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Tunisie : le musée du Bardo, une autre victime de la crise politique

Ce musée, l’un des plus importants d’Afrique, est fermé depuis le coup de force du président Kais Saied le 25 juillet. Conservateurs, archéologues et professionnels du tourisme s’inquiètent pour le devenir de cette « vitrine tunisienne »
Le musée, qui partage avec l’ARP les mêmes murs, un ensemble palatial qui fut une ancienne demeure des beys (gouverneurs représentant l’Empire ottoman), est fermé pour éviter toute tentative de pénétrer dans le Parlement (AFP/Fethi Belaid)
Le musée, qui partage avec l’Assemblée des représentants du peuple les mêmes murs, un ensemble palatial qui fut une ancienne demeure des beys (gouverneurs représentant l’Empire ottoman), est fermé pour éviter toute tentative de pénétrer dans le Parlement (AFP/Fethi Belaid)
Par Maryline Dumas à TUNIS, Tunisie

Une rue fermée à la circulation, des Jeeps de l’armée et un véhicule de police anti-émeute en stationnement : le musée national du Bardo, à Tunis, offre un spectacle désolant à tous les amateurs du patrimoine tunisien. Et ceux-ci font effectivement grise mine, puisque le deuxième musée du continent africain – après celui du Caire, en matière de richesse des collections – est fermé depuis bientôt huit mois.

De quoi inquiéter les professionnels sur l’état des collections et du bâtiment datant du XVe siècle.

Le 25 juillet 2021 en fin de journée, lorsque les employés du musée ont quitté leur poste, ils ne s’attendaient certainement pas à ne plus y remettre les pieds. Ce soir-là, le président Kais Saied a instauré l’état d’exception et le gel de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP).

Le musée national du Bardo à Tunis accueille la première collection de mosaïque au monde (AFP/Fethi Belaid)
Le musée national du Bardo à Tunis accueille la première collection de mosaïque au monde (AFP/Fethi Belaid)

Si aucune annonce officielle n’a été faite, il semble évident que le musée, qui partage avec l’ARP les mêmes murs, un ensemble palatial qui fut une ancienne demeure des beys (gouverneurs représentant l’Empire ottoman), est fermé pour éviter toute tentative de pénétrer dans le Parlement.

Préoccupés par la crise économique et politique, les Tunisiens ne se sont d’abord pas souciés du verrouillage du musée, ouvert en 1888, qui retrace une grande partie de l’histoire du pays depuis la préhistoire.

C’est finalement Habib Ben Younes, ancien conservateur général du musée et directeur de la division du développement muséographique à l’Institut national du patrimoine (INP), qui a tiré la sonnette d’alarme.

En novembre 2021, il lançait ainsi un SOS pour sauver le Bardo. « Le musée est composé de deux éléments, une extension inaugurée en 2012 et un palais de l’époque husseinite [dernière dynastie avant l’instauration du régime républicain] », explique le conservateur à Middle East Eye.

« Chaque année, il y a un contrôle du bâtiment en juillet-août. Toiture, canalisation… il faut tout vérifier pour éviter toute infiltration. Cela n’a pas pu être fait en 2021 à cause de la fermeture. »

Des collections à surveiller chaque semaine

Habib Ben Younes est également inquiet pour les objets exposés : « Les opérations d’entretien du bâtiment rejaillissent sur les collections. Celles-ci sont d’ailleurs surveillées tous les quinze jours ou tous les mois. »

En début d’année, le retraité redoutait aussi qu’une fenêtre ait pu rester ouverte, les employés ne s’attendant pas à une telle fermeture. « Avec les évolutions du climat, entre les chaleurs de l’été et l’humidité de l’hiver, les bronzes peuvent se corroder. »

Le spécialiste évoque notamment l’état de la collection de Mahdia, collection de bronze découverte en mer, qui comprend des pièces uniques au monde : « Elles nécessitent un contrôle hebdomadaire d’une personne du laboratoire pour évaluer l’humidité dans les vitrines. Ce sont des objets vivants. »

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Depuis quelques semaines, une dizaine d’employés sont autorisés à entrer dans le musée les lundis et mercredis. Ce mercredi matin, MEE a pu constater qu’une personne était postée à une entrée du musée avec un cahier où étaient, semble-t-il, listées les personnes ayant le droit d’accéder au lieu.

Aucune d’elle n’a souhaité répondre à nos questions. « Nous sommes des fonctionnaires, nous avons un devoir de réserve », nous a-t-on répondu. Selon nos informations, une poignée de doctorants ont dû mettre leurs thèses en pause car la collection qu’ils étudient se trouve dans ce qui est appelé la « Maison des curiosités » au sein du musée, de fait inaccessible. Aucun n’a répondu à nos sollicitations.

« Cela fait huit mois qu’ils attendent, qu’ils ne font rien. Ils ont demandé un transfert des collections qui leur a été refusé », explique à MEE un professeur universitaire qui a requis l’anonymat.

« Dans un musée, il y a toujours un objet qui nécessite un soin. Alors après huit mois de fermeture, il est évident que l’humidité a dû toucher les trésors des beys ou les mosaïques »

- Hager Krimi, directrice du service de l’inventaire

« À l’INP [chargé notamment de créer des musées et de sauvegarder leurs collections], tout le monde est pour la réouverture du Bardo », affirme à MEE Hager Krimi, directrice du service de l’inventaire. « Mais beaucoup redoutent d’être considérés comme des opposants au [coup de force du] 25 juillet, alors que nous pensons simplement à la culture et au tourisme. »

La spécialiste en antiquités romaines s’exprime librement en tant que membre du syndicat des chercheurs. Pour elle, l’entrée récente au Bardo de quelques employés est loin d’être suffisante.

« Il faut une présence quotidienne et en nombre vu la taille du musée », estime l’experte, qui est certaine que la fermeture a causé des dégâts : « Dans un musée, il y a toujours un objet qui nécessite un soin. Alors après huit mois de fermeture, il est évident que l’humidité a dû toucher les trésors des beys ou les mosaïques [le Bardo en accueille la première collection au monde]. »

« La Tunisie que l’on veut faire connaître au monde entier »

Alors que ce vendredi 18 mars marque le septième anniversaire de l’attaque du musée par des membres de l’État islamique, qui a causé la mort de 24 personnes en 2015, c’est aussi l’image de la Tunisie qui est en jeu avec la fermeture du musée.

« Habituellement, les ambassades qui ont perdu des ressortissants se rendent au Bardo pour une commémoration. Comment cela va-t-il se passer cette année ? », s’interroge une ancienne employée.

Hager Krimi note que le musée représente « la Tunisie que l’on veut faire connaître au monde entier : une Tunisie culturellement riche, sans terroriste ni islamiste ».

Abdelkarim Touati, guide national, se désole de la fermeture de « ce temple de l’art » : « C’est une déception pour les touristes de venir dans ce pays sans voir ce qu’il y a de plus intéressant. Le Bardo, c’est 3 000 ans d’histoire ! »

Pour ne rien arranger, le musée national de Carthage (qui se concentre sur les époques punique et romaine) est fermé depuis 2018 malgré un projet de rénovation qui a pris du retard. « C’est une seconde catastrophe », commente un autre guide national.

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Le ministère du Tourisme espère relancer le secteur avec une saison 2022 qui parviendrait à 60 % des entrées de 2019, avant le covid. La reprise des croisières est annoncée pour le 23 mars.

Les professionnels veulent croire à une réouverture du lieu à cette occasion. Le Bardo, comme le village de Sidi Bou Saïd, est en effet une excursion incontournable. « Nous martelons le même message aux autorités : le musée du Bardo est une vitrine du patrimoine tunisien et doit rouvrir », confirme à MEE Houssem Ben Azouz, président de la Fédération interprofessionnelle du tourisme tunisien.

Pour parvenir à leurs fins, professionnels du tourisme et conservateurs avancent trois propositions : la séparation, grâce à une structure légère, du Parlement et du musée ; un système de visites sur rendez-vous avec un circuit modifié pour éviter tout risque d’infiltration dans le bâtiment du pouvoir législatif ; ou même le déménagement de l’ARP. 

« Pas un seul député ne s’est levé pour protester contre la fermeture du musée, alors qu’ils s’en aillent ! », s’emporte Hager Krimi. « Cela ne nous arrange pas que le musée soit un lieu de batailles politiques. Nous, nous saurons prendre soin du palais. Nous pourrions y créer un haut conseil de la culture. »

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