« Nous voulons juste vivre » : fuyant un raid de l’armée israélienne, une famille palestinienne perd son bébé
Au petit matin du 5 août, Sara Kaabnah (24 ans) s’est réveillée pour allaiter sa fille de trois mois, Hanaa. Toutefois, ce n’était pas simplement le moment d’allaiter.
Ce jour-là, Sara et les seize membres de sa famille ont dû rassembler à la hâte leurs effets personnels, y compris l’unique tente dans laquelle ils vivaient, avant de prendre la route.
Cette famille bédouine qui vit dans le village d’al-Hadidiya, au nord de Jéricho dans la vallée du Jourdain, envisageait de déménager temporairement dans une communauté voisine connue sous le nom de Jiftlik, à 40 minutes en voiture.
En déménageant, la famille espérait empêcher l’arrivée de l’armée israélienne en vue de confisquer leur seul réservoir d’eau. La veille, des soldats israéliens étaient venus chez eux, avaient pris des photos du réservoir d’eau et menacé de revenir pour le saisir.
Comme d’autres familles bédouines dont l’activité d’élevage constitue la principale source de subsistance, l’eau pour les moutons est indispensable. Trouver des moyens d’éviter l’armée israélienne est inhérent à la survie de la famille.
Sara a pris Hanaa dans ses bras et est partie avec sa famille sur un tracteur – leur seul moyen de transport. Une partie du groupe a conduit les moutons à pied et une autre a attendu que le tracteur soit de retour pour les emmener.
Mais les choses ne se sont pas déroulées comme prévu. Sara et Hanaa n’ont jamais atteint Jiftlik.
Alors que la famille circulait dans l’obscurité qui régnait, deux véhicules israéliens sont entrés en collision avec le tracteur près d’un poste de contrôle militaire. Le tracteur s’est renversé et Hanaa a échappé aux bras de sa mère, provoquant sa mort. Sara est restée coincée sous le véhicule lourd.
Les ambulanciers israéliens ont rapidement informé la famille que Hanaa avait été tuée dans l’accident de voiture. Sa mère est toujours dans le coma, ignorant qu’elle ne reverra ni ne tiendra plus jamais dans ses bras son unique enfant.
« Nous nous sommes échappés de peur de voir notre réservoir d’eau confisqué – par peur de la soif », raconte Odeh Kaabnah, le mari de Sara et père de Hanaa, à Middle East Eye. « Notre fille est morte à cause de l’armée israélienne qui nous pourchasse constamment, et maintenant je pourrais aussi perdre ma femme. »
D’une voix tremblante et les larmes aux yeux, Odeh explique que le couple avait prénommé leur petite fille Hanaa, ce qui signifie « bonheur » en arabe, en l’honneur de sa mère. C’est ironique, poursuit le jeune homme de 24 ans, car Hanaa n’a jamais eu l’occasion de ressentir et d’appréhender le sentiment auquel elle devait son nom.
Quand Hanaa avait dix jours, l’armée israélienne a démoli la maison de la famille. Avant qu’elle n’ait deux mois, l’armée a de nouveau démoli leur maison et déplacé la famille. Et quand elle a eu trois mois, elle est décédée alors que sa famille essayait de fuir la dernière opération de l’armée visant leur maison.
« L’armée israélienne a démoli nos cinq tentes et baraques, dont certaines dans lesquelles nous vivons, et d’autres que nous utilisons comme abri pour les moutons », explique Odeh. Ils l’ont fait deux fois en l’espace d’un mois, précise-t-il, une fois le 30 juin et l’autre le 20 juillet.
Bédouins dans la vallée du Jourdain
Les Kaabnah remplissent leur réservoir d’eau quotidiennement à partir d’une source dans une région voisine. Ils doivent ensuite le transporter à al-Hadidiya pour leur usage personnel et pour que les moutons boivent. Cette activité essentielle leur prend au moins une heure par jour.
« S’ils [l’armée israélienne] confisquent notre réservoir d’eau, nous perdrons nos moutons, et nous ne pourrons plus vivre ici. Notre réservoir d’eau et le tracteur sont les deux seules choses que nous possédons et nous permettent de mener une vie très simple », déclare Odeh.
Al-Hadidiya et de nombreuses autres communautés bédouines traditionnellement nomades de la vallée du Jourdain sont la cible des politiques israéliennes visant à créer des conditions coercitives pour pousser les communautés à partir. Ces politiques ont pris la forme de démolitions quasi quotidiennes, de confiscations, de « dé-développement » intentionnel et d’entrave à tout effort visant à mettre en place des infrastructures telles que des réseaux d’eau ou d’électricité.
Le déplacement forcé direct ou indirect d’une population civile occupée est considéré comme un crime de guerre au regard du droit international.
La majorité des communautés bédouines de Cisjordanie vit dans ce qui a été désigné zone C, qui couvre 60 % de la Cisjordanie occupée, dans le cadre des accords d’Oslo de 1993 signés entre Israël et l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). Depuis la signature des accords, la région est sous le contrôle total des autorités israéliennes en matière d’administration civile et sécuritaire. Elle a été désignée comme telle pour englober les colonies israéliennes en Cisjordanie qui abritent plus de 600 000 colons et sont toutes illégales au regard du droit international.
Alors que les colonies israéliennes continuent de prospérer, l’armée israélienne empêche les communautés palestiniennes de la zone C de s’agrandir ou même de rester sur les terres sur lesquelles elles vivent actuellement. L’armée exige des permis de construire pour tout ce qui va d’un refuge pour animaux à une maison, tout en refusant d’en délivrer. Elle procède ensuite à la démolition punitive des structures de subsistance des communautés.
Politique de l’eau
Muayyad Bisharat, coordinateur de l’Union of Agricultural Work Committees (UAWC) dans le nord de la vallée du Jourdain – une organisation à but non lucratif qui aide les agriculteurs et les éleveurs palestiniens – affirme que l’expérience de la famille Kaabnah est monnaie courante dans la vallée du Jourdain.
Environ 87 % des sources d’eau situées en Cisjordanie sont sous contrôle israélien conformément aux accords d’Oslo. À cause des politiques discriminatoires israéliennes, les Palestiniens rencontrent un grave problème d’accès à l’eau.
La majorité des puits souterrains, explique Bisharat, ont été creusés entre 1948 et 1967 alors que la Cisjordanie était sous domination jordanienne, et n’atteignent qu’environ 70 mètres de profondeur. Avec le temps, l’eau dans certains puits est devenue salée et d’autres se sont asséchés en raison de la politique israélienne interdisant aux Palestiniens de les restaurer et de les développer.
Les autorités israéliennes permettent en revanche aux colons de creuser leurs puits jusqu’à 500 mètres de profondeur, pompant de grandes quantités d’eau vers les colonies agricoles et les bases militaires.
« Les conduites de transport d’eau passent sous les communautés bédouines et les villages palestiniens, bien qu’il soit interdit aux Palestiniens d’utiliser cette eau. La grande majorité d’entre eux sont obligés d’acheter l’eau et de la transporter sur de longues distances, ce qui leur coûte environ 50 dollars pour un réservoir d’eau », explique Bisharat.
« Tout ce que je souhaite en ce moment, c’est que Sara vive, qu’elle nous revienne. Nous avons assez souffert »
- Odeh Kaabnah, résident de Hadidiya
Les dirigeants israéliens ont exprimé à plusieurs reprises leur intention de maintenir le contrôle total de la vallée du Jourdain, qui concentre une grande partie des riches ressources naturelles de la Cisjordanie et qui est jugée indispensable par Israël.
« L’armée nous poursuit, les gardes des colons nous poursuivent, l’administration civile israélienne nous poursuit et effectue des descentes quotidiennes chez nous. Ils nous attaquent devant nos familles sans raison », rapporte Odeh, ajoutant que les agressions ne sont pas seulement physiques mais aussi psychologiques, visant à instiller la peur au sein des familles.
Odeh et Sara se sont mariés à un jeune âge en 2016, conformément aux traditions bédouines. Le jeune homme imaginait que sa vie serait beaucoup plus stable, confie-t-il.
« J’avais construit une pièce avec un toit en zinc pour que nous y vivions. Quelques mois après notre mariage, l’armée israélienne l’a démolie », raconte-t-il.
L’armée a démoli la pièce une fois de plus quand il l’a reconstruite.
« Depuis que nous nous sommes mariés et que nous avons fondé une famille, nous souffrons à cause de l’armée israélienne et de la persécution dont nous faisons l’objet. Ma vie est désormais emplie de peur et d’anxiété, et de déplacements incessants d’un endroit à l’autre. »
Souffrance permanente
Odeh n’a réussi à rendre visite à sa femme Sara à l’hôpital qu’une seule fois, et seulement pendant quelques minutes. Il attend une autre autorisation israélienne, dont il a besoin pour entrer à Jérusalem, où elle est soignée dans l’unité de soins intensifs de l’hôpital Hadassah.
« Sara est dans le coma depuis l’accident. Elle a un traumatisme crânien, souffre de fractures au crâne et au visage, et d’hémothorax », détaille son mari.
D’un côté, il redoute de la perdre. De l’autre, il a peur du moment où il devra lui annoncer la mort de leur enfant. Comment lui annoncera-t-il quand elle posera des questions sur Hanaa ? Qu’est-ce qu’il va dire ? se demande-t-il.
Il s’interrompt avant de pouvoir décrire l’état de Sara quand il lui a rendu visite.
« Elle ressemblait à un cadavre. Rien ne bougeait, sauf sa poitrine qui se soulevait avec sa respiration. J’ai très peur qu’elle meure.
« Tout ce que je souhaite en ce moment, c’est que Sara vive, qu’elle nous revienne. Nous avons assez souffert. Nous voulons juste vivre. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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