Une livre palestinienne ? « Impossible » sans une indépendance totale, selon des économistes
Depuis des années, de nombreux Palestiniens aspirent à leur propre monnaie pour s’affranchir de l’économie israélienne – et du shekel.
« Nous ne sommes pas obligés de rester dépendants du shekel »
- Mohammed Shtayyeh, Premier ministre palestinien
Alors que se multiplient les avertissements selon lesquels l’Autorité palestinienne (AP) est sur le point de s’effondrer du fait de la rétention par Israël des recettes fiscales palestiniennes, et à la suite d’un atelier économique organisé par les États-Unis à l’intention des Palestiniens à Bahreïn, boycotté par l’Autorité palestinienne, des appels ont été de nouveau lancés pour le retour de la « livre palestinienne ».
La livre palestinienne – sur laquelle figurait le nom de « Palestine » en arabe, hébreu et anglais –, a été créée par le mandat britannique pour créer un système monétaire spécial pour la Palestine au lieu de la livre égyptienne utilisée à l’époque. Elle a été remplacée au début des années 1950 par le shekel israélien.
Les appels les plus retentissants en faveur du retour de la livre palestinienne récemment ont été lancés par le Premier ministre palestinien Mohammed Shtayyeh, qui a évoqué cette idée lors de sa première interview après son investiture en avril dernier.
« Il y a environ 25 milliards de shekels en circulation dans l’économie palestinienne », a-t-il déclaré à la chaîne Palestine TV. « Nous ne sommes pas obligés de rester dépendants du shekel. »
Lors d’une visite en Jordanie début juillet, Mohammed Shtayyeh a de nouveau souligné l’importance pour les Palestiniens de gagner leur indépendance par rapport à l’économie israélienne.
Actuellement, le shekel fait partie des trois autres principales devises (l’euro, le dollar américain et le dinar jordanien) utilisées dans les territoires palestiniens occupés. Les observateurs affirment que son utilisation n’est pas seulement difficile à avaler sur le plan symbolique, mais que cette devise coûte très cher aux Palestiniens.
Nadine Mohammed Shatara (25 ans), employée d’une banque palestinienne à Ramallah, pense qu’Israël tente d’imposer le shekel comme seule devise sur le marché local.
Récemment, la commission prise par les banques sur 100 000 shekels (27 966 dollars) est passée de 1 % à 5 %, certaines banques essayant de se débarrasser de l’excès de liquidité par le biais des traders. Dans le même temps, ajoute-t-elle, la banque centrale israélienne a refusé de retirer les excédents de shekels des banques palestiniennes.
Résultat : le marché palestinien est inondé de shekels alors que d’autres devises importantes déclinent, notamment l’euro, que certaines banques refusent maintenant de céder pour consolider leurs stocks.
Il y a six mois, souligne l’employée de banque, Israël a décidé d’interdire aux particuliers de transporter plus de 3 074 dollars (11 000 shekels) en espèces et en chèques.
« Nous sommes le seul pays à faire des affaires dans quatre grandes devises », indique Nadine Shatara. « L’occupation tente d’imposer sa monnaie sur toutes les devises existantes. »
Une idée ancienne
L’idée d’une monnaie a été lancée il y a des années par des Palestiniens et des experts comme un pas en avant vers un désengagement progressif de l’économie israélienne et un moyen de relancer une économie palestinienne en difficulté depuis la signature des accords d’Oslo entre Israël et l’Organisation de libération palestinienne (OLP) au début des années 1990.
Les experts disent que le protocole de Paris – un accord signé entre l’OLP et Israël – a ensuite scellé la dépendance économique des Palestiniens, donnant à Israël le plein contrôle des frontières extérieures et de la perception des taxes sur les importations et la valeur ajoutée.
Selon ces experts, Israël a utilisé ces avantages pour asphyxier l’économie palestinienne, imposer des fermetures sur les territoires palestiniens occupés et retenir les revenus dus à l’Autorité palestinienne afin de réaliser des gains politiques.
Au-delà du protocole de Paris, le contrôle et l’exploitation par Israël des ressources naturelles, des terres et des frontières palestiniennes ont rendu l’indépendance économique de la Palestine difficile, voire impossible.
« La crise économique est complexe et remonte à plusieurs années, principalement à cause de l’occupation israélienne et de ses manifestations », déclare Tareq Sadeq, professeur d’économie à l’Université de Birzeit.
Il ajoute néanmoins que les dirigeants palestiniens portent également une part de responsabilité en raison de leur mauvaise gestion.
« Irréaliste et impossible »
Selon certains experts, avant qu’une monnaie palestinienne puisse être introduite, des problèmes beaucoup plus urgents doivent être résolus, notamment stimuler la production palestinienne locale et réduire le chômage, qui s’élève actuellement à 19 % en Cisjordanie et à 41 % dans la bande de Gaza.
L’émission d’une monnaie palestinienne ne pourrait que compliquer la crise financière actuelle, explique Sadeq.
« La force d’une devise découle d’une économie forte et stable, et non l’inverse. Une monnaie n’est qu’un outil de gestion de l’économie, elle ne constitue qu’un moyen de limiter les dégâts en cas de quelconque crise financière », précise-t-il.
« Pour garantir son succès, la création d’une monnaie palestinienne nécessite des conditions favorables qui n’existent pas à l’heure actuelle »
– Tareq Sadeq, professeur d’économie
L’AP n’a pas réussi à mettre fin à la crise économique actuelle et sera encore moins capable de se défaire d’une future crise liée à l’effondrement d’une éventuelle monnaie palestinienne, prévient-il. Une nouvelle monnaie, ajoute-t-il, nécessiterait entre autres une situation sécuritaire stable et la confiance du public dans la monnaie.
« Pour garantir son succès, la création d’une monnaie palestinienne nécessite des conditions favorables qui n’existent pas à l’heure actuelle. Bien que la suggestion de Shtayyeh sorte des sentiers battus, c’est irréaliste et impossible », estime Tareq Sadeq.
Bilal Fallah, directeur de l’Institut palestinien de recherche sur les politiques économiques (MAS), basé à Ramallah, fait écho aux préoccupations de Sadeq. Selon lui, une monnaie palestinienne est l’aspiration d’un État indépendant, souverain sur ses ressources économiques et ses frontières, et non d’un État sous occupation.
« Créer une monnaie palestinienne est un risque. Cela ne peut pas réussir sans un prix de devise fixe basé sur les mécanismes de l’offre et de la demande, outre la présence d’importantes réserves en devises étrangères pour maintenir la valeur de la monnaie par rapport aux autres devises afin de s’assurer qu’elle ne s’effondre pas », explique-t-il à MEE.
Tenter cela maintenant présenterait un gros risque, estime-t-il. « Cela ne réussirait qu’en cas de pleine indépendance, pas tant que l’occupation israélienne contrôle l’économie. »
Nadine Shatara, l’employée de banque à Ramallah, pense néanmoins qu’une monnaie palestinienne permettrait de réaliser un rêve pour les Palestiniens.
« La livre palestinienne est importante car elle nous permettra de contrôler le marché et la stabilité politique, mais aussi de mettre fin au contrôle israélien des liquidités financières », affirme-t-elle.
« Face à tous les problèmes, nous devons maintenant penser à créer une nouvelle monnaie palestinienne qui garantisse notre stabilité économique et élimine la dépendance vis-à-vis d’Israël. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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