Le prix du pèlerinage : l’Arabie saoudite prive-t-elle les pèlerins plus pauvres du hadj ?
Avec ses gratte-ciel étincelants, ses hôtels de luxe et ses centres commerciaux tentaculaires, il est difficile de croire que la Mecque était un jour une simple cité poussiéreuse et désertique sillonnée par des personnages tels qu’Abraham, Agar et Mohammed. La transformation du paysage au cours des dernières décennies a été rapide et irréversible.
La pauvreté sidérante et l’opulence sont toutes deux révélées au grand jour à La Mecque durant la saison du hadj. Des pèlerins venus du monde entier s’agglutinent et s’allongent sur des couvertures posées sur le sol de la cour, à l’extérieur de la mosquée principale. Parmi eux se trouvent la famille africaine de cinq personnes qui dort avec tous ses effets personnels devant l’entrée d’un très haut bâtiment regroupant un centre commercial et un hôtel, juste à côté de la Grande Mosquée, ainsi que les milliers de mendiants qui établissent leur campement chaque année dans la ville-tentes de Mina et y vendent des foulards, des babouches ou des jouets – quoi que ce soit dans l’espoir que les pèlerins étrangers se montrent généreux.
Dans un certain sens, la Mecque n’a pas réellement changé et est toujours un lieu de refuge pour les millions de pèlerins qui affluent chaque année. Mais sur les lieux de repos sommaires de ces pèlerins plus pauvres planent les longues ombres projetées par la tour de l’horloge au loin et les hôtels décadents, un luxe qu’ils ne pourraient jamais s’offrir, autour de la Grande Mosquée.
Le hadj est un pèlerinage spirituel que chaque musulman financièrement et physiquement en mesure de le faire est tenu d’effectuer au moins une fois dans sa vie. Et pourtant, la ville la plus sainte de l’islam a connu une transformation sans précédent qui flatte les intérêts du secteur du tourisme et de l’hôtellerie de l’Arabie saoudite, lesquels semblent supérieurs aux besoins spirituels de la majorité. Cela signifie que ce qui est généralement considéré comme un voyage non ostentatoire destiné à rendre l’âme humaine humble est devenu pour certains une destination d’« expérience » de premier choix.
D’après le Dr Ahmad al-Alawi, directeur exécutif de la Fondation pour la recherche du patrimoine islamique à La Mecque, tous les projets d’hôtels de luxe – les plus anciens comme les plus récents – ont été construits sur le site de la forteresse d’Ajyad, une citadelle de pierre tentaculaire construite à l’époque ottomane. Lorsque la forteresse et la montagne antique sur laquelle elle reposait ont été rasées en 2002, le ministre turc de la Culture de l’époque a déploré un « massacre culturel ». En 1984, la maison de l’épouse du prophète, Khadija, a également été détruite pour faire place à des toilettes publiques.
« On ne verrait certainement pas quelque chose de ce genre à Rome ou au Vatican, affirme le Dr al-Alawi. Pourquoi construire un hôtel avec des transats sur les toits comme si l’on était à côté de la plage ? », s’interroge-t-il, se référant aux hôtels de luxe qui bordent déjà la Grande Mosquée. « Même les salles de sport ont des fenêtres intégrales en verre soufflé [...] Ainsi, lorsque vous êtes sur un tapis roulant, vous pouvez avoir une vue surplombant la Kaaba. Ce qui m’inquiète, c’est que [l’hôtel Abraj Kudai] pourrait devenir non seulement un lieu de villégiature, mais aussi une excuse pour effacer le patrimoine de La Mecque et de Médine. »
Plus grand hôtel du monde, héliports et cætera
Le projet de plus grand hôtel du monde, l’Abraj Kudai, un hôtel de luxe de 3,5 milliards de dollars prévu à la Mecque, juste à côté de la Grande Mosquée, est le principal moteur de cette transformation. L’Abraj Kudai comprendra 12 tours, 10 000 chambres, 70 restaurants et quatre héliports. Il devrait s’étendre sur 140 000 mètres carrés et s’élever sur 45 étages au moment de son ouverture.
La nécessité de tenir compte d’une croissance massive du nombre de pèlerins – 2,9 millions en 2011 contre 1,2 million en 1997 – est ce qui est à l’origine de la décision de construire l’Abraj Kudai, d’après les Saoudiens. Cependant, étant donné que la plupart des pèlerins voyagent depuis des pays en voie de développement, la construction de chambres d’hôtel dont les prix iront de 1 800 dollars à 2 500 dollars la nuit contribuera-t-elle réellement à résoudre le problème du manque de chambres ?
Certains observateurs pensent qu’il s’agit davantage d’une démarche stratégique de Riyad visant à montrer un visage différent de la ville. « Je pense que le gouvernement veut faire du pèlerinage une expérience inoubliable », estime Tarik Dogru, professeur d’hôtellerie et de tourisme à l’Université de Boston.
Bien que d’autres hôtels de luxe existent autour de la Grande Mosquée depuis près d’une décennie, un hôtel de cette envergure pourrait changer l’image de la Mecque en tant que destination, ajoute-t-il.
« Le gouvernement saoudien a vu un potentiel en ce sens qu’il existe une demande et un créneau de marché qui doit être rempli. L’hôtel offrira une "expérience" pour laquelle beaucoup de gens sont prêts à payer, dans la mesure où le pèlerinage est une expérience que la plupart des gens ne vivent qu’une seule fois au cours de leur existence, et ces personnes économisent toute leur vie pour y participer », a expliqué Dogru.
La Mecque, une poule aux œufs d’or
Construire une métropole dynamique destinée aux voyageurs fortunés qui recherchent un peu plus qu’un réveil spirituel pourrait également être un moyen pour l’Arabie saoudite de s’extirper de ses difficultés économiques. Les revenus de Riyad dépendent à plus de 90 % des ventes de pétrole ; ainsi, lorsque les prix du pétrole ont chuté de 100 dollars à 30 dollars le baril au cours de l’année, les revenus pétroliers se sont effondrés et le royaume a perdu 390 milliards de dollars de bénéfices anticipés. Riyad enregistre désormais un déficit budgétaire de 100 milliards de dollars.
Néanmoins, les pèlerinages religieux en Arabie saoudite génèrent jusqu’à 18 milliards de dollars de revenus par an : il n’est donc peut-être pas surprenant de voir Riyad se tourner vers le tourisme du hadj et saisir une grande opportunité de transformer les millions de visiteurs en source de profits. Selon Dogru, l’Abraj Kudai montrera une autre image de l’Arabie saoudite au monde, allant au-delà de ses réserves massives de pétrole. « Cet hôtel pourrait être un centre regroupant les investisseurs potentiels qui ont des intérêts dans ce marché », affirme-t-il.
Le développement des hébergements de luxe ne devrait pas affecter l’activité des plus petits hôtels et des hôtels de taille intermédiaire, ajoute-t-il. « Ces hôtels s’adressent à des visiteurs de niveaux de revenus différents. Néanmoins, cela fera très probablement un peu d’ombre aux hôtels de luxe existants, comme le Mecca Royal Clock Tower Hotel [baptisé ainsi en raison de la tour de l’horloge de 76 étages semblable à Big Ben qui surplombe actuellement la Grande Mosquée]. Dans l’ensemble, cependant, je pense que l’industrie du tourisme connaîtra une évolution positive. »
Certains détracteurs affirment toutefois que la campagne agressive de construction et de développement organisée dans la ville depuis deux décennies a un coût très élevé. Dans un film décrivant la transformation urbaine de la Mecque, l’artiste saoudien Ahmed Mater estime que le développement commercial rapide a un impact réel sur la « santé mentale, physique et spirituelle » de la communauté musulmane dans le monde entier. « Aller à la Mecque, c’est le voyage ultime de votre vie. C’est le voyage avant lequel vous écrivez votre testament. Mais ce n’est plus comme cela devrait être. »
Des préoccupations existent également quant à la viabilité des projets de développement plus récents. Comme les prix du pétrole ont chuté, la construction de l’Abraj Kudai et de plusieurs autres projets sont à l’arrêt. Plus tôt cette année, le Binladin Group, le groupe de construction saoudien le plus proche du gouvernement, a licencié plusieurs milliers d’employés pour éviter une catastrophe financière. Ses employés à Djeddah, La Mecque et Riyad ont protesté publiquement, affirmant ne pas avoir été payés depuis plusieurs mois, et un bus du groupe a été incendié. Un rapport estime le coût de l’ensemble des projets de développement à plus de 26 milliards de dollars, sans compter les 35 milliards de dollars qui porteraient uniquement sur l’immobilier.
Des contrecoups perceptibles
Les pèlerins étrangers ressentent également les contrecoups de cette situation. Un voyage à La Mecque coûte déjà en moyenne 9 000 livres (12 000 dollars) pour un musulman du Royaume-Uni, soit une hausse exponentielle par rapport aux 3 000 livres (4 000 dollars) que cela coûtait approximativement en 2010.
Lorsque l’Abraj Kudai et les autres hôtels sept étoiles seront terminés, le Dr al-Alawi estime que le coût des hébergements dans les hôtels à proximité augmentera également de manière significative ; les pèlerins de la classe moyenne devront alors séjourner à cinq ou six kilomètres de la Grande Mosquée et prendre le taxi à un prix quatre fois supérieur au tarif normal (environ 9 dollars) pendant la saison du hadj.
Il suggère de faire construire des hôtels quatre ou cinq étoiles plus abordables tels que des hôtels Hilton ou Holiday Inn pour accueillir un nombre croissant de pèlerins. « Il y avait beaucoup d’hôtels de ce type il y a vingt ans, explique-t-il. Ils ont été démolis pour laisser la place à des hôtels de luxe, dans lesquels de nombreux princes [saoudiens] ont des parts. »
Pour d’autres, les investissements effectués par le gouvernement saoudien pour transformer la ville en une métropole florissante et en une expérience de vacances méritent d’être applaudis. « Ces développements sont considérés par certains comme dignes et admirables pour La Mecque et la Kaaba, là où est né le prophète Mohammed », explique Dogru.
Les réactions des pèlerins sont mitigées. « La Royal Clock Tower permet de voir des gens et de faire des achats plus facilement tout en passant moins de temps dans le haram [sanctuaire] », observe Hanna Chandoo, une avocate venue de Californie pour participer au hadj de cette année. « Ce ne sont pas nécessairement de mauvaises choses. Mais le hadj ne se rapporte pas à cela, selon moi. Venant d’Occident, je peux facilement être dégoûtée par de grandes constructions inutiles et luxueuses – qui sont généralement des centres commerciaux – dans les pays arabes. »
« Peut-être est-ce parce que je quitte l’Amérique pour quitter le consumérisme et tout ce qu’il représente, ajoute-t-elle. Ainsi, lorsque je suis confrontée au consumérisme au cours d’un voyage spécifiquement consacré au détachement vis-à-vis du monde et du consumérisme, peut-être ai-je une réaction plus forte face à cela que d’autres personnes venant d’autres pays. »
Outre les questions de viabilité et de destruction culturelle, certains soutiennent que la silhouette de plus en plus flashy de La Mecque ne reflète pas le caractère sacré d’une cité qui a vu naître l’une des plus grandes religions du monde – et un prophète qui, comme le pensent les musulmans, a adopté un mode de vie modeste.
« La Mecque a perdu le caractère spirituel que lui conférait son statut de ville abritant la maison de Dieu, affirme le Dr al-Alawi. En effet, lorsque vous êtes dans la Grande Mosquée et que vous levez la tête, vous apercevez ces grues et cette tour de l’horloge ; vous vous demandez : "Suis-je vraiment à La Mecque ou suis-je à Manhattan ?" »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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