Les habitants d'Istanbul ne cèdent pas à la peur malgré les récentes alertes à la bombe
ISTANBUL, Turquie - Mustafa est un homme dynamique et franc d’une vingtaine d’années, habituellement occupé à prendre soin de ses clients à La Viola, un restaurant du centre d'Istanbul dont il est copropriétaire.
Le travail n’est pas facile, et il a généralement peu de temps pour bavarder avec les journalistes ou se préoccuper trop profondément de politique. Mais ce week-end est différent. Il admet même avoir commencé à craindre que les tensions avec la minorité kurde du pays à la frontière sud puissent déborder et affecter son petit coin animé de la tentaculaire métropole turque.
Il s’est dit préoccupé que des militants puissent attaquer différents sites d’Istanbul et a partagé un renseignement donné par « un ami qui travaille dans la sécurité » lui conseillant d’éviter à tout prix la célèbre place Taksim.
« Nous pouvons seulement espérer pour le mieux, » déclare-t-il à Middle East Eye.
Il est loin d'être le seul à s’inquiéter. Très probablement, l'ami de Mustafa – comme tant d'autres Turcs – a lui aussi eu vent des nombreux avertissements relatifs à de possibles attentats dans le métro d'Istanbul, y compris celui de la place Taksim.
Ces avertissements proviennent d'un document signé par l’adjoint du chef de la police d'Istanbul le 25 juillet avertissant toutes les unités de sécurité de la ville de la possibilité d'attentats sur les lignes de métro Yenikapi, Haciosman, Osmanbey, Taksim et les arrêts du métrobus.
Dès que le document a été divulgué à la presse, les rumeurs selon lesquelles les choses étaient sur le point de prendre une mauvaise tournure ont commencé à circuler.
Quelques jours après que la Turquie a lancé une campagne de frappes aériennes sans précédent sur des positions du groupe État islamique (EI) dans le nord de la Syrie et sur des cibles du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) dans le nord de l'Irak, il semblait effectivement qu’il y eût soudain beaucoup à craindre.
La semaine dernière, un kamikaze qui appartiendrait à l’EI a tué trente-deux personnes lors d'un rassemblement pro-kurde dans la ville de Suruç, à la frontière sud, et les consécutives attaques du PKK contre des agents de sécurité turcs – lancées en réponse à ce que le groupe kurde perçoit comme l'inaction d'Ankara vis-à-vis de l’EI – ont secoué le sud de la Turquie.
Au total, quatre policiers et quatre soldats ont été tués par des groupes armés en Turquie au cours des deux dernières semaines.
On a dénombré également plusieurs alertes à la bombe la semaine dernière, dont deux à Istanbul mardi. Les gouvernements étrangers se sont aussi mis à attiser les peurs, notamment le Royaume-Uni qui a averti ses ressortissants d’éviter tous les transports en public de Turquie, un pays visité par quelque 2,5 millions de Britanniques chaque année.
Les autorités réagissent
Les autorités ont réagi en plaçant les services de sécurité en état d'alerte élevée et en renforçant considérablement la vigilance, de façon plus ou moins discrète.
Comme l’a expliqué à MEE Muharrem Albayrat, qui travaille dans un magasin de confiserie juste à côté de l’avenue Istiklal, les officiers de la police turque, avec leurs uniformes bleu-marine et leurs vestes de protection, sont faciles à repérer.
Au cours des manifestations qui se produisent régulièrement sur l’avenue Istiklal, ils sortent en masse des postes de police avoisinants. Mais il y a aussi d'innombrables agents de sécurité en civil, démaqués parfois par leurs talkies-walkies, qui surveillent tout ce qui pourrait aller de travers.
Depuis l'escalade de la semaine dernière, les autorités ont publié à plusieurs reprises des déclarations relatives au nombre de personnes arrêtées et aux opérations de sécurité menées. Selon elles, plus de 1 000 personnes ont été détenues lors d’opérations de contre-terrorisme visant l’EI, le PKK et le Parti-Front révolutionnaire de libération du peuple (DHKP-C), deux groupes ayant mené des attaques à Istanbul dans le passé.
La récente vague de répression contre l’EI, soutenue par des attaques aériennes turques sur les positions de la milice en Syrie, a suscité la crainte de répercussions à l'intérieur de la Turquie.
« L'organisation État islamique était auparavant le problème de nos voisins. Mais maintenant, c’est devenu le problème de la Turquie », déplore Volcan Konucku, 24 ans, qui vend des plats de poulet accompagné de riz et de pois chiches depuis son stand ambulant de l’avenue Istiklal, le hub commercial et sans doute la rue la plus célèbre d'Istanbul.
Il s’est dit inquiet de la possibilité d’attaques dans la capitale, surtout depuis Suruç. « Maintenant, j’évite les foules et j’essaie d'éviter les rues animées, » confie-t-il.
Volcan Konucku affirme qu'il a remarqué une baisse du nombre de piétons à Istiklal et dans les quartiers environnants ces derniers jours. Cependant, pour un commerçant du cœur d'une ville de quelque dix-sept millions d’habitants, échapper aux foules est une tâche insurmontable.
La vie continue comme avant
Si l'évaluation de Volcan Konucku est bonne, la baisse est marginale. Les Stambouliotes déplorent parfois qu’Istiklal se transforme en une marée humaine et mardi soir – malgré les rumeurs et les avertissements – la marée était forte. Les habitants affirment que bien qu'ils aient entendu les alertes, ils ont l'intention de poursuivre leurs activités quotidiennes, du moins pour l'instant.
Dans l’avenue et ses environs, on trouve l’habituel mélange éclectique de touristes et de résidents locaux, apostrophés par les serveurs des restaurants adjacents vantant les mérites de leurs pipes à eau et autres délices sucrés. Les vendeurs poussant leurs chariots à bras, les artistes de rue et les enfants mendiant sur les trottoirs – tragiquement plus nombreux depuis le début de la guerre syrienne – complètent ce qui est une scène typique de la rue la plus fréquentée d'Istanbul.
Sur la place Taksim, à l’une des extrémités d’Istiklal, des dizaines de personnes se détendent sur les rares pelouses qui entourent le monument républicain, une statue commémorant la fondation de l'État turc, pièce maîtresse de la place. À un jet de pierre de là, sur les rives du parc Gezi – un espace vert de taille modeste connu pour avoir été l'épicentre des manifestations massives contre le gouvernement de mai 2013 – des douzaines d'autres sont allongés en regardant le ciel.
Erkan Sarac, qui travaille à la réception de l'hôtel adjacent, le Taksim Hill Hôtel, rejette l'idée selon laquelle les développements récents en matière de sécurité ont eu un impact sur l’activité de l'hôtel. « Nous sommes complets », a-t-il déclaré à MEE.
« Pendant les événements de Gezi, nous avons perdu beaucoup de clients, mais pas cette fois-ci. »
En face de la place, à Talimhane, à quelques pas des chauffeurs de taxis et des usagers du métro, Ali al-Azzo - un Syrien qui travaille pour une agence de voyage – assure qu'il n'a pas peur que les hostilités dans son pays d'origine rejaillissent sur la Turquie et qu’il est certain que les autorités turques contrôlent la situation sécuritaire à Istanbul, en particulier dans les zones touristiques clés. Il ajoute qu’il n’a reçu qu'un seul appel d'un client inquiet.
« Il m'a appelé d'Arabie saoudite après avoir entendu parler des problèmes de sécurité en Turquie à la télévision. Bien sûr, je l'ai rassuré en lui disant qu’Istanbul est sûre et que tout est paisible ici. »
Reste à voir, cependant, si la demande va rester aussi soutenue. Certains des journaux européens les plus alarmistes ont affirmé dans leurs unes que jusqu'à deux tiers des vacanciers avaient maintenant peur de l’EI en Turquie. Néanmoins, les autorités du pays se sont montrées plus que désireuses de tout faire pour sécuriser la métropole turque.
Plus de 12,5 millions de personnes devraient visiter la ville cette année, ce qui en fait la 5e ville la plus visitée au monde, selon le MasterCard Global Destinations Cities Index, publié le mois dernier.
Une attaque du groupe EI ou du PKK ruinerait ces brillantes perspectives et porterait un nouveau coup à la monnaie déjà affaiblie de la Turquie. Dès que l'horreur de l'attaque de Suruç a été connue, la livre turque a chuté à son cours le plus bas en plus d'un mois.
Cependant, certains résidents sont si optimistes qu'ils croient que même une attaque ne pourrait pas compromettre ces perspectives prometteuses. Albayrat, l’employé du magasin de confiserie situé près de l’avenue Istiklal, est persuadé que les autorités turques vont maintenir la sécurité dans la ville et qu’Istanbul sera aussi résiliente qu’elle l'a été par le passé.
Il affirme que son commerce n'a été aucunement affecté par les récents développements et souligne que malgré l’attentat-suicide contre un poste de police dans la zone touristique de Sultanahmet en janvier dernier, les touristes ont continué à affluer. Clairement, les gens vont et viennent, conclut Albayrat, avant d’ajouter qu’il n'a pas le temps de parler davantage et qu’il doit s’occuper de ses clients.
Après sa brève frayeur du week-end, Mustafa, le propriétaire du restaurant La Viola, semble adopter la même attitude.
Quelques jours après les avertissements de son ami, il affirme qu'il a toujours autant de travail et que, dès mardi soir, il s’était senti presque honteux de ses craintes antérieures.
« Bien sûr que les affaires sont bonnes, regardez autour de vous, » dit-il en souriant malicieusement et en équilibrant un plateau entre son biceps et son avant-bras afin de pouvoir en porter un autre avec sa main libre.
« Allez-vous me poser des questions toute la nuit ou voulez-vous manger quelque chose ? »
Traduction de l’anglais (original) par Emmanuelle Boulangé.
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