeunes hommes et des mineurs, embarquent sur des bateaux sur les côtes septentrionales de l’Égypte depuis des années dans l’espoir de trouver de meilleures opportunités de travail en Europe.
Cependant, depuis 2013, cette voie a été empruntée par plusieurs milliers de Syriens et de Palestiniens en provenance de Syrie et de Gaza, ainsi que de plus en plus de personnes en provenance de pays africains.
La saison du trafic
Le mois d’avril correspond généralement à l’ouverture du marché annuel des migrations clandestines en l’Égypte : une augmentation des détentions et des départs est ainsi attendue. Toutefois, selon certains au Caire, plus de personnes que d’habitude envisagent de partir cette année.
« L’an dernier, de nombreuses personnes sont parvenues à atteindre l’Europe depuis l’Égypte », a affirmé à MEE Farhan, un travailleur social somalien qui vit au Caire depuis 2002. « Les gens ont donc pensé que ce serait la même chose cette année. »
Farhan a indiqué qu’il connaissait des gens de la communauté qui se préparaient à effectuer la traversée de la Méditerranée.
Il a également précisé que de plus en plus de « nouveaux arrivants » ayant peu de liens voire aucun avec l’Égypte ou la communauté somalienne du Caire sont arrivés après avoir été passés en contrebande à la frontière sud entre l’Égypte et le Soudan.
« Beaucoup d’entre eux sont venus au Caire cette année avec l’intention d’embarquer sur un bateau, a expliqué Farhan. Il y a beaucoup de gens qui s’y préparent ici. »
Selon les chiffres recueillis par l’Initiative égyptienne pour les droits de la personne (EIPR) d’Alexandrie, plusieurs centaines de personnes ont déjà été arrêtées cette année sur les côtes méditerranéennes d’Égypte, alors que plusieurs milliers de personnes ont été placées en détention depuis 2013.
Entre le 15 et le 19 avril, 230 personnes ont été placées dans des centres de détention à travers les gouvernorats d’Alexandrie, de Beheira et de Kafr el-Cheikh, qui s’étalent à l’est de la ville centrale d’Alexandrie, selon les chiffres de l’EIPR.
Pendant ce temps, ceux qui continueront de mettre leur vie entre les mains des passeurs dans l’espoir d’atteindre l’Europe le feront en sachant qu’ils pourraient disparaître sans laisser de traces.
L’an dernier, le journaliste Eric Reidy a lancé une série de reportages sur la disparition en mer d’un bateau parti des côtes libyennes et transportant 243 personnes. Tous les passagers du « bateau fantôme », comme on l’appelle désormais, sont toujours portés disparus.
« C’est une réalité angoissante pour les familles qui, souvent, ne savent jamais avec certitude ce qui est arrivé à leurs proches », a expliqué Reidy à MEE.
« Ils cherchent une raison quelconque d’espérer que leurs proches sont encore en vie. La moindre information peut selon eux être considérée comme une preuve qu’une personne pourrait encore être en vie : ainsi, un appel manqué reçu d’un numéro inconnu peut être interprété comme une tentative d’un proche disparu d’entrer en contact avec vous. »
Reidy a précisé que les navires en partance de plages égyptiennes ou libyennes peuvent ne pas comporter des équipements de base tels qu’un radar ou un GPS, permettant de communiquer l’emplacement et les mouvements des navires dans le monde entier.
« Par conséquent, à moins qu’ils n’entrent en contact avec un autre bateau, ce sont en fait des bateaux fantômes et personne ne sait qu’ils sont là. »
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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