Les Émirats arabes unis s’approprient-ils les traditions omanaises ?
MASCATE – Alors qu’ils regardent leur équipe jouer contre les Émirats arabes unis lors de la finale de la Coupe du Golfe, des jeunes Omanais se mettent à entonner des chants de liesse dans une habitation de Mascate.
Sentant que la victoire est proche au moment des ultimes tirs au but, ils se lèvent et commencent à danser et à chanter.
Tout au long du match, le 5 janvier, la chaîne sportive qatarie Al-Kass a diffusé des chants traditionnels familiers aux téléspectateurs.
« On n’a pas prêté attention à ce qu’ils [les Émiratis] font. Nous devons défendre notre tradition »
– Malik al-Balushi, homme d’affaires
« Vous voyez, ils diffusent de l’al-Azi depuis le début du match et ce, pour toute la nuit. Ils envoient un message aux Émirats », explique un des hommes du groupe d’amis, qui a préféré conserver l’anonymat.
L’al-Azi est une tradition de poésie chantée qui, depuis de nombreuses décennies, fait partie intégrante de la culture omanaise et est chantée lors de tous les événements nationaux tels que les matches de football et les défilés militaires.
Le jour de la finale, une nouvelle chanson d’al-Azi sur le thème du football est sortie pour célébrer la victoire d’Oman face aux Émirats arabes unis, interprétée par la star omanaise de la chanson Salah al-Zadjali.
Lorsqu’Oman a marqué contre Bahreïn lors des demi-finales de la Coupe du Golfe, le 2 janvier, un commentateur omanais s’est mis à chanter de l’al-Azi en direct sur la chaîne de télévision qatarie Al-Kass.
Fin 2017, les Émirats arabes unis, voisins d’Oman, ont formulé une demande très médiatisée auprès de l’UNESCO, l’organisme de l’ONU responsable du patrimoine mondial, afin de revendiquer l’al-Azi comme leur appartenant.
L’UNESCO, qui soutenait la position d’Oman depuis plusieurs années, a semblé changer de camp lorsqu’une commission du patrimoine immatériel a apporté en décembre son soutien à la demande émiratie.
« Aujourd’hui, on plaisante à ce sujet : même pendant la finale de football, on disait que le but appartenait aux Émiratis, que le drapeau d’Oman appartenait aux Émiratis [...]. Il en va de même pour le kandjar : alors que tout le monde sait qu’il est omanais, ils le présentent désormais à leurs invités lors d’événements »
– Un médecin omanais
À l’issue de sa réunion annuelle en Corée du Sud, l’UNESCO a statué que l’al-Azi était « une performance significative et importante relevant du patrimoine culturel, qui reflète la culture des Émirats arabes unis et la société émiratie », a rapporté le journal The National.
« L’inscription de l’al-Azi au patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO nécessitant une sauvegarde urgente reflète les directives initiées par nos dirigeants dans le but de soutenir notre patrimoine culturel authentique », a déclaré Mohamed Khalifa al-Mubarak, président du département de la culture et du tourisme d’Abou Dabi, suite à cette annonce.
La réaction populaire de l’autre côté de la frontière omanaise a cependant été un mélange de protestations et de moqueries. Pour de nombreux Omanais, il s’agit d’une appropriation flagrante par les Émirats arabes unis d’une tradition vieille de plusieurs siècles qui n’a jamais fait partie de la culture des régions et des tribus qui ont formé le nouvel État émirati en 1971.
« Si l’on y réfléchit, l’ensemble des Émirats arabes unis faisait partie d’Oman avant 1970. L’histoire les a divisés – avant, c’était un seul pays. Mais aujourd’hui, avec toutes ces revendications faites par les Émirats arabes unis, cela prend la forme d’une bataille », explique un médecin de Mascate.
Ce qui inquiète vraiment les Omanais, c’est que la démarche initiée auprès de l’UNESCO pour l’al-Azi est l’une des nombreuses revendications culturelles faites par les Émirats arabes unis – comme pour le kandjar, un poignard de cérémonie – au sujet d’icônes nationales existant depuis des siècles. « Ils nous prennent tellement de choses, cela ne se limite pas à l’al-Azi », ajoute le docteur.
« Aujourd’hui, on plaisante à ce sujet : même pendant la finale de football, on disait que le but appartenait aux Émiratis, que le drapeau d’Oman appartenait aux Émiratis, tout comme le kumma [un chapeau tissé omanais]. Il en va de même pour le kandjar : alors que tout le monde sait qu’il est omanais, ils le présentent désormais à leurs invités lors d’événements. »
Des traditions différentes
Abdullah Riyami est un musicien omanais qui a étudié la culture du chant du Golfe au Koweït ; il enregistre des chansons et des danses traditionnelles d’Oman, dont de l’al-Azi. Selon lui, les revendications émiraties au sujet de l’al-Azi ne sont pas valables, puisque les traditions des pays sont différentes.
« Ils n’ont pas le droit de revendiquer l’al-Azi, soutient-il. Il s’agit d’une très vieille tradition omanaise, puisqu’Oman était autrefois un empire et que celle-ci était pratiquée dans toutes les régions du pays. »
L’al-Azi est interprété avec une sorte de combat théâtral à l’épée appelé Rahza, qui contait généralement les victoires au combat à l’époque où le pays était divisé en tribus belligérantes, a-t-il expliqué. « On peut dire que l’al-Azi et le Rahza font partie d’une seule et même tradition. »
Le Rahza était accompagné par des cors et des tambours. Les poètes commençaient ensuite leur récitation, l’al-Azi, qu’ils ouvraient avec un « Allahu akhbar » (« Dieu est plus grand ») mélodieux.
« L’histoire appartient à tout le monde. On ne peut pas dire qu’elle appartient à un seul pays. Il y a cinq ou dix ans, il n’y avait jamais d’al-Azi lors d’événements publics aux Émirats arabes unis »
– Un médecin omanais
« Le Rahza est né il y a des centaines d’années, lorsque les tribus se combattaient. Ainsi, si l’une de ces tribus gagnait, ses membres retournaient dans leurs villages et exécutaient une sorte de pantomime, sans mots. Ils se battent avec des épées et font ce qui ressemble à une pièce de théâtre », explique Riyami.
Ils prononcent aussi quelques mots pour glorifier la tribu ainsi que la force et le courage de leur chef pour vaincre leurs ennemis. « Mais aujourd’hui, il est utilisé à diverses occasions, comme lors des mariages. Le Rahza est conclu par un chant d’al-Azi, qui fait partie intégrante du Rahza. »
« Oman et les Émirats ont des types différents de Rahza, mais à la fin du Rahza aux Émirats, il n’y a pas d’al-Azi », explique Riyami.
En 2012, la demande formulée par Oman pour l’al-Azi a été acceptée par l’UNESCO.
« L’al-Azi est un genre de poésie chantée pratiqué dans les régions du nord du sultanat d’Oman. Il constitue l’une des expressions les plus importantes de l’identité culturelle et musicale omanaise », selon la description du patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l’UNESCO, qui répertorie les pratiques et les traditions culturelles et leur offre une protection.
« L’al-Azi est interprété lors de tous les événements nationaux et sociaux en tant qu’emblème de la fierté, de la force et de l’unité de la société », a ajouté l’UNESCO.
Une position tolérante
Riyami soutient que la tradition de l’al-Azi s’arrête à 200 km au sud de la frontière entre les Émirats et Oman.
« À Moussandam et à al-Batina, dans le nord d’Oman, c’est un chant de guerre qui sert à renforcer l’esprit et le courage de la tribu, sans al-Azi. »
Par le passé, le ministère omanais de la Culture a adopté une position tolérante vis-à-vis des revendications culturelles des Émiratis, acceptant l’idée que les deux pays aient des traditions similaires. En 2012, les Émirats arabes unis et Oman ont présenté une candidature commune à l’UNESCO pour l’al-Tagrouda, une tradition de poésie bédouine qu’ils partagent.
Cependant, la candidature présentée au cours de la même année par Oman pour l’al-Azi était séparée.
« Nous avons des choses en commun, affirme Malik al-Balushi, petit entrepreneur à Mascate. Nous avons tous une culture et un mode de vie différents. »
Mais selon certains Omanais, la revendication des Émiratis vis-à-vis de l’al-Azi est comparable à l’idée d’imaginer les Britanniques s’approprier le champagne ou le brie français.
« Ce que disent les Émirats arabes unis n’est pas faux, parce qu’auparavant, ce n’était qu’un seul pays. Il n’y a rien de mal à affirmer cela »
– Un chercheur omanais
« Quand ils ont présenté la candidature pour cela, il y a eu un grand battage publicitaire dans les médias émiratis, dans tous les journaux, ce qui a énervé les Omanais », explique un chercheur omanais qui a souhaité conserver l’anonymat. « En effet, ce n’est pas la première fois que les Émirats arabes unis s’approprient une chose qui appartient à Oman : ils l’ont fait avec des figures historiques. »
« Ce que disent les Émirats arabes unis n’est pas faux, parce qu’auparavant, ce n’était qu’un seul pays. Il n’y a rien de mal à affirmer cela. »
En revanche, « l’histoire appartient à tout le monde, soutient le médecin. On ne peut pas dire qu’elle appartient à un seul pays. Il y a cinq ou dix ans, il n’y avait jamais d’al-Azi lors d’événements publics aux Émirats arabes unis. »
La relation entre les Émirats et Oman s’est avérée délicate et parfois troublée, compte tenu de l’histoire moderne commune des deux pays et de la proximité tribale et ethnique entre les habitants vivant des deux côtés de la nouvelle frontière internationale dessinée en 1971, selon Marc Valeri, spécialiste d’Oman à l’université britannique d’Exeter.
Cet affrontement a atteint son paroxysme lors de la finale de la Coupe du Golfe lorsqu’Oman a affronté les Émirats arabes unis, ajoute le chercheur. « Pour se venger, les médias qataris et les médias omanais ont continué de diffuser de l’al-Azi tout au long de la journée et pendant le tournoi. »
La chaîne de télévision qatarie Al-Kass a diffusé de l’al-Azi durant toute la nuit pour célébrer la victoire d’Oman, lançant une pique sans équivoque aux prétentions émiraties concernant cette tradition.
Les Qataris, qui subissent un siège économique terrestre et aérien mené par les Émirats et leur allié saoudien, ont célébré la victoire omanaise face aux Émirats arabes unis avec presque autant de zèle que les Omanais eux-mêmes.
« Le Qatar, en choisissant son camp pendant la Coupe du Golfe, envoyait clairement un message »
– Un chercheur omanais
« Le fait est qu’Oman ne s’est jamais confronté aux Émirats arabes unis ; ils l’ont fait de manière très humoristique. En réalité, ils ne sont jamais allés devant les tribunaux. Mais le Qatar, en choisissant son camp pendant la Coupe du Golfe, envoyait clairement un message. »
D’autres adoptent une position plus sévère, considérant que cette revendication est fondée principalement sur l’idée d’une migration de la tradition d’Oman et sur le désir de l’État émirati récemment créé de s’emparer des traditions culturelles de la riche histoire d’Oman.
« Sous le sultan Saïd ibn Taimour [le père du sultan actuel], les Émirats étaient connus sous le nom de "Sahel [plaine de] Oman" ; c’était un grand territoire qui faisait partie de l’empire d’Oman", explique Balushi.
« On n’a pas prêté attention à ce qu’ils [les Émiratis] font. Nous devons défendre notre tradition. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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