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Le rap libanais cherche à percer le plafond de verre

Avec la crise économique, l’intérêt pour la scène rap monte crescendo au Liban, même si, faute d’un écosystème pérenne, la nouvelle génération peine encore à être reconnue
Des rappeurs palestiniens sur la place des Martyrs à Beyrouth en 2010, des années fondatrices pour la scène rap libanaise (AFP/Joseph Eid)
Des rappeurs palestiniens sur la place des Martyrs à Beyrouth en 2010, des années fondatrices pour la scène rap libanaise (AFP/Joseph Eid)
Par Muriel Rozelier à BEYROUTH, Liban

À tout seigneur, tout honneur : en juin, lors de la dernière fête de la musique qui se tenait dans la ville d’El-Mina (dans le nord du Liban, à quelques kilomètres de Tripoli), le rappeur al-Rass a réussi à faire venir pas loin de 300 personnes sur son seul nom.

Dans un pays où le rap local n’a jamais vraiment réussi à trouver une large audience, y compris parmi la jeunesse, cela représente un beau succès.

Mazen el-Sayed – son nom véritable – est certes un enfant du pays, mais son aura vibre bien au-delà : avec quinze ans de carrière derrière lui, même les profanes le désignent spontanément comme « le » rappeur libanais.

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Al-Rass était d’ailleurs le seul Libanais à l’affiche du très gros concert de rap que le Fonds arabe pour les arts et la culture (AFAC) a organisé à Beyrouth le 16 juillet pour fêter ses quinze ans d’existence. Il y figurait aux côtés de grosses pointures de la scène musicale régionale comme l’Égyptien Wegz.

L’événement n’a rien d’anodin : au-delà du divertissement promis dans une ville toujours meurtrie par l’explosion au port, qui a fait 215 morts en août 2020, il témoigne de l’intérêt grandissant du public libanais pour le genre musical.

« Depuis la révolution libanaise de 2019, il se passe vraiment quelque chose », assure Antoine Berberi, 27 ans, à la fois rappeur et producteur.

La nouveauté, c’est l’émergence d’une jeune génération de rappeurs. Chacun, dans des styles différents – Omar Adawié, Antoine Berberi, Hayek, Tarek S. Kassar, Roytivation, Sabine Salamé, Youssef Sayouf, Ziggy Stoner, etc. –, cherche à briser le plafond de verre qui les maintient encore dans les marges.

« Avant, tu galérais pour faire venir du monde à tes sessions. Même tes amis renâclaient. Aujourd’hui, c’est juste dingue : le moindre open MC [maître de cérémonie] attire du monde », s’enthousiasme-t-il.

Un feu qui a du mal à prendre

La scène rap n’est évidemment pas nouvelle au Liban. Dès 1997, le groupe Aks’ser (sens interdit) a donné le ton.

Ont ensuite débarqué DJ Lethal Skillz, le collectif Fareeq el-Atrash (dont le nom jouait sur l’homonymie avec celui du crooner égyptien Farid al-Atrache) ou encore Wael Koudaih, sous le pseudo, cette fois, de Rayess Bek, une fois le groupe Aks’ser dont il était l’une des figures dissous.

« La contestation sociale fait partie de l’ADN du rap. Pourtant, il n’a pas été la bande-son de la thawra [révolution] comme il a pu, par exemple, le symboliser en Algérie lors du hirak, le soulèvement populaire de 2019 »

Salim Saab, aka Royal S, ancien rappeur

« Il y a eu un âge d’or entre 2008 et 2015-2016 », explique à Middle East Eye Salim Saab, aka Royal S, ancien rappeur reconverti dans le journalisme et la réalisation de documentaires dédiés notamment aux cultures alternatives. « À l’époque, il y avait une floraison de concerts, d’événements et de groupes avec une vraie singularité. »

Le feu a malgré tout eu du mal à prendre. Le genre reste marginal, underground, dans un pays où la musique populaire mainstream demeure incarnée par la diva Fairuz ou les frères Rahbani.

« L’ancienne génération de rappeurs n’a pas réussi à produire un effet d’entraînement. Aucun nom n’a vraiment explosé », analyse la rappeuse Sabine Salamé.

Les textes de cette dernière retracent souvent sa « vie de chien », proche d’une jeunesse sans autre horizon que « la mer » pour tromper son ennui « et les bars pour picoler », si on en croit les paroles désabusées de « Medinat bala nes » (une ville sans habitant).

Pourtant, ailleurs, le rap et le hip-hop en particulier sont passés en tête des ventes et des écoutes au point d’être aujourd’hui surreprésentés sur les réseaux sociaux ou les sites de streaming musical.

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Dans le monde arabe, le rap s’est imposé en Égypte, en Algérie ou encore au Maroc, aiguisant l’appétit de labels comme Warner Music, qui a ouvert une antenne à Beyrouth dès 2018 pour écumer la région. 

Pourtant, même la thawra, le mouvement de contestation qui enflammait le Liban en 2019, n’a pas réussi à sortir la scène rap locale de sa léthargie.

« La contestation sociale fait partie de l’ADN du rap. Pourtant, il n’a pas été la bande-son de la thawra [révolution] comme il a pu, par exemple, le symboliser en Algérie lors du hirak, le soulèvement populaire de 2019. De ce point de vue, les graffeurs libanais étaient plus présents », constate Salim Saab à MEE.  

La crise comme message

Ce n’est pas un hasard si la figure qui a émergé en tant que « voix de la révolution » est le DJ tripolitain Madi K.

De son vrai nom Mahdi Karimé, il a remixé des ritournelles pour faire danser les contestataires de la place el-Nour à Tripoli, puis plus tard ceux de la place des Martyrs à Beyrouth.

« Bien sûr qu’on entendait du rap dans les cortèges. Nous avions même sorti des morceaux parce que le moment était réellement inspirant, mais cela n’a pas eu l’effet boule de neige escompté », reconnaît auprès de MEE Omar Adawié, rappeur de 28 ans, qui se dit influencé par le hip-hop et l’a-pop (la pop arabe).  

Mais la profonde crise économique et sociale que le Liban traverse depuis presque trois ans change la donne.

Au fur et à mesure que le pays s’effondre, le rap devient la bande-son idéale pour tacler les maux du Liban, qu’il s’agisse de l’impunité de l’élite, sa corruption endémique, les privations de la population ou encore l’expatriation des forces vives du pays. « On vit un moment important », veut croire Sabine Salamé.  

Plusieurs titres récents confirment son intuition. Le premier, on le doit à l’Égyptien Ramy Essam.

En mai, quelques jours avant les élections législatives libanaises, « le chanteur de Tahrir » – emprisonné et torturé pour sa participation aux manifestations en Égypte en 2011 – a publié un clip dans lequel il scande un entêtant « Mafi mafi khod » (il n’y a rien, il n’y a rien, va te faire f…). Un message en référence à la crise libanaise où « il n’y a rien, pas d’eau, pas de nourriture, pas d’internet, pas d’électricité… Pas d’essence, de butane, de médicament, de sécurité, d’argent, rien… Va te faire f… », insistent les paroles.

Le second titre est celui de la comédienne libanaise Shaden Fakih, alias Lil Shadz, qui a elle aussi entonné un khod libérateur.

La jeune femme qui se bat pour la liberté d’expression ainsi que les droits des femmes et des minorités vient d’être condamnée à une lourde amende par un tribunal militaire pour avoir porté atteinte à l’honneur des Forces de sécurité intérieure.

« Tout ce qui leur importe, c’est de protéger la virginité des femmes et, ainsi, de se “défendre de Satan’’ : sales enfoirés, arrêtez de nous menacer, arrêtez de nous emprisonner, dégagez ! »

- Shaden Fakih, alias Lil Shad

Ses paroles visent frontalement les hommes politiques « accrochés au pouvoir » ainsi que l’élite religieuse « qui protège les criminels et les morts alors que les vivants ne veulent plus d’eux », comme scandé dans ses textes.

Dans un savoureux mélange de dialecte et d’arabe classique, elle y dénonce encore « la culture patriarcale et le harcèlement », tandis que les véritables enjeux de société sont eux systématiquement ignorés par la classe dirigeante.

« Tout ce qui leur importe, c’est de protéger la virginité des femmes et, ainsi, de se “défendre de Satan’’ : sales enfoirés, arrêtez de nous menacer, arrêtez de nous emprisonner, dégagez ! ».

Preuve que son propos fait écho aux attentes et aux désillusions de la jeunesse, sa vidéo a atteint 150 000 vues sur YouTube en l’espace de seulement trois mois.

Ce n’est certes pas grand-chose en comparaison des 16 millions de vues du dernier titre publié sur la plateforme de l’Égyptien Wegz, mais pour un morceau made in Lebanon, l’exploit est à noter.

Pour la génération montante, invectiver la manzoumé, ce système « qui tue sa population », selon les mots d’Antoine Berberi à MEE, est une marque de fabrique qui la distingue de ses aînés.

« Le rap est la voix de notre colère : j’ai perdu mon emploi dès le début de la crise, j’ai manqué de mourir dans l’explosion du port, j’ai dû rentrer chez mes parents faute de pouvoir payer mon loyer… La seule critique ne suffit plus », poursuit-il.  

Ce ressentiment s’exprime plus ouvertement dans un « rap de rue », à la fois cru et vindicatif, reflet de la violence politique qu’exerce le régime sur la population.  

« De toutes les façons, que peuvent encore nous faire les politiques ? Nous jeter en prison ? On gagnera en renommée », ajoute-t-il, amusé.

Une fragilité structurelle

L’émergence de cette nouvelle génération ne signifie pas que le rap libanais est complètement sorti des limbes.

Des problèmes structurels freinent toujours sa reconnaissance, notamment des circuits de financement très embryonnaires. « Quand on a commencé, on n’avait rien et personne pour nous soutenir. Notre premier micro, on l’a chouré à la mosquée. On était jeunes, mais on fait tout nous-mêmes, on continue encore. C’est épuisant », témoigne Omar Adawié à MEE

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Pour le rappeur Chyno, de son vrai nom Nasser Shorbaji, ce sentiment d’isolement n’a rien de surprenant.

L’ancien MC de Fareeq al-Atrash est l’un des très rares à avoir signé avec une major (Warner Music) en 2020 – seul le Jordano-Palestinien Laith Hasan (The Synaptik) l’avait devancé.

 « Le pays ne comptant que 6 millions d’habitants, c’est difficile d’exister en tant que “scène musicale’’, ce d’autant qu’on est en pleine crise économique. C’est pourquoi il nous faut trouver les moyens de nous exporter vers la diaspora libanaise et le monde arabe », explique-t-il.

À quoi s’ajoute un autre facteur, selon lui : « Le secteur n’a jamais cru dans ce que nous faisions. Quand un festival local nous approchait, c’était avec l’idée que nous allions jouer gratuitement, car ils nous faisaient une fleur en nous programmant ! Il y a un problème de classe : nous sommes des renégats, des gens “hors du système’’ dont le milieu, à l’aise dans son entre-soi bourgeois, ne veut pas », relève ce Syro-Philippin, installé au Liban depuis de longues années, qui a fondé The Arena Middle East, la seule plateforme mettant en compétition des rappeurs de la région dans des battles.

À défaut d’un soutien institutionnel, les rappeurs libanais se prennent en main : l’extrême majorité produit, monte, filme ses propres morceaux et vidéos.

Ils organisent de même leurs concerts et les événements liés. Dans le Akkar (nord), certains ont ouvert des studios professionnels tandis qu’à Beyrouth, des lieux comme Tota (quartier de Mar Mikhael) ou Aaliya’s Books (Hamra) sont l’adresse des amateurs.

Un label Beirut Record a même vu le jour il y a quelques années. Des initiatives encore parcellaires, mais qui, peut-être, leur ouvriront la voie du succès.

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