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Abrogation des lois sociales islamiques au Soudan : une initiative historique qui suscite joie et colère

Les lois sur l’apostasie, l’alcool, la tenue vestimentaire, les mutilations génitales féminines et plus encore ont été abrogées par le gouvernement de transition « afin de concrétiser les slogans de la révolution »
Cette série de réformes revient sur plus de 30 ans de politiques islamiques promulguées par l’ancien président Omar el-Béchir et ses prédécesseurs (Reuters)
Par Mohammed Amin à KHARTOUM, Soudan

Le gouvernement de transition soudanais a décidé d’abroger un certain nombre de lois islamiques controversées – notamment celles relatives à l’apostasie, à l’alcool et à la tenue vestimentaire des femmes. Cette initiative a été accueillie avec joie ou colère par différentes franges de la société.

Parmi ces nouvelles lois, annoncées publiquement le week-end dernier, figurent l’abandon des sanctions pour apostasie ; l’autorisation de la consommation d’alcool pour les non-musulmans ; l’autorisation pour les enfants de voyager avec leur mère sans la permission du père ; l’interdiction des mutilations génitales féminines et l’abandon d’autres articles qui codifiaient la tenue vestimentaire des femmes.

Cette série de réformes revient sur plus de 30 ans de politiques islamiques promulguées par l’ancien président Omar el-Béchir et ses prédécesseurs.

« Nous voulons que la Constitution et les lois soient fondées sur la citoyenneté et l’égalité, non sur la religion et la discrimination »

- Shams al-Din Daw al-Bait, universitaire

Les partisans de l’ancienne administration sont les plus vifs opposants à ces nouvelles réformes. Ils réclament l’éviction du gouvernement du Premier ministre Abdallah Hamdok, établi en 2019 à la suite des manifestations antigouvernementales qui ont renversé Béchir.

Les réformateurs et partisans des manifestations contre l’ancien gouvernement ont salué cette initiative, affirmant qu’elle pourrait faire du Soudan un modèle pour la région – même si certains pensent qu’elle ne va pas assez loin.

« L’abrogation de [la loi sur] l’apostasie est une décision historique et une grande victoire pour les libertés au Soudan », assure l’universitaire Shams al-Din Daw al-Bait, qui a été accusé d’apostasie en 2011.

Le Soudan a connu de nombreuses affaires médiatiques d’apostasie sous l’ère Béchir, notamment celle de Meriam Yehya Ibrahim Ishag, condamnée à mort en 2014 pour avoir épousé un chrétien.

« Nous voulons que la Constitution et les lois soient fondées sur la citoyenneté et l’égalité, non sur la religion et la discrimination. C’est le cœur de la révolution soudanaise qui réclamait la justice et la liberté ainsi que l’amélioration des droits de l’homme dans le pays », insiste le professeur Bait.

Réformes en matière de droits de l’homme

Annonçant ces projets le week-end dernier, le ministre soudanais de la Justice Nasreddine Abdelbari a déclaré qu’une commission pour la mise en œuvre des nouvelles réformes serait créée dans les jours à venir.

Il a ajouté que celles-ci se poursuivraient jusqu’à ce que son pays ait aboli « toutes les lois contraires aux droits de l’homme au Soudan ».

Dans un tweet, Hamdok a également déclaré que ce processus se poursuivrait.

« L’adoption de ces lois est une étape importante vers la réforme de l’ensemble du système juridique au Soudan afin de concrétiser les slogans de la révolution, notamment la paix, la justice et la liberté, à travers des lois et des institutions juridiques qui garantissent l’État de droit », a souligné le Premier ministre soudanais.

Le gouvernement actuel a été désigné par le Conseil de souveraineté du pays, un organisme composé de six civils et cinq militaires établi après des mois de négociations entre l’armée et les leaders de la contestation à la suite de l’éviction de Béchir. Il doit diriger le pays au cours des trois années de transition vers un régime civil.

Aller plus loin

Cet ensemble de réformes a été salué par les activistes des droits de l’homme au Soudan comme à l’étranger.

Les militants pour les droits des femmes se sont tout particulièrement félicités de l’abrogation d’une loi qui contraignait les Soudanaises à demander la permission des hommes de leur famille pour voyager avec leurs enfants.

Cela a été le cas d’Amna Ahmed, contrainte par son ex-mari d’abandonner l’opportunité de travailler comme ingénieure aux Émirats arabes unis quand le droit d’emmener avec elle son fils de 5 ans lui a été refusé.

« Je suis très heureuse d’apprendre qu’avec cette loi, je peux voyager avec mon fils sans plus de chantage », confie-t-elle à Middle East Eye.

« Je suis très heureuse d’apprendre qu’avec cette loi, je peux voyager avec mon fils sans plus de chantage »

- Amna Ahmed

« C’était totalement injuste et une légalisation de la domination masculine. »

Certains activistes estiment toutefois que ces nouvelles mesures sont trop limitées.

La loi sur la consommation d’alcool interdit toujours aux musulmans – qui constituent la grande majorité de la population depuis la séparation du Soudan du Sud en 2011 – de consommer de l’alcool, signe pour certains que le gouvernement craint toujours de renverser totalement l’ancien régime.

Mohamed Sid Ahmed, étudiant de 25 ans, indique à MEE qu’il pense que le pays est toujours régi par les mêmes lois islamiques et que peu de choses changent. 

« Qu’est-ce que cela signifie d’autoriser uniquement les chrétiens à consommer de l’alcool ? C’est également une discrimination envers les musulmans », estime-t-il.

« La révolution souhaitait des libertés libérales et individuelles. Les lois doivent donc être fondées sur la citoyenneté, peu importe la religion. »

Un autre étudiant – opposé aux réformes concernant l’alcool – fait valoir pour sa part qu’il est pratiquement impossible de distinguer les chrétiens des musulmans en matière de consommation de boissons alcoolisées.

« C’est également injuste de faire une loi spécifique pour une petite minorité dans le pays. Ce n’est qu’une excuse pour autoriser l’alcool », déclare Abdul Azim.

Appel au « djihad »

Sans surprise, dans un pays qui a été régi par des restrictions sociales conservatrices pendant si longtemps, les nouvelles réformes ont également suscité une vive opposition.

Meriam Yehya Ibrahim Ishag, une Soudanaise chrétienne de 27 ans condamnée à la pendaison pour apostasie en 2014 (AFP)
Meriam Yehya Ibrahim Ishag, une Soudanaise chrétienne de 27 ans condamnée à la pendaison pour apostasie en 2014 (AFP)

Après l’annonce de ces amendements, le célèbre cheikh soudanais Abdul Hai Youssef a accusé le ministre d’apostasie et appelé au « djihad » contre le gouvernement Hamdok.

« Renverser ce gouvernement, qui a légalisé l’apostasie et d’autres méfaits, est le devoir de tout musulman », a-t-il annoncé.

Les partis islamiques soudanais, notamment le Parti du congrès populaire (PCP), qui fut dirigé par l’ancien leader Hassan al-Tourabi, ont également rejeté ces lois, demandant aux musulmans soudanais d’organiser des manifestations après les prières du vendredi.

« Il est clair que ce gouvernement, qui obéit à l’Occident, se dirige vers une laïcisation totale du pays – ce qui va à l’encontre de nos valeurs et de notre religion », a déclaré le PCP dans un communiqué. 

Le Parti du congrès national (PCN), l’ancien parti d’Omar el-Béchir, a pour sa part exhorté les Soudanais à descendre dans les rues pour faire tomber le gouvernement de transition, annonçant que « la bataille se jou[ait] désormais entre les laïcs et l’islam ». 

Cameron Hudson, chercheur au centre africain de l’Atlantic Council, explique que le Soudan a besoin de réformes juridiques et constitutionnelles supplémentaires, tout en prévenant que ces changements pourraient rencontrer une résistance violente de la part des fidèles de Béchir.

« Nous avons déjà constaté que des religieux islamiques radicaux appelaient au renversement du gouvernement civil en réaction à ces réformes, ainsi que des tentatives d’assassinat visant le Premier ministre et le ministre de la Justice, il est donc clair que des tensions importantes existent », met-il en garde. 

« Ces tensions pourraient être exacerbées par des forces extérieures ou intérieures qui craignent fondamentalement pour leur avenir au sein d’un Soudan réformé. »

Pour le juriste soudanais Wael Ali Saeed, le ministre n’a pas le pouvoir de mettre en œuvre toutes les réformes nécessaires dans le pays.

Il explique que des réformes juridiques exhaustives devront être faites dans le cadre de la convention constitutionnelle qui doit être organisée avant la fin de la période de transition en 2022.

« Le Soudan a encore beaucoup de travail à faire pour abolir les restrictions de l’ère Béchir sur les libertés individuelles et adopter les traités internationaux sur le respect des droits de l’homme et des droits civiques », juge-t-il.

« Cependant, le ministre de la Justice ne peut pas tout changer car ces pouvoirs sont exclusivement aux mains de la convention constitutionnelle. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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