Les Yéménites divisés sur l’établissement de leur capitale à Aden
SANAA - Dès les premières lueurs du jour, de sombres nuages ont obscurci le ciel et les rues désertes sur le chemin de l'aéroport international de Sanaa.
A l'issue d'un contrôle de sécurité dans l'un des postes de contrôle, un jeune chauffeur de taxi, Mohammed Ahmed, déclare : « Mafish hukuma », c'est-à-dire « pas de gouvernement, [seulement les Houthis] », ce qui est assez représentatif des événements qui se déroulent actuellement dans certaines parties de la capitale yéménite.
Les Houthis, une milice chiite, ont attaqué la capitale pour la première fois en septembre 2014, contraignant le président Abd Rabo Mansour Hadi à revenir sur ses réformes économiques et à licencier son Premier ministre. Bien que l'accord de paix parrainé par les Etats-Unis ait appelé les Houthis à se retirer, ceux-ci ont continué d'exercer leur emprise sur la capitale.
Depuis des mois, les postes de contrôle, autrefois dirigés par les forces gouvernementales, sont majoritairement occupés par les Houthis qui revêtent des uniformes de l'armée et décorent leurs armes avec leur slogan (« sarkha »). Ils inspectent minutieusement chaque véhicule avant de le laisser passer.
Depuis lors, cette polarisation s'est accentuée jusqu'à la démission, à quelques heures d'intervalle, du président et du Premier ministre en janvier dernier sous la pression des Houthis. Ceux-ci les ont ensuite assignés à résidence et semblaient prêts à établir leur propre gouvernement alternatif.
Toutefois, M. Hadi est parvenu à s'enfuir vers le sud et à rejoindre Aden, d'où il a ultérieurement annulé sa démission, dénoncé le coup d'Etat et, selon son assistant, déclaré la ville portuaire capitale du Yémen.
Ces événements ont fait du comité révolutionnaire des Houthis le gouvernement de facto du nord du pays. Jeudi soir, les rebelles chiites, furieux, ont attaqué le palais présidentiel d'Aden par deux fois en une tentative ayant pour objectif présumé l'avortement du projet du président Hadi de consolider le gouvernement de la ville portuaire du sud. Ce dernier a dû être évacué de sa résidence et l'on ignore où il se trouve depuis lors.
Plus tôt dans la matinée, des affrontements opposant des forces loyales à l'ex-président Saleh et les forces du président Hadi avaient éclaté à l'aéroport international d'Aden, une semaine après le refus du chef des forces de sécurité spéciales, Abdel Hafez al-Saqqaf, de démissionner conformément aux ordres du président Hadi.
Au Yémen comme à l'étranger, nombreux sont ceux qui se demandent où se trouve véritablement le pouvoir dans le pays et si l'espoir du président Hadi de faire d'Aden la capitale du Yémen est réaliste ou non.
Pression internationale
La prise de pouvoir des Houthis a été rejetée par la plupart des groupes politiques yéménites ainsi que par la communauté internationale.
Les nasséristes, le parti Islah qui soutient les Frères musulmans et plusieurs partis sunnites se sont fermement opposés aux actions des Houthis, tout comme le mouvement sudiste yéménite, qui est très présent à Aden et revendique l'autonomie, voire l'indépendance totale par rapport au nord.
Un certain nombre d'hommes politiques ont par la suite été surpris alors qu'ils tentaient de fuir au sud pour rejoindre Aden, qui fut la capitale de la République démocratique populaire du Yémen (RDPY) après le retrait des Britanniques et jusqu'à la réunification avec le Nord-Yémen en 1990.
Sur le plan international, le Conseil de coopération du Golfe, l'ONU et les Etats-Unis ont tous exprimé leur opposition au comité des Houthis et affirmé qu'ils continueraient de soutenir le président Hadi. Même l'Iran, dont on considère qu'il a soutenu les Houthis, du moins à certains égards, semble avoir admis que leur capacité à s'emparer rapidement du pouvoir l’avait « surpris ».
Quatre pays du Golfe (le Qatar, le Koweït, l'Arabie saoudite et les EAU) sont même allés plus loin en fermant leurs ambassades de Sanaa en avril dernier avant de les rouvrir à Aden. Les Etats-Unis, qui furent les premiers à fermer leurs bureaux évoquant des problèmes de sécurité, ont indiqué qu'ils n'ouvriraient pas de représentation diplomatique à Aden mais qu'ils continueraient à soutenir le président Hadi.
Il semble désormais que cette pression puisse, à long terme, avoir un effet sur les Houthis qui, après deux mois, ont décidé cette semaine de lever l'assignation à résidence du Premier ministre Khaled Bahah ainsi que d'autres membres de l'ancien gouvernement. Ce relâchement intervient dans le cadre de négociations réussies sous la direction de Jamal Benomar, l'émissaire des Nations unies au Yémen.
Les Yéménites divisés
Toutefois, les Yéménites demeurent perplexes à l'idée de déplacer la capitale à Aden, et bon nombre d'entre eux estiment que cette délocalisation est irrationnelle. D'autres présument que cette situation sera tout au plus temporaire et qu'elle est rendue nécessaire uniquement par l'occupation de Sanaa par les Houthis.
Fernando Carjaval, un spécialiste du Yémen installé aux Etats-Unis, signale que la délocalisation de la capitale à Aden implique de modifier la constitution.
Il affirme qu'en l'absence de parlement et étant donné que la constitution est ignorée à la fois par les Houthis et par le président Hadi, ce dernier ne dispose pas des ministres ni des ressources financières requis pour gouverner depuis Sanaa ou Aden.
« Au départ, l'idée de déplacer la capitale a été évoquée par des représentants sudistes lors de la conférence de dialogue national organisée en mars 2013. Ils pensaient que cela pourrait être réalisé dans le cadre du projet d'Etat fédéral à six régions proposé par certains et approuvé par le président Hadi », précise-t-il.
Mais la population du sud, majoritairement opposée à l'unité, a rejeté l'idée du fédéralisme et le projet du président Hadi de faire d'Aden la « capitale du Yémen ».
Selon Abdo Elfgeeh, un investisseur de Sanaa, cette délocalisation comporte de nombreuses incertitudes.
« C’est un problème compliqué », indique-t-il.
« Le déplacement de la capitale donnerait aux habitants de Sanaa et des environs l'impression erronée que le régime les a abandonnés face aux Houthis pour défendre le sud. »
Cependant, Qaid bin Toaiman, étudiant à Marib, estime qu'Aden constitue une meilleure alternative que d'autres villes.
« Ta'izz est surpeuplée, manque d'infrastructures et de ressources adéquates en eau », affirme-t-il à propos de la ville du sud-ouest.
« Hadi peut diriger le gouvernement depuis Aden, mais il se heurte toujours à certains obstacles qui pourraient le gêner », ajoute-t-il.
Niyazi al-Ashwal, du ministère de la Voirie et des Travaux publics à Sanaa, estime quant à lui qu'il faudrait au minimum huit ans pour construire les infrastructures nécessaires et faire d'Aden une capitale à part entière.
« Il faudrait y aménager des sièges pour l'ensemble des ministères, la banque centrale, la présidence, le parlement, les institutions gouvernementales et les ambassades, ainsi que des logements pour les employés », a-t-il indiqué à MEE.
Cependant, Abdo Elfgeeh affirme qu'un projet d'une telle envergure n'est pas nécessaire pour y installer la capitale à court terme.
Le président Hadi peut-il gouverner depuis Aden ?
Bien qu'Abd Rabo Mansour Hadi soit sudiste, il est largement considéré comme un traitre puisqu'il soutient le projet d'unité, s'opposant ainsi à certaines factions du mouvement sudiste, qui est divisé sur le sujet.
Ainsi, la faction dirigée par Salim Ali al-Beidh est composée de séparatistes assidus opposés au président Hadi, alors que d'autres factions privilégient le fédéralisme ou une union revisitée avec le nord.
Fernando Carjaval explique : « Hadi ne s'est pas encore adressé au peuple depuis son arrivée à Aden. On ignore encore quelle sera la nature de sa relation avec al-Hirak [le mouvement sudiste] et quelles factions l'accepteront. Certaines factions, qui sont fidèles à al-Beidh, ne peuvent pas l'accepter ».
Ahmed Mohsin, un membre du mouvement sudiste, affirme que les membres d'al-Hirak craignent que la fuite du président Hadi vers le sud permette de faire d’Aden la capitale. Cela va à l'encontre de leurs projets, puisque leur principal objectif est de se débarrasser du nord, et pas simplement d'accroître leur influence, explique-t-il.
Outre les divisions internes entre les différentes factions du mouvement sudiste, Salim Ali al-Beidh fait remarquer que la majorité des forces armées et de sécurité demeurent fidèles aux Houthis ou à l'ancien président Ali Abdallah Saleh, qui a été accusé d'avoir conspiré avec les milices chiites contre le président Hadi.
La faiblesse du président Hadi semble réelle, particulièrement depuis que le commandant des forces spéciales (FFS) d'Aden, Abdel Hafez al-Saqqaf, a refusé de démissionner la semaine dernière et affirmé qu'il n'obéirait qu'au conseil présidentiel de Sanaa.
Les tensions ont continué d'être attisées par des messages sur Twitter affirmant que des groupes se préparaient pour une guerre civile. Haykal Bafana, avocat installé à Sanaa, a affirmé sur Twitter que : « des centaines de membres lourdement armés d'une milice tribale de Shabwa, les Banou Hilal, sont arrivés aujourd'hui à Aden à la demande du président Hadi. »
Selon le Yemen Times, le président Hadi a également demandé à 20 000 sudistes de rejoindre l'armée dans le cadre d'une campagne de recrutement lancée dimanche et qui devrait durer une semaine.
Bilal Gulamhussein, écrivain et historien basé à Aden, a affirmé à propos des affrontements de jeudi qu'il s'agissait d'une tentative de riposte des forces du président Hadi après qu'Abdel Hafez al-Saqqaf a désobéi à ses ordres lui intimant de démissionner.
« La situation semble apaisée maintenant », a-t-il déclaré jeudi soir, ajoutant que « les forces du président Hadi ont pris le contrôle du camp des forces de la sécurité centrale de la province de Khormaksar ».
« Mais nous ignorons quels sont leurs [ceux de Saleh] plans. Personne au Yémen ne peut prédire ce qui arrivera ensuite. »
L'ombre de Saleh
Sans surprise, la désignation par le président Hadi de la ville d'Aden en tant que capitale a également rendu furieux l'ancien président Ali Abdallah Saleh, dont l'influence demeure significative.
Lors d'un discours prononcé lundi depuis sa résidence, ce dernier a accusé le président Hadi d'avoir conspiré avec les séparatistes. Il a affirmé que l'unique issue pour le président Hadi passait par Aden et la mer Rouge.
A l'inverse, l'ancien président a fait l'objet de critiques pour avoir soutenu directement les Houthis et avoir accumulé des richesses d'une valeur de 60 milliards de dollars, selon un rapport de l'ONU publié le mois dernier.
Mais alors qu'Ali Abdallah Saleh n'a certainement pas abattu toutes ses cartes, Ahmed Mohsin, membre du mouvement sudiste, affirme que ses rêves de Yémen unifié sont ridicules.
« Il se croit en 1994. Les habitants d'Aden ne veulent plus de l'unité. Si elle a lieu, ce sera un désastre », a-t-il déclaré.
Cependant, le mouvement sudiste devra encore parcourir un long chemin avant de pouvoir être indépendant, explique Abdo Elfgeeh.
« La séparation implique bien davantage [que le seul déplacement de la capitale], notamment le soutien de l'opinion publique et de dirigeants solides envers les sudistes », a-t-il observé. « Ce n'est pas le cas pour l'instant. »
« Cela dépendra également du comportement des Houthis et d'autres composantes au nord, particulièrement en ce qui concerne les sudistes et leurs revendications. »
Quel que soit le résultat à long terme, le scénario à court terme engendrera certainement davantage de troubles.
Fernando Carjaval insiste sur le fait que le déplacement de la capitale ne ferait qu'ajouter aux incompréhensions et renforcer les fractures dans le sud. Il ajoute que les régions de Shabwa et d’Hadhramout ne peuvent pas se permettre de laisser Aden étendre son emprise ou décider d'un futur Etat sudiste en laissant les camps nordiste et sudiste dans l'incertitude.
Traduction de l'anglais (original).
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