Les artistes belges issus de la diversité ont trouvé leur capitale : Molenbeek
Molenbeek est devenue la nouvelle Mecque des entrepreneurs socio-culturels de Belgique. Salim Haouch, Bruxellois de 36 ans, en est convaincu.
C’est cette commune, stigmatisée comme foyer terroriste de l’Europe après les attentats du 22 mars 2016 à Bruxelles et du 13 novembre 2015 à Paris, que Salim Haouch a choisie comme point de départ pour ses projets culturels.
« Molenbeek a toujours été une terre d’immigration et d’accueil », affirme-t-il.
Son association, Ras El Hanout, fondée et établie à Molenbeek depuis 2010, promeut une citoyenneté engagée dans le domaine culturel.
Ras El Hanout a choisi le théâtre comme moyen d’aborder le racisme, les discriminations ou d’autres sujets liés à « l’identité plurielle » de cette association : jeune, musulmane et bruxelloise. Son nom, inspiré d'un mélange typique d’épices venues du monde entier, est à l’image d’une Molenbeek « extrêmement diverse de par ses origines », souligne Salim.
Alors que le passé industriel de Molenbeek lui avait valu le nom de « petit Manchester belge », cette ville de l’agglomération bruxelloise a aussi une vie culturelle très dynamique. « Molenbeek nous a intéressés pour son histoire et à cause des défis qu’elle doit relever », explique le fondateur de l’association à Middle East Eye.
« Molenbeek renvoie paradoxalement une image positive. C’est une commune jeune, diverse, avec un potentiel d’entreprenariat culturel et social », poursuit Salim, pour qui « il y a une dynamique constructive qui est le plus souvent valorisée par les habitants ».
Le public connaît l’association Ras El Hanout depuis 2010, notamment grâce à ses activités théâtrales où il retrouve « des thématiques, un style et des comédiens qu’on n’a pas l’habitude de voir sur la scène artistique belge », explique le jeune homme, qui ajoute, non sans fierté : « On a beaucoup de succès dans les représentations scolaires qu’on organise parce qu’on est proches des codes culturels urbains des jeunes Bruxellois. »
Ce succès a motivé les membres de l’association à « organiser des ateliers de théâtre pour les jeunes qui veulent se lancer. Ces jeunes commencent à écrire, à jouer et à développer d’autres projets culturels », ajoute-t-il.
En 2017, l’association a remporté le Prix de la critique dans la catégorie du meilleur espoir masculin pour la pièce Bab Marrakech et le Prix du public au concours Brussels Bijou du BOZAR (le palais des beaux-arts de Bruxelles) pour une autre œuvre théâtrale, On troc pas nous, issue d’un atelier animé et mis en scène par Salim Haouch.
« Mon voile n’est pas une barrière »
Le public de l’association Ras El Hanout est majoritairement composé de jeunes issus de Molenbeek et de divers quartiers populaires. « Les deux tiers de notre public ont moins de 26 ans, les femmes représentent entre 60 et 70 % du total », indique Salim.
« Les spectacles que nous offrons sont proches des préoccupations de cette jeunesse. Notre objectif est d’éveiller les consciences sur des thématiques comme les discriminations, l’emploi, l’identité, etc. loin des stéréotypes », explique-t-il.
« Quand j’ai commencé à porter le voile à l’université, j’ai eu peur de me voir éternellement imposer le personnage de ‘’la femme voilée’’. Je me suis créé une sorte de barrière psychologique et j’ai arrêté de faire du théâtre pendant un moment »
- Souhaila Amri, comédienne
Ce sont justement ces spectacles et ces thématiques qui ont séduit Souhaila Amri, jeune Bruxelloise de 23 ans, ex-présidente de Ras El Hanout. Pour elle, l’association « donne une chance aux jeunes de trouver leur place à eux dans le milieu culturel belge ». « C’est ce qui m’a convaincue », dit-elle, « de m’investir dans les projets qu’elle porte. »
Souhaila, qui s’affirme « en tant que comédienne depuis deux ans », a toujours eu une passion pour le théâtre. « J’ai commencé à jouer plus jeune, à une époque où je ne portais pas encore le voile », précise-t-elle.
La décision de se voiler a soulevé chez elle certaines inquiétudes. « Quand j’ai commencé à porter le voile à l’université, j’ai eu peur de me voir éternellement imposer le personnage de ‘’la femme voilée’’. Je me suis créé une sorte de barrière psychologique et j’ai arrêté de faire du théâtre pendant un moment », confie-t-elle à MEE.
La jeune Bruxelloise a, malgré cela, gardé intacte sa passion de l’art et du théâtre. « Quand j’ai découvert le projet de l’association Ras El Hanout, j’ai renoué avec le théâtre », se souvient-elle. « J’ai appris qu’ils cherchaient une comédienne, j’ai franchi le pas, je me suis lancée et j’ai été prise. »
Contrairement à ce qu’elle craignait, son voile n’a pas été un problème.
« J’ai encore en tête un souvenir marquant : après avoir joué une pièce de théâtre avec Ras El Hanout, une dame m’a confié qu’elle avait été portée par le personnage que je jouais et que mon voile était devenu invisible pour elle », confie Souhaila.
« Je me suis rendu compte que les jeunes femmes qui avaient mon profil avaient une place à part entière dans le milieu culturel et pas seulement en tant que personnes qui représentent la musulmane voilée », ajoute-t-elle.
« Mon voile n’est pas une barrière. Je peux incarner plusieurs personnages. Quand je suis sur scène, c’est l’amour de l’art qui l’emporte. »
Souhaila est elle aussi convaincue du « grand potentiel culturel et social » que représente Molenbeek. « La commune héberge énormément d’associations culturelles fréquentées par des jeunes qui s’y investissent. Ces jeunes interprètent l’art à leur manière », assure la comédienne.
« Les projets culturels à Molenbeek reflètent une dynamique très intéressante qui rompt avec l’image d’une commune renfermée. Notre commune est culturellement riche et humainement plurielle. »
Invisibles aux radars de la culture institutionnelle
Mohamed Ouachen fait lui aussi partie de cette vague qui est en train de révolutionner la scène culturelle à Molenbeek. À 45 ans, cet autre Bruxellois est une figure emblématique de la culture en Belgique, avec 25 ans d’expérience à son compteur. Depuis une quinzaine d’années, l’artiste se spécialise sur la question de la diversité.
En 2011, Mohamed Ouachen a créé la plateforme Diversité sur scènes avec l’objectif de faire la promotion d’artistes qui reflètent mieux l’image de la diversité bruxelloise.
« J’ai constaté un manque de diversité sur la scène artistique bruxelloise. Les artistes issus de la diversité n’avaient pas leur place dans les institutions culturelles de cette ville », déplore-t-il. « Ils ont été en quelque sorte placés ‘’en dessous des radars’’, on ne les voyait pas et ils ne faisaient pas partie de la réalité de ces institutions. »
Mohamed Ouachen a donc décidé de créer un espace culturel qu’il a nommé Brass’Art, destiné à rassembler tous les habitants de Molenbeek autour d’activités artistiques.
« Je voulais que les citoyens de la commune et les artistes locaux s’approprient un lieu culturel où ils pourraient organiser des événements, se réunir », explique Mohamed. « C’est comme ça que le Brass’Art a eu un réel succès où tout habitant de Molenbeek – et même au-delà – s’est senti appartenir. »
Le Brass’Art a été fondé en 2017, un an après les attaques meurtrières qui ont secoué la Belgique. « Après les attentats, on s’est dit que les choses allaient devenir plus compliquées pour nous et pour les habitants de la commune », confie Mohamed.
« Les attentats ont suscité beaucoup d’inquiétudes à Molenbeek, qui sont venues s’ajouter à toute l’histoire de discriminations subies par les musulmans belges. Molenbeek a été présentée comme le nid du terrorisme alors que la réalité est totalement différente », affirme l’artiste.
Après les attentats, la détermination de Mohamed Ouachen n’a été que plus forte pour lancer son projet culturel : « Le contexte post-attentats, avec son lot d’inquiétudes et les répercussions négatives sur les habitants de Molenbeek, a décuplé cette envie de répondre à un besoin criant : donner une guitare ou un micro aux jeunes, au lieu de leur donner une arme, est le meilleur moyen d’empêcher qu’ils ne se radicalisent. »
« Donner une guitare ou un micro aux jeunes, au lieu de leur donner une arme, est le meilleur moyen d’empêcher qu’ils ne se radicalisent »
- Mohamed Ouachen, fondateur de la plateforme Diversité sur scènes
Le café citoyen Brass’Art est devenu un laboratoire où se croisent artistes, habitants et acteurs associatifs autour d’activités artistiques. « La culture doit prendre une place très importante chez les jeunes, et ce, au cœur même de leur quartier », affirme Mohamed Ouachen.
Adepte d’une totale « autonomie » culturelle, Mohamed Ouachen critique la gestion de la culture par les institutions officielles dans les communes populaires. « J’ai compris depuis quelques années qu’il ne fallait pas forcément essayer de créer des ponts avec les institutions culturelles ‘’dominantes’’ parce que ça ne servirait à rien », explique-t-il.
« Quand les directeurs de ces institutions seront eux-mêmes à l’image de la diversité bruxelloise et la comprendront, on pourra alors créer des ponts avec ces institutions. »
C’est aux populations issues des quartiers populaires d’établir, selon lui, « leurs propres espaces culturels et leurs propres dynamiques parce qu’elles ont une légitimité : elles connaissent leur quartier, les problèmes qu’elles subissent et les défis qu’elles doivent relever ».
Mohamed Ouachen a été nominé en 2011 pour le meilleur seul-en-scène avec Rue du Croissant, une pièce qui raconte la diversité d’un quartier de la capitale belge. Pour lui, « l’émancipation des citoyens au sein des villes et surtout dans les communes populaires doit se construire dans un rapport d’égal à égal, sans discrimination ».
« Les institutions doivent s’adapter à la réalité, aux dynamiques des quartiers populaires, et la scène culturelle doit être à l’image des vibrations de ces quartiers », conclut-il.
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