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Les combattants de l’État islamique changent de tactique pour attaquer les villes irakiennes

Ayant essuyé une série de revers, l’État islamique profite de l’insuffisance des mesures de sécurité et de la corruption pour attaquer les villes irakiennes, comme l’ont confié à MEE des sources appartenant aux services de sécurité
Un officier des forces de sécurité irakiennes tient un faux détecteur de bombes à un poste de contrôle rue al-Saadoun, dans le centre de Bagdad, en août 2012. Ces appareils ont été proscrits cette semaine (AFP)

BAGDAD – Vaincus par les forces de sécurité gouvernementales dans l’ouest du pays, les combattants de l’État islamique (EI) changent de tactique pour lancer des attaques surprise et des attentats-suicide dans les villes irakiennes : telle est la mise en garde lancée par des responsables irakiens de la sécurité.

Les forces de sécurité gouvernementales et les troupes paramilitaires ont repris la ville de Falloujah, l’un des principaux bastions de l’EI en Irak, à la fin du mois de juin, avec le renfort des frappes aériennes de la coalition dirigée par les États-Unis.

Depuis, plusieurs attentats meurtriers ont visé des zones chiites dans la ville de Bagdad et ses environs et des responsables irakiens de la sécurité ont confié à MEE qu’ils prévoyaient de nouveaux attentats, car l’EI a désormais changé de tactique et abandonne les méthodes de combat classiques.

Le 3 juillet, près de 300 personnes sont mortes quand un kamikaze a fait sauter un minibus piégé à l’entrée d’un centre commercial de trois étages à Karrada, dans le centre de Bagdad. Jeudi dernier, trois kamikazes portant des uniformes de l’armée se sont fait exploser à l’extérieur d’un sanctuaire chiite de Balad – une ville située 80 km au nord de Bagdad – faisant encore 40 victimes.

De hauts fonctionnaires irakiens et des spécialistes des questions de sécurité affirment que ce changement de tactique de l’État islamique correspond à un effort pour reprendre l’initiative après la perte de Falloujah, dernière en date d’une série de défaites qui ont vu le groupe perdre le contrôle de près de 60 % des territoires qu’il avait conquis en Irak au cours de ces deux dernières années.

« Après la grande victoire remportée par nos troupes héroïques à Falloujah, le groupe terroriste Daech a pour perspective une défaite cuisante… c’est pour cela qu’ils font maintenant preuve de lâcheté en utilisant des bombes et en visant la population civile, dans le but de prouver qu’ils existent toujours et de continuer à recruter et à recevoir de l’aide », a déclaré le Premier ministre irakien Haider al-Abadi au cours d’une allocution télévisée vendredi dernier.

Le Premier ministre a ajouté : « L’attentat terroriste de Karrada était une riposte à notre victoire écrasante à Falloujah. »

Haider al-Abadi a tenu ces propos alors qu’il venait de limoger le chef de la sécurité de Bagdad et deux autres hauts fonctionnaires. Les trois hommes sont les derniers fonctionnaires à avoir été écartés des services de sécurité à la suite de l’attaque au minibus piégé du week-end dernier, l’attentat à la bombe le plus meurtrier depuis 2003. Il s’est produit dans un marché très fréquenté deux jours à peine avant le festival islamique d’Aïd al-Fitr, alors que les musulmans s’apprêtaient à célébrer la fin du jeûne du mois de ramadan.

Les limogeages ont fait suite à la démission du ministre de l’Intérieur irakien, Mohammed Ghabban, survenue mardi dernier. Il a quitté son poste au cours d’une vague de colère populaire et de vives critique accusant le gouvernement Abadi d’être incapable d’assurer la sécurité à Bagdad.

Bagdad est toujours en état de choc après l’attentat de Karrada, et de nombreuses familles des victimes n’ont toujours pas pu identifier leurs fils et leurs filles. Des centaines de personnes se sont rassemblées sur les lieux pour allumer des bougies et prier pour les victimes. Plusieurs équipes de volontaires continuent à chercher des restes humains parmi les débris.

L’EI a revendiqué la responsabilité des attentats de Bagdad et Balad, en ajoutant qu’ils avaient intentionnellement visé les membres de la communauté « rawafidh », un terme péjoratif utilisé par les militants islamistes pour décrire les chiites.

Des fonctionnaires irakiens ont confié à MEE qu’ils craignaient que les attentats sectaires ne fassent qu’attiser le conflit entre les forces de sécurité irakiennes en majorité chiites et la communauté sunnite, compromettant ainsi les efforts visant à faire participer les tribus sunnites opposées à l’EI à la lutte contre le groupe islamiste militant.

« Daech va frapper encore et encore à Bagdad. Ils recommencent à employer la tactique des attaques surprise parce que c’est facile et qu’elle garantit des résultats », a commenté un officier supérieur de la police de Bagdad, qui a demandé à conserver l’anonymat parce qu’il n’est pas autorisé à donner des interviews.

« Maintenant, toutes les autres villes sont en danger. Daech a besoin de victoires rapides et faciles qui monopolisent l’attention des médias du monde entier. Attaquer des civils est la façon la plus efficace d’achever ces objectifs », a expliqué cet officier à MEE.

« Votre corruption nous tue »

Pour beaucoup d’Irakiens, l’attentat de Karrada a mis l’accent sur la corruption administrative et financière du gouvernement de Bagdad. Nombreux sont ceux qui critiquent le gouvernement à cause de l’absence de mesures de sécurité dans les deux centres commerciaux visés par l’explosion, et de l’inefficacité des équipes de défense civile qui sont intervenues après l’explosion.

De nombreux Irakiens ont entrepris une campagne sur les médias sociaux pour s’opposer à l’utilisation de faux détecteurs d’explosifs, en utilisant le hashtag « Votre corruption nous tue » sur Twitter.

En service depuis neuf ans, ces appareils de fabrication anglaise se sont depuis longtemps avérés factices et complètement inefficaces, mais on a continué à les utiliser à des postes de contrôle dans tout le pays.

Au lendemain de l’attentat à la bombe, Haider al-Abadi a finalement exigé que ces détecteurs soient retirés du service, et ordonné d’enquêter sur la corruption à la source de l’achat de ces appareils qui ont coûté au pays des dizaines de millions de dollars et garanti d’énormes profits à l’homme d’affaire anglais James McCormick. En 2013, un tribunal anglais a condamné McCormick à 10 ans de prison pour fraude.

Le scandale a commencé en février 2006 quand une entreprise irakienne a transmis un devis au ministère irakien de l’Intérieur pour la fourniture d’un appareil de fabrication anglaise, appelé ADE650, censé pouvoir détecter des explosifs et des drogues à 650 m de distance.

Le ministre de l’Intérieur irakien a réuni un comité technique pour examiner l’efficacité de l’appareil, et, d’après un rapport que MEE est parvenu à se procurer, a affirmé : « Cet appareil permet de détecter efficacement toutes sortes d’explosifs portables et enfouis, des engins explosifs improvisés et des armes personnelles, avec une efficacité de 90 à 95 %. »

L’Irak a signé un premier contrat d’un montant de 11 millions de livres sterling (plus de 16 millions d’euros à l’époque) en janvier 2007, mais en l’espace de quelques mois, de nombreux services de sécurité se sont plaints que le détecteur ne servait à rien car des dizaines de voitures piégées continuaient à faire des milliers de victimes dans les rues irakiennes.

Cependant le lieutenant Jihad Luaibi al-Jabiri, à la tête de la brigade anti-explosifs irakienne, a insisté pour continuer à utiliser les appareils dans les rues et prétendu que d’autres membres des forces de sécurité « visaient à gêner le travail du ministère de l’Intérieur » en critiquant le détecteur, selon les documents consultés par MEE. Il a écrit dans un rapport : « Le département de la brigade anti-explosifs, en tant que bénéficiaire, a garanti que ces appareils sont les plus simples et les meilleurs du monde… donc nous recommandons de les stocker et de continuer à les utiliser pour sauver des vies innocentes. »

Suite aux recommandations de Jabiri, cinq contrats supplémentaires ont été signés en vue de fournir des détecteurs aux forces de sécurité, et le coût total du projet a atteint 75 millions de livres sterling, selon un haut fonctionnaire irakien.

En janvier 2010, le Département des Affaires, de l’Innovation et du Savoir-faire britannique a interdit les exportations vers l’Irak et l’Afghanistan du détecteur ADE650, et les autorités irakiennes ont entrepris une enquête et arrêté Jabiri « pour corruption ».

Jabiri a été condamné à sept ans de prison, mais on pouvait encore rencontrer de faux détecteurs dans des postes de contrôle irakiens jusqu’à la semaine dernière – date à laquelle Haider al-Abadi a finalement ordonné leur retrait suite au tollé général.

« Tous ceux qui ont été victimes de voitures piégées au cours des dernières années, depuis la mise en service de cet appareil, sont morts à cause de cet appareil », a déclaré à MEE le général Hassan al-Bidhani, ancien officier supérieur basé à Bagdad et membre du comité technique constitué en 2006 pour examiner le détecteur. « Si nous prenons en compte tous les Irakiens qui ont été tués depuis, en excluant ceux qui sont morts dans d’autres circonstances, cela signifie que cet appareil est directement responsable de la mort de centaines de milliers d’Irakiens. »

Traduit de l’anglais (original) par Maït Foulkes.

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