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Les partis politiques turcs mobilisent leurs partisans en vue des élections

Les quatre principaux partis représentés au parlement turc ont publié leurs programmes avant les élections du 7 juin
Le leader du Parti républicain du peuple (CHP), Kemal Kılıçdaroğlu, lors d’un meeting à Uşak le mois dernier (AA)

La Turquie pourrait se trouver à un tournant majeur qui affecterait considérablement son orientation politique. Le règne du Parti pour la justice et le développement (AKP) pendant ces treize dernières années pourrait toucher à sa fin : selon certains sondages, les votes en sa faveur lors des élections du 7 juin ne suffiraient pas à atteindre la majorité nécessaire pour former un gouvernement de parti unique.

Cette situation s’explique principalement par les changements significatifs dans les politiques électorales turques de ces dernières années ainsi que par les réactions aux injustices du système électoral. Le seuil électoral pour entrer au parlement se situe encore à 10 %, un vrai défi pour les partis d’opposition.

Ce seuil est une préoccupation pour le Parti démocratique des peuples (HDP) à majorité kurde, depuis que le mouvement politique kurde a décidé en février de devenir une force à l’échelle nationale. Sa décision de se présenter aux élections en tant que parti était inattendue pour beaucoup et potentiellement risquée.

Jusqu’à présent, les Kurdes ont seulement cherché à devenir membres du parlement en tant que candidats indépendants afin de contourner le problème du seuil, formant leurs groupes politiques une fois élus au parlement. Le HDP, qui s’était assuré trente-cinq sièges après les élections de 2011, essaie cette fois de gagner encore plus de députés et de bénéficier de la généreuse subvention accordée aux partis qui siègent au parlement.

La position potentiellement décisive du HDP a eu un impact sur les trois partis parlementaires restants, qui tentent d’élaborer des stratégies en conséquence et de répondre aux différents segments de la société.

Alors que l’AKP a pour objectif de se maintenir seul au pouvoir, les principaux partis d’opposition, le Parti républicain du peuple (CHP) et le Parti d’action nationaliste (MHP) aspirent à élargir leurs bases électorales pour mettre fin au règne de l’AKP en lui refusant la majorité.

L’ancien Premier ministre et maintenant Président, Recep Tayyip Erdoğan, a tenu des discours publics presque tous les jours. Il est à la recherche des voix qui permettraient au nouveau gouvernement de modifier unilatéralement la constitution et d'ouvrir la voie à ce qui pourrait être appelé un « système super-présidentiel » aux pouvoirs exécutifs étendus.

Les tentatives d’Erdoğan ont été fortement critiquées par les trois partis d’opposition, puisque la constitution actuelle stipule que le Président doit rester impartial et neutre. De son côté, M. Erdoğan critique constamment les partis d’opposition et met en garde l’électorat contre un scénario de coalition au cas où l’AKP ne serait pas en mesure d’obtenir la majorité.

Programmes électoraux

L’électorat turc se prononcera sur les questions qui le touchent le plus comme l’économie et la politique nationale. Toutefois, le résultat de l’élection aura évidemment une incidence sur la politique au Moyen-Orient en général, outre les questions relatives à l’OTAN et ses alliés.

Bien qu’il existe des similitudes importantes dans la façon dont les partis d’opposition ont formulé leurs programmes, l’AKP, rendu confiant par sa position de parti au pouvoir, s’est concentré sur la poursuite de ses politiques de longue date.

Sur le plan national, l’économie est le sujet principal. Etant donné le ralentissement relatif de la croissance économique dans le pays ainsi que la dépréciation spectaculaire de la livre turque par rapport aux devises étrangères ces derniers mois, les quatre partis ont consacré une grande partie de leur programme à leurs politiques et promesses économiques.

L’AKP se focalise sur la poursuite des profits macroéconomiques et la consolidation de ces profits à l’aide d’ajustements microéconomiques. En raison de l’essoufflement auquel l’économie turque est confrontée du fait des dettes privées et de la diminution de la production nationale, l’AKP fait pression pour augmenter la production industrielle et met l’accent sur les activités de recherche et développement.

A l'inverse, les trois partis d’opposition se focalisent tous sur les avantages à court terme pour la population en général, faisant notamment des promesses concrètes pour attirer les électeurs aux faibles revenus. Parmi ces promesses figurent des augmentations spectaculaires du salaire minimum, des avantages supplémentaires pour les retraités, ainsi que des aides alimentaires et à la location pour les pauvres.

Selon Sadik Unay, directeur de la recherche économique au SETA (un think-tank basé à Ankara), ces promesses rappellent les partis populistes des années 90. Visant plus précisément le CHP, Sadik Unay a déclaré : « Il est difficile de bénéficier d’un populisme fiscal indiscipliné et de promesses d’avantages matériels sur la base du clientélisme. Pour qu’un tel programme réussisse, il faudrait que la Turquie traverse une crise économique profonde et qu’un parti et programme politique soient présents pour résoudre la crise ». Or selon lui, ces éléments sont inexistants à l’heure actuelle.

Les belles promesses des partis de l’opposition semblent irréalistes pour certains, mais ces partis semblent déterminés à lutter contre les politiques néolibérales que le parti au pouvoir a mises en œuvre au cours des treize dernières années.

Les trois partis d’opposition promettent tous d’augmenter la sécurité de l’emploi et la sécurité au travail et d’améliorer les conditions de travail. En un sens, ils se concentrent sur les questions faisant appel à la conscience sociale – suite aux incidents tels que les catastrophes minières et la généralisation des activités de sous-traitance.

Politique étrangère

Comme pour son programme économique, l’AKP a l’intention de faire avancer la vision de la politique étrangère qu’il a développée au cours des dernières années. Sans aborder les questions concrètes dans son voisinage immédiat, que ce soit le groupe Etat islamique (EI) au sud ou l’accord nucléaire des puissances occidentales avec l’Iran à l’est, le programme de l’AKP renouvelle la politique étrangère multidimensionnelle du parti.

Le CHP, principal parti d’opposition, met en évidence les choix de politique étrangère de l’AKP qu’il considère comme des échecs, tels que la détérioration des relations avec l’Union européenne, une politique étrangère sectaire et aventureuse, et l’isolement régional.

Selon Soli Ozel, professeur de relations internationales à l’université Kadir Has, les programmes des partis sont semblables : ils placent la Turquie sur la scène internationale. Ils semblent également s’accorder sur les principes qui devraient fonder la politique étrangère turque. Cependant, leurs priorités politiques diffèrent. Bien que le CHP tienne l’AKP pour responsable du rapprochement avec le Moyen-Orient et de l’éloignement de l’objectif d’adhésion à l’UE, l’AKP voit cette adhésion comme un objectif stratégique à long terme plutôt que comme un objectif essentiel.

« L’AKP souligne – à juste titre – la part de responsabilité de l’UE dans le gel des négociations, mais ne reconnaît pas les manquements turcs », fait valoir Soli Ozel.

Toutefois, la différence la plus frappante entre les choix de politique étrangère de l’AKP et du CHP concerne le groupe EI et le Moyen-Orient au sens large. Le CHP tient une fois de plus l’AKP pour responsable de l’image internationale négative de la Turquie comme « tremplin pour les terroristes ».

Selon Saban Kardas, président de l’ORSAM, un think tank basé à Ankara, la continuité est la notion de base du programme de politique étrangère de l’AKP. Il est difficile de formuler une approche spécifique à chaque pays, au vu en particulier des incertitudes politiques du Moyen-Orient suite au Printemps arabe.

« Bien qu’il soit possible de donner un sens et d’expliquer les questions actuelles en fonction de la politique étrangère de l’AKP, il faut noter que le parti ne s’occupe pas spécifiquement de l’Irak, de la Syrie et de l’Egypte en raison de l’impasse dans ces pays », remarque Saban Kardas.

« Compte tenu de ce qui a été fait jusqu’à présent et de ce qui est promis pour l’avenir, la volonté d’assurer la continuité des politiques actuelles est l’objectif principal. »

La question kurde

Là où l’approche des quatre partis diffère le plus, c’est sur la façon d’aborder le problème kurde, qui date déjà de plusieurs dizaines d’années. L’AKP assure qu’une fois réélu il fera avancer les discussions avec le chef de file du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), Abdullah Öcalan, et promet de nouvelles mesures concrètes.

Le parti au pouvoir s’engage à accorder davantage de droits et de libertés démocratiques et de les codifier au sein d’une toute nouvelle constitution. En parallèle, il se concentre sur l’élimination totale de la lutte armée kurde.

Le principal parti d’opposition, le CHP, promet également une résolution finale des négociations, mais il ne précise pas quelles seront les parties impliquées dans les négociations. Selon Vahap Coskun, professeur de droit à l’université de Dicle à Diyarbakir (ville du sud-est de la Turquie à majorité kurde), le manque de détails concernant les parties impliquées dans les négociations soulève des doutes quant à l’intention du parti.

« Quand le CHP parle de négociations, est-ce qu’il a à l’esprit les partis politiques siégeant au parlement ou comprend-il le PKK et Abdullah Öcalan dans l’équation ? L’AKP et le HDP ont tous deux une position claire sur ce sujet ; ils parlementent déjà avec le PKK et Öcalan », explique Vahap Coskun.

« Mais le CHP est-il prêt à négocier avec Öcalan et le PKK ? [Kemal] Kılıçdaroğlu a, à de nombreuses reprises, exprimé sa désapprobation sur les discussions avec Öcalan. A-t-il changé d’avis ? », demande le professeur.

Le HDP majoritairement kurde est favorable à des négociations directes menées par l’AKP, mais il adopte un langage choisi pour s’assurer de ne pas s’aliéner l’électorat non-kurde, qui peut jouer un rôle crucial en aidant le parti à atteindre le seuil électoral.

Selon Vahap Coskun, pour s’assurer des voix à travers le pays, le HDP mentionne délibérément la déclaration en dix points qui a été rédigée par Öcalan et annoncée plus tôt en février par la délégation commune AKP-HDP. « "Une république démocratique et une patrie commune" sont l’essence même de la déclaration, et le HDP fait en sorte que la question kurde soit résolue dans un environnement démocratique pluraliste », précise Coskun.

Pour sa part, le MHP voit le processus de paix comme étant fondamentalement une capitulation face au PKK et promet, une fois élu au gouvernement, de rejeter totalement les négociations.

Etant donnés les calculs électoraux complexes et les chances du HDP d’entrer au parlement, un nouveau gouvernement en Turquie apportera certainement des changements significatifs à de nombreux niveaux. Peu importe le résultat, l’exécution de l’un de ces programmes électoraux bouleversera la donne dans le pays.
 

Traduction de l'anglais (original) par VECTranslation.

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