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« La fin des subventions conduirait au chaos » : la pénurie de pain illustre la gravité de la crise économique tunisienne

Alors que la Tunisie traverse une profonde crise financière et que le gouvernement tente de négocier un plan de sauvetage du FMI sans réduire les subventions alimentaires, les supermarchés sont à court de denrées de première nécessité telles que le pain
Des Tunisiens font la queue pour acheter du pain dans une boulangerie de la capitale Tunis, le 7 août 2023 (MEE/Stephen Quillen)
Par Stephen Quillen à TUNIS, Tunisie

Il est 7 heures du matin et une file d’attente s’est déjà formée devant la boulangerie publique du quartier de Bab Jedid, dans la capitale tunisienne.

Les baguettes, au prix de seulement 6 centimes d’euros, un prix qui n’a pas changé depuis quinze ans, s’envolent des étagères, alors que les Tunisiens, jeunes comme vieux, se précipitent pour acheter cet aliment de base qui se fait de plus en plus rare.

« Vous devez arriver tôt, sinon vous n’aurez pas de pain », lance un vieil homme à Middle East Eye pendant qu’il fait la queue à la caisse.

« Je dois parfois faire la queue pendant quinze minutes ou plus juste pour avoir des baguettes. »

Partout dans pays, ces scènes se répètent.

De la ville septentrionale de Bizerte aux villes méridionales de Djerba et Tataouine, les Tunisiens se plaignent des longues files d’attente et de la diminution des approvisionnements en pain.

Composant essentiel de l’alimentation de chaque famille tunisienne, le pain est essentiel pour des plats maison tels que la mloukhiya, l’ojja et la shakshuka.

« Si vous attendez jusqu’à midi, vous ne trouverez [de pain] nulle part »

- Alaeddine, habitant de Sidi Bouzid

Mais il n’y a pas que le pain qui est devenu difficile à trouver. D’autres produits à base de blé, comme la farine, le couscous et les pâtes, se font de plus en plus rares, ainsi que certains produits de première nécessité comme le riz et le sucre.

Dans les quartiers aisés de la capitale, où certaines épiceries fines proposent des spécialités telles que le foie gras, les rayons des supermarchés manquent aussi fréquemment de produits de base.

« Si vous attendez jusqu’à midi, vous ne trouverez [de pain] nulle part », prévient Alaeddine, un habitant de la ville centrale de Sidi Bouzid.

« Et ne songez même pas à le trouver dans un magasin ou un supermarché ordinaire – il ne sera [disponible] que dans une boulangerie. »

À l’origine du problème, selon les économistes, les efforts du gouvernement pour couvrir le coût des subventions, sur lesquelles de nombreux Tunisiens comptent depuis des décennies.

« L’État tunisien a toujours donné la priorité à l’accès aux produits de base, en particulier les aliments comme le pain, les pâtes et le couscous », explique à MEE l’économiste tunisien Tarak Bouacida.

« Mais avec la crise économique, cela devient plus difficile. »

Guerre en Ukraine

Alors que le pays souffre d’un déficit budgétaire de plusieurs milliards de dollars et d’une augmentation des paiements de sa dette extérieure, le gouvernement a cessé de vendre de la farine subventionnée à des centaines de boulangeries privées – dites « modernes » ou « non classées » – au début du mois, déclenchant des grèves et des manifestations lundi dernier.

Le pays du Maghreb produit en moyenne 1,1 million de tonnes de blé par an, mais sa consommation est estimée à quelque trois millions de tonnes.

Couvrant moins de la moitié de ses besoins intérieurs, la Tunisie dépend fortement de l’Ukraine, de la Russie, de la Bulgarie, de la Grèce et de la Roumanie pour son approvisionnement en blé. Et pour ne rien arranger, cette année, la récolte de blé a chuté de 60 % en raison d’une grave sécheresse, qui a exacerbé la crise du pain.

L’économie tunisienne est en fait malmenée depuis les soulèvements du Printemps arabe en 2011, qui ont été suivis par des troubles politiques, la pandémie de covid-19 et l’invasion de l’Ukraine par la Russie, mettant à mal les caisses de l’État.

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La guerre en Ukraine a par ailleurs entraîné la disparition régulière de produits à base de céréales, entraînant une pénurie de denrées dans les magasins et les supermarchés.

Aucune amélioration de l’état de l’économie n’a été constatée depuis le coup de force du président Kais Saied en juillet 2021, et la question du blé est tombée plus bas sur la liste des priorités de son gouvernement.

Selon l’Association de lutte contre l’économie rentière (ALERT), la Tunisie a un an de retard dans le paiement de ses subventions à l’agence nationale des céréales, ce qui l’oblige à réduire ses importations de blé dur de 30 % cette année.

Selon Fadhel Kaboub, professeur d’économie à l’université américaine de Denison et président du Global Institute for Sustainable Prosperity, la pénurie de pain en Tunisie – ainsi que les défis en matière de subventions alimentaires auxquels le pays est confronté plus généralement – est le résultat de décennies de politiques défaillantes.

« Le problème sous-jacent est que nous avons perdu notre souveraineté alimentaire », déclare-t-il à MEE, ajoutant que la décision de pousser les agriculteurs vers des cultures de rente destinées à l’exportation, comme les fraises, s’est faite au détriment des denrées alimentaires essentielles.

« Nous importons toujours plus que nous n’exportons. Et nous n’empruntons pas pour investir, nous empruntons pour consommer. »

« Le début de la fin »

Plusieurs gouvernements tunisiens ont tenté de limiter les importations de blé du pays, soit en augmentant progressivement les prix, soit en diminuant la taille d’un pain standard.

Cependant, certaines de ces tentatives ont déclenché la colère des Tunisiens. En 1984, sous la pression du Fonds monétaire international (FMI), le gouvernement du président Habib Bourguiba a complètement mis fin aux subventions du blé et de la semoule, entraînant une augmentation des prix du pain de 100 %.

Cela a déclenché les « émeutes du pain », qui ont fait 150 morts, avant que le gouvernement ne revienne sur sa décision.

Aujourd’hui, Kais Saied, qui négocie un prêt de 1,9 million de dollars avec le FMI en échange de réformes, notamment concernant les subventions, s’est montré réticent à l’idée de réduire ces dernières, ce qui a jeté l’accord dans une impasse.

Pour faire face à la pénurie, le président a déclaré qu’il ne devrait y avoir qu’« un seul type de pain » et a pris des mesures visant à empêcher les boulangeries privées d’utiliser de la farine subventionnée pour produire d’autres variétés de pain plus onéreuses.

Des Tunisiens font la queue pour acheter du pain dans une boulangerie de la capitale Tunis, le 7 août 2023 (MEE/Stephen Quillen)
Des Tunisiens font la queue pour acheter du pain dans une boulangerie de la capitale Tunis, le 7 août 2023 (MEE/Stephen Quillen)

Depuis le 1er août, le ministère du Commerce a empêché plus de 1 500 boulangeries privées d’acheter de la farine subventionnée, mettant leurs activités en danger et provoquant des manifestations.

« Le gouvernement pourrait essayer de trouver un moyen créatif de réduire les subventions, un moyen qui donnerait au FMI ce qu’il veut sans que cela ne soit trop visible pour la population », suggère le professeur Kaboub. « Mais il est difficile d’anticiper comment cela pourrait arriver. »

La seule solution durable au problème de sécurité alimentaire de la Tunisie « est une stratégie cohérente et globale d’investissement dans la souveraineté alimentaire et l’agroécologie », estime-t-il.

Pour de nombreux Tunisiens de la classe ouvrière, il est impensable de mettre fin aux subventions.

« Cela ne doit être que temporaire », commente Nourdine, un client régulier de la boulangerie publique de Bab Jedid. « La fin des subventions conduirait au chaos. »

Mais pour Mohamed, qui dirige la boulangerie, tout cela est de mauvais augure.

« Je pense que c’est le début de la fin du pain subventionné », dit-il à MEE. « Si tel est le cas, le peuple tunisien en sera la première victime. »

Traduit de l’anglais (original).

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