À Berlin, les réfugiés syriens cherchent encore une stabilité
Au coin de la Sonnenallee, célèbre boulevard rebaptisé « la rue des Arabes », dans le sud de Berlin, la pâtisserie Palast Konditorei est comme un petit bout de Damas, soudain transposé dans le rigoureux hiver allemand. Tout y rappelle la Syrie, du plafond décoré de motifs géométriques orientaux aux emballages en arabe, en passant par le discret tarbouche rouge, traditionnel couvre-chef du Proche-Orient, qui trône dans la vitrine au milieu des petits feuilletés à la pistache.
Yahya al-Hussein accueille d’ailleurs ses clients comme il le faisait à l’époque dans sa boutique damascène : avec un petit baklava à goûter. « On fait ça dans les pays arabes. C’est un geste de bienvenue, on leur fait déguster nos pâtisseries et ça leur permet aussi de savoir ce qu’ils aiment ou pas », sourit le vendeur de 32 ans, qui fait ainsi découvrir de nouvelles saveurs à ses clients « allemands et turcs ». « Mais, pour être honnête, 90 % des consommateurs sont arabes. »
Yahya al-Hussein est arrivé en Allemagne fin 2014, avec sa femme et son fils âgé de 9 mois à l’époque. Ils sont plus de 700 000, comme lui, à s’être ainsi établis en Allemagne. Pour beaucoup, la Syrie appartient désormais au passé. Le pâtissier vit aujourd’hui à Berlin comme à Damas : il parle arabe presque partout où il va, il a même gardé certains amis de la fac, et s’informe sur tout ce qui se passe « là-bas ».
Dans la rue où il travaille, les Syriens, arrivés entre 2014 et 2015, côtoient Palestiniens et Libanais, installés là depuis plus longtemps. Les restaurants servent des spécialités du Levant ; dans les cafés, on entend Fairouz, la célèbre chanteuse libanaise, et les magasins affichent des devantures en arabe.
« Je n’ai pas d’amis allemands, je n’ai pas le temps », constate Yahya al-Hussein, qui tâtonne encore parfois avec les différences culturelles. « J’ai appris avec le temps ; ici quand tu organises quelque chose, que tu fais une petite fête, tu dois prévenir les voisins, quand tu participes à un mariage, même pour klaxonner, il faut avoir demandé l’autorisation aux autorités avant. »
Une rigueur qui a aussi ses bons côtés. « Contrairement à la Syrie, ici, tu peux tout faire. À condition d’être bien organisé et, surtout, de tout faire dans les règles », glisse-t-il à Middle East Eye.
Exilés perpétuels
Comme beaucoup de Syriens, le vendeur se sent reconnaissant de l’accueil qui leur a été réservé en 2015 : « Dieu merci, l’État nous a énormément aidés, et ça continue encore aujourd’hui. On a une assurance santé, des aides familiales, certains reçoivent des subventions pour payer leur loyer, les tickets de transport… »
« On était déjà des réfugiés, je suis d’origine palestinienne ; en Syrie, nous étions des exilés en quelque sorte. Où que je sois, je ressens la même chose, ce n’est pas mon pays, je ne suis chez moi nulle part. Alors on essaie de s’établir ici, où pourrait-on aller ? »
- Elham Mhmod, réfugiée syrienne
Mais près de sept ans après son arrivée, Yahya al-Hussein commence seulement à se sentir à l’aise. Parfois, un courrier officiel qu’il n’arrive pas à traduire lui rappelle ses lacunes en allemand, « mais on a des groupes d’entraide sur Facebook ou je demande à mes beaux-frères ».
La langue reste le principal obstacle pour les réfugiés syriens. « Ils veulent que j’apprenne comme les jeunes, mais j’ai besoin de plus de temps. Je retiens puis j’oublie, j’aime bien apprendre les langues mais à mon âge, c’est difficile », se lamente Elham Mhmod, 57 ans, originaire de la région de Damas.
Si son mari a fini par trouver un « mini-job », elle ne peut pas travailler : sans diplôme, elle se débat également avec des soucis de santé.
C’est l’un des gros points noirs de l’intégration des Syriens dans le pays ; des statistiques officielles publiées l’été dernier montraient que 65 % des exilés du pays en âge de travailler vivaient en partie ou entièrement grâce aux aides.
Les autorités allemandes « nous offrent de l’aide, c’est vrai, mais quel genre d’aide est-ce ? On nous traite comme si on devait la mériter, c’est une aide sous conditions. Mon mari avait une boutique en Syrie, il n’a jamais dépendu de personne », explique Elham Mhmod à Middle East Eye.
La famille est éparpillée : deux enfants en Suède, trois autres fils avec elle, en Allemagne, qui poursuivent leurs études. Tous sont partis du camp où ils vivaient près de Damas en 2013.
« Notre maison a été détruite, il ne reste plus rien. J’avais peur qu’ils prennent mes fils pour les envoyer au service militaire, et on sait que ceux qui partent ne reviennent pas. Il n’y avait pas d’électricité, plus d’eau… », raconte cette mère de famille.
Elle et les siens sont des descendants de réfugiés palestiniens, expulsés ou qui ont fui leurs terres en raison des violences à la création d’Israël en 1948 lors de la Nakba. En Syrie, ils n’étaient pas citoyens, donc ne disposaient pas de passeport.
Après la destruction de leur maison, la famille Mhmod se réfugie en Égypte mais doit bientôt partir, car leur identité pose aussi problème aux yeux de l’armée égyptienne qui reprend violemment le pouvoir en 2013.
Ils atterrissent en Libye, puis la guerre les rattrape, encore une fois. Ils fuient alors vers l’Europe, en bateau, pour arriver en Italie puis à Dortmund en 2015. Après trois ans à attendre les papiers, Elham finit par s’installer à Berlin en 2019.
« On était déjà des réfugiés, je suis d’origine palestinienne ; en Syrie, nous étions des exilés en quelque sorte », explique-t-elle. « Où que je sois, je ressens la même chose, ce n’est pas mon pays, je ne suis chez moi nulle part. Alors on essaie de s’établir ici, où pourrait-on aller ? »
Les traumatismes restent
Elham Mhmod estime néanmoins avoir de la chance : grâce à l’entremise d’un agent, elle a réussi à trouver un appartement où loger les siens.
« Le marché de l’immobilier à Berlin est saturé », abonde Sandy Albahri, travailleuse sociale elle-même réfugiée syrienne. « Jusqu’à aujourd’hui, certaines familles n’ont pas de logements, certaines femmes que je suis cherchent depuis cinq, six ans à sortir des Wohnheim [foyers d’hébergement où sont logés les exilés à leur arrivée].
« Il m’est arrivé, parfois, que des gens refusent de s’asseoir à côté de moi dans les transports, parce que j’ai la peau plus foncée, je sens à leur regard qu’ils ne veulent pas de moi ici. Mais ce sont surtout les vieilles générations. Qu’est-ce que je peux y faire ? »
- Sandy Albahri, travailleuse sociale
Sandy Albahri accompagne des groupes de femmes au sein de Loulou, une plateforme de rencontres et de cours de langue pour les migrants, qui les accompagne aussi dans les démarches administratives. Les rendez-vous en groupe sont limités en raison des restrictions sanitaires liées au covid-19, ce qui a renforcé l’isolement de certains.
« Sans toit, tu ne peux pas commencer quelque chose, tu n’es pas indépendant. Ils ne peuvent pas étudier correctement, avoir une intimité, les salles de bain sont collectives, la cuisine aussi. Pendant le covid, tout a basculé en ligne, mais dans les Wohnheim, il n’y a pas d’internet ! », poursuit la jeune femme de 30 ans.
Elle aussi pense que l’aide apportée par l’État allemand, bien qu’appréciable, est insuffisante au regard des besoins.
Sandy Albahri étudie désormais, elle a appris l’allemand, mais a aussi dû « être la mère de [ses] parents » dans les nombreuses démarches qu’elle et sa famille ont dû entreprendre à leur arrivée, en 2014, dans le cadre d’un regroupement familial. « C’était dur car je ne savais pas moi-même ce qu’on devait faire. »
En revanche, la jeune femme, comme de nombreux Syriens à Berlin, affirme n’avoir pas vraiment souffert de discriminations.
« À Dresde, beaucoup de familles ont rapporté des actes racistes, bien plus qu’à Berlin. Les réfugiés ne sont pas les bienvenus là-bas. À Berlin, non, c’est le contraire. Bien sûr, il y a des actes individuels, certaines personnes sont racistes, mais pas la ville dans son ensemble… », note-t-elle.
« Il m’est arrivé, parfois, que des gens refusent de s’asseoir à côté de moi dans les transports, parce que j’ai la peau plus foncée, je sens à leur regard qu’ils ne veulent pas de moi ici. Mais ce sont surtout les vieilles générations. Qu’est-ce que je peux y faire ? »
Aux difficultés de la vie quotidienne s’ajoutent, pour les réfugiés, les traumatismes liés à la guerre et à l’exil. Sandy Albahri accompagne des femmes qui ont souvent des enfants en bas âge, sans diplômes, tout juste la quarantaine.
« Au début, on a formé des groupes pour qu’elles puissent parler de leur dépression et leurs traumatismes. Ici, on peut trouver de l’entraide pour essayer de s’en sortir. Malgré tout, certaines sont toujours dans des états d’abattement. On est toutes touchées, d’une manière ou d’une autre, moi aussi », résume la jeune travailleuse sociale. « Finalement, ensemble, ici, on s’assoit, on pleure mais on passe aussi un bon moment ! »
Devenir allemands
« Est-ce que je suis heureux dans ma vie ? Est-ce que c’est là que je voulais être ? Il faut atteindre une certaine stabilité pour se poser ce genre de questions », se demande de son côté Muhamad Othman. « J’y arrive à peine aujourd’hui ».
Le réfugié de 31 ans vient d’obtenir une licence à l’université américaine de Berlin et a plusieurs projets en tête. Mais les débuts ont été durs pour le jeune homme, arrivé depuis la Libye par bateau, dans une éprouvante traversée de la Méditerranée.
« Je ne suis plus sous le contrôle [d’Assad et ses agents], d’autres lois me protègent. Je vis une liberté bien au-delà de tout ce que j’ai connu »
- Muhamad Othman, réfugié syrien
« L’Allemagne n’était pas prête à accueillir autant de monde. C’était très chaotique, avec de nombreuses règles qui changeaient tout le temps, on naviguait à vue », raconte-t-il.
Il atterrit à Hambourg, ne peut travailler le temps d’obtenir la résidence puis s’établit à Berlin, suit des cours de langue. « Il n’y a pas de suivi une fois que vous avez atteint un certain niveau. Mais votre maîtrise de l’allemand, à ce niveau, n’est pas suffisante pour trouver un travail », regrette-t-il.
Aujourd’hui, Muhamad se débrouille surtout en anglais ; il voulait à tout prix « sortir du système » bureaucratique qui gère les réfugiés. Il a cofondé un parcours de visite à Berlin centré sur les réfugiés intitulé « Pourquoi nous sommes là ».
« On explique pourquoi les gens ont dû fuir la Syrie », décrit le jeune homme. « On est très réticents à l’idée de comparer, l’histoire de l’Allemagne est très particulière. »
L’idée, selon lui, est de montrer aux visiteurs que « l’oppression n’est pas qu’un crime qui appartient au passé, elle se déroule encore aujourd’hui. Certaines des méthodes de torture qui étaient utilisées en Allemagne le sont aujourd’hui en Syrie ».
Le jeune homme aimerait un jour, « comme certains Européens, ne pas passer une année au même endroit », naviguer entre son pays natal et l’Allemagne. « Mais ce ne sera pas possible dans un prochain avenir, je pense », poursuit-il. Les risques sont trop grands : son frère a dû fuir la Syrie car il était recherché par le régime et lui craint de croupir en prison s’il ose retourner à Damas.
À Berlin, malgré la présence de criminels et d’agents liés à Bachar al-Assad, il se sent en sécurité. « Je ne suis plus sous leur contrôle, d’autres lois me protègent », assure-t-il. « Je vis une liberté bien au-delà de tout ce que j’ai connu. »
Dans sa petite boutique, Yahya al-Hussein n’envisage pas non plus de retour en Syrie, « sauf peut-être, un jour, pour faire découvrir son pays natal à mon fils, en touriste ».
Le vendeur de Damas va demander la nationalité allemande, il a déjà entamé les démarches. Quant à son fils, « il est Allemand. Il a grandi ici. Il avait neuf mois quand on est arrivés, il ne se souvient de rien », lâche-t-il en mimant la petite taille du bébé qu’il était à l’époque.
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].