Massacre de Sabra et Chatila : 40 ans après, l’horreur dans la bouche de survivants
« Ils ont tué mes gendres… l’un par balle, l’autre à l’arme blanche ! » Le cri de détresse teinté d’effroi retentit encore dans les oreilles de Zouhour Accaoui, 40 ans après.
« Quand cette femme a surgi dans la rue en hurlant, personne ne l’a crue », se souvient cette rescapée du massacre de Sabra et Chatila. « Nous entendions de sourdes explosions et des coups de feu sporadiques mais nous étions loin de penser qu’un carnage méthodique se déroulait, froidement, quelques ruelles plus loin. »
Aujourd’hui assistante sociale pour l’ONG Beit atfal al-Soumoud (la maison des enfants de la résistance), elle garde gravée dans la mémoire chaque minute des 40 heures d’enfer qu’elle a vécues avec la population de réfugiés palestiniens du quartier de Sabra et du camp de Chatila, dans le Sud de Beyrouth.
Dans la nuit du 16 au 17 septembre 1982, les tueurs se livrent à leur sordide besogne à la lueur des fusées éclairantes tirées par l’armée israélienne postée aux entrées des camps.
Le 18 à l’aube, une voix appelle en arabe par haut-parleur les habitants du quartier situé à la lisière de Sabra à se rassembler dans la rue.
« Ils sont entrés dans l’hôpital Gaza et ont poussé tout le monde dehors, y compris les membres du corps soignant, les blessés et les malades », raconte à Middle East Eye Zouhour Accaoui.
« Des hommes armés en uniforme vert olive avec l’insigne MP [Military Police] cousu à l’épaule et parlant arabe avec l’accent libanais étaient déployés en double haie. Nous étions plusieurs centaines de personnes. Après avoir séparé les hommes des femmes et des enfants, ils nous ont sommés de marcher vers le sud, en direction de la rue principale de Chatila. »
Des images insoutenables qui ont fait le tour du monde
Effrayée mais silencieuse, la foule est confrontée à l’horreur au bout de quelques dizaines de mètres. Des cadavres entassés les uns sur les autres, des corps désarticulés, des lambeaux de chair éparpillés, des femmes éventrées, des enfants la tête écrasée. La rue de Chatila n’est plus qu’un immense charnier pestilentiel.
« Ils invitaient les habitants à sortir de chez eux en leur promettant qu’aucun mal ne leur serait fait. Dans la rue, ils étaient massacrés à coups de hache ou de baïonnette », raconte à MEE Amina*, qui avait 10 ans à l’époque des faits. Elle a été sauvée par son père qui l’a cachée dans l’arrière-cour de leur maison, avant d’être abattu.
« La tuerie s’est déroulée presque en silence, c’est pour cela que les survivants avaient du mal à convaincre les habitants des autres quartiers à l’intérieur et à l’extérieur des camps de l’horreur qui se déroulait quelques rues plus loin. »
« Ceux qui ont commis ce carnage ne pouvaient être des humains, ils ont tué tout ce qui respirait, y compris les animaux », affirme Zouhour Accaoui. « Ils savaient parfaitement qu’il n’y avait plus aucun combattant dans les camps après l’évacuation du dernier contingent de fedayin, le 25 août. »
Après l’invasion israélienne du Liban le 6 juin 1982 et le blocus de Beyrouth, l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) avait accepté d’évacuer de la capitale libanaise ses 15 000 combattants par voie navale. Les fedayin ont été dispersés dans les différents pays arabes et l’OLP a établi son siège à Tunis.
Les hommes emmenés vers une destination inconnue
Abou Mohammad se décrit comme un miraculé. Caché dans son échoppe dans la rue principale de Chatila, il était séparé des tueurs par un simple rideau de fer. « Pendant trois jours, j’ai été témoin de ce qu’aucun homme ne peut supporter », se souvient-il.
« Les supplications d’une femme qui se transforment en gargouillis après un coup de couteau dans la gorge, le bruit d’un crâne fracassé à coups de marteau, un coup de feu sec tiré à bout portant… J’ai tout entendu ! »
À plusieurs reprises, les tueurs sont tentés de défoncer le rideau de fer pour se servir dans l’épicerie. Ils ne passeront jamais à l’acte. Abou Mohammad reste recroquevillé pendant trois jours, affamé et assoiffé.
« Ils invitaient les habitants à sortir de chez eux en leur promettant qu’aucun mal ne leur serait fait. Dans la rue, ils étaient massacrés à coups de hache ou de baïonnette »
- Amina, rescapée
« Il me suffisait de tendre la main vers une étagère pour prendre une boîte de conserve ou une boisson. J’étais tellement terrorisé que je n’osais pas faire un geste », confie-t-il.
Chaque récit recueilli à Sabra et Chatila confirme et complète le précédent. La propension à aller dans les détails montre à quel point cet événement reste vivant dans l’esprit des habitants 40 ans après.
Chahira Abou Roudeina a perdu sept membres de sa famille dans le carnage, dont son père, son mari et des cousins. « Des hommes ont été conduits à la Cité sportive [située dans l’Ouest de Chatila] et d’autres ont été embarqués comme des moutons dans des camions et emmenés vers une destination inconnue. Beaucoup, séparés de leurs familles, n’ont jamais été revus », raconte-t-elle à MEE.
Lorsque les récits épouvantables commencent à s’ébruiter, les premiers journalistes, dont des Européens, parviennent à pénétrer à Chatila. Les tueurs sont contraints d’interrompre le massacre mais ils n’ont pas le temps d’effacer les traces de leur crime.
Jean-Marie Bourget et Marc Simon, sur place dès le 17 septembre, témoigneront de la barbarie qu’ils découvrent dans un ouvrage intitulé Sabra et Chatila, au cœur d’un massacre, publié en 2012, 30 ans après les faits.
Mais les images qui commencent à circuler dès le 18 septembre 1982 provoquent une grande émotion dans le monde.
Au Liban et en Israël, personne n’a jamais été jugé
Soumis à de fortes pressions, le gouvernement israélien consent à former une commission d’enquête dirigée par le président de la Cour suprême, Yitzhak Kahane.
Dans son rapport publié en février 1983, la commission conclut à la responsabilité directe des milices chrétiennes – Forces libanaises (FL), Phalanges libanaises (Kataëb) et milices du commandant dissident de l’armée libanaise Saad Haddad – et à la responsabilité indirecte d’Israël.
Le nom du ministre israélien de la Défense de l’époque, Ariel Sharon, sera associé de près au carnage par de nombreux journalistes et historiens. Le rapport Kahane jugera qu’il n’avait pas pris « les mesures appropriées » susceptibles d’éviter le massacre. Il démissionnera de son poste mais sera nommé, quelques jours plus tard, par le Premier ministre Menahem Begin, ministre sans portefeuille avec l’autorisation de participer aux réunions du cabinet restreint de sécurité.
Au Liban, aucune enquête sérieuse ne sera menée, surtout que le président de la République de l’époque, Amine Gemayel, frère du président Bachir Gemayel, assassiné le 14 septembre 1982 par un chrétien membre du PSNS (Parti social national syrien), était issu des rangs du parti des Phalanges, accusé d’avoir perpétré le massacre.
Le rôle d’Ariel Sharon dans le carnage est de nouveau pointé par des enquêtes journalistiques au début des années 2000. Des dizaines de survivants et des proches des victimes déposent des plaintes contre le dirigeant israélien, devenu entre-temps Premier ministre. Au nom du principe de la justice universelle, des tribunaux belges acceptent d’instruire le dossier avant de se rétracter.
L’ancien chef des Forces libanaises, Elie Hobeika, se déclare prêt à témoigner. Il sera assassiné en janvier 2002 à Beyrouth dans des circonstances jamais élucidées.
En 2012, un chercheur américain de l’University College de Londres, Seth Anziska, souligne dans un article publié par le New York Times le rôle des États-Unis dans le massacre. Il écrit qu’à la suite d’une réunion le 17 septembre 1982 entre le diplomate américain Morris Draper et l’ambassadeur à Tel Aviv Sam Lewis, d’une part, Ariel Sharon et des chefs de l’armée israélienne de l’autre, « les Israéliens obtiennent des Américains le maintien des miliciens phalangistes dans les camps pour encore 48 heures ».
Après le départ des combattants palestiniens, une force multinationale composée de soldats américains, français et italiens, déployée pour superviser l’accord de cessez-le-feu conclu entre l’OLP et Israël sous l’égide des États-Unis, avait plié bagage le 11 septembre.
Les camps devaient être placés sous la protection de l’armée libanaise, mais au lendemain de l’assassinat de Bachir Gemayel, l’armée israélienne a occupé l’Ouest de Beyrouth, violant ainsi un engagement de ne pas entrer dans cette partie de la capitale. Le 15, les Israéliens, postés aux entrées des camps de Sabra et Chatila, ont laissé entrer des centaines de miliciens chrétiens venus perpétrer le massacre.
Plus récemment, en juin, un journaliste d’investigation israélien, Ronen Bergman, révèle dans le Yediot Aharonot que le massacre avait été planifié des semaines avant l’assassinat de Bachir Gemayel. Le journaliste affirme que lors d’une réunion le 11 juillet 1982, Ariel Sharon aurait exprimé son intention d’« anéantir la partie sud de Beyrouth ».
Se basant sur des archives du gouvernement israélien, Ronen Bergman évoque une « réunion secrète », le 19 septembre 1982, entre des dirigeants libanais chrétiens et des hauts gradés israéliens, dont le chef d’état-major de l’époque, Rafael Eitan. L’objectif de la réunion était d’« établir une version unifiée des faits pour la présenter à l’international » afin de contenir les réactions au massacre, en tentant d’atténuer l’impact de la publication d’images insoutenables de corps d’enfants et de femmes.
« Rafael Eitan ne se souciait pas du volet moral, affirme le journaliste, il craignait surtout que les forces israéliennes ne soient forcées de se retirer de Beyrouth. »
Malgré tout ce qui a été écrit et révélé, les milliers de morts et de survivants du massacre de Sabra et Chatila n’ont pas obtenu justice. Jamais personne n’a été condamné pour ce crime. Au Liban, une loi d’amnistie adoptée à la fin de la guerre civile (1975-1990) a tourné la page de toutes les atrocités commises pendant le conflit, y compris le massacre de Sabra et Chatila.
Mais depuis des années, des survivants et des proches des victimes continuent à se battre pour essayer d’obtenir justice.
« En 2012, j’ai témoigné à deux reprises devant un tribunal en Malaisie », déclare Chahira Abou Roudeina. « Depuis, j’ai juré de ne plus parler aux journalistes car après mon témoignage, on a refusé de me délivrer un visa pour aller rendre visite à mon fils dans un pays européen. »
* Le prénom de l’interlocutrice a été modifié à sa demande.
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