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Sissi invité à Paris : des ONG appellent Macron à une « nouvelle approche des relations » avec l’Égypte

Alors que le président égyptien est invité au sommet  « pour un nouveau Pacte financier mondial », plusieurs ONG interpellent Macron dans une lettre. Malgré un présumé « dialogue national » avec la société civile, les défenseurs des droits accusent Sissi de poursuivre sa répression
« En tant que président de la France, vous êtes dans une position unique pour engager votre homologue égyptien sur les questions vitales des droits de l’homme, de la responsabilité et de l’État de droit, qui alimentent les crises systémiques économiques, sociales et des droits de l’homme en Égypte », expliquent les ONG à Emmanuel Macron (AFP/Ludovic Marin)
« En tant que président de la France, vous êtes dans une position unique pour engager votre homologue égyptien sur les questions vitales des droits de l’homme, de la responsabilité et de l’État de droit, qui alimentent les crises systémiques économiques, sociales et des droits de l’homme en Égypte », expliquent les ONG à Emmanuel Macron (AFP/Ludovic Marin)
Par MEE

« Nous vous écrivons pour vous demander de l’exhorter [le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi] en public et dans toutes les discussions bilatérales que vous pourriez avoir, à prendre des mesures rapides et efficaces pour faire face à la crise des droits humains en Égypte et rouvrir l’espace civique et la sphère publique, notamment en libérant toutes les personnes détenues arbitrairement. »

Dans une lettre adressée à Emmanuel Macron le 20 juin, plusieurs ONG – dont Egyptian Front for Human Rights (EFHR), EuroMed Rights, la Ligue des droits de l’homme, l’Organisation internationale contre la torture (OMCT) – interpellent le président français sur la nécessité de changer d’approche dans ses relations avec l’Égypte.

Les 22 et 23 juin, Sissi est attendu à Paris où il participe, aux côtés d’une cinquantaine d’autres chefs d’État et de gouvernement, au sommet « pour un nouveau Pacte financier mondial ». Cette rencontre se veut une étape préparatoire aux futurs rendez-vous du G20 et de la COP28, et affiche pour objectifs d’amplifier le financement de la lutte climatique et celui de la lutte contre la pauvreté. 

Dans leur lettre, les ONG soulignent leur « inquiétude face aux restrictions illégales imposées par les autorités égyptiennes aux droits à la liberté de la presse, à la liberté d’expression, d’association et de réunion pacifique, aux contraintes sévères qu’elles ont imposées à la société civile, ainsi qu’à la répression de l’opposition politique pacifique et l’utilisation abusive de la législation antiterroriste pour faire taire les critiques pacifiques. »

Le dialogue national n’apporte « absolument aucun changement »

Exactions commises par des membres de la police et des forces de sécurité, déni de procès équitable, détention arbitraire… la liste des atteintes aux droits de l’homme établie par Human Rights Watch (HRW) dans son rapport 2023 est longue.

« Le président Abdel Fattah al-Sissi a déclaré 2022 ‘’année de la société civile’’, mais des membres clés de cette même société civile ont continué de faire l’objet d’interdictions arbitraires de voyager, de gels d’avoirs, ainsi que d’enquêtes pénales en représailles pour leur activisme pacifique ou leurs critiques », relève le rapport.

Des milliers de personnes continuent d’être arbitrairement détenues ou condamnées en Égypte pour avoir exercé pacifiquement leurs droits. Cela comprend le personnel des organisations indépendantes de la société civile égyptienne, des défenseurs des droits humains et des militants dans le domaine des droits économiques, sociaux, culturels et des minorités, ainsi que des avocats, des journalistes, des universitaires, des femmes influentes sur les réseaux sociaux et des artistes.

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« La torture et les abus généralisés et systématiques se poursuivent, les conditions de détention restent épouvantables, y compris pour les femmes, et l’Égypte continue de prononcer des centaines de condamnations à mort chaque année », poursuit la lettre des ONG.

Alors que l’Égypte a annoncé un « dialogue national » censé aborder tous les sujets qui fâchent dans le plus peuplé des pays arabes, les ONG l’accusent de poursuivre son implacable répression.

Début mai, seize proches et partisans d’Ahmed al-Tantawi, l’unique candidat (pour l’instant) à la présidentielle du printemps 2024, ont été arrêtés. Ils devront répondre d’« appartenance » ou « financement d’un groupe terroriste », de possession d’« armes » et d’« outils de propagande ».

Peu de temps après, la rapporteure de l’ONU pour les défenseurs des droits humains, Mary Lawlor, s’est inquiétée de la « disparition forcée », pendant 23 jours, du militant Moaaz al-Charqawy, réapparu ensuite devant le parquet de la Sûreté d’État, une juridiction d’exception.

Pour Amr Magdi de HRW, le dialogue national n’apporte « absolument aucun changement ». Le pouvoir « manœuvre pour faire comme s’il ouvrait un nouveau chapitre mais, en réalité, il essaye uniquement d’améliorer son image », a-t-il déclaré à l’AFP.

La preuve, pour les militants des droits humains ? Le Caire a réactivé mi-2022 en grandes pompes son comité des grâces présidentielles. 

Côté face, il a fait libérer près d’un millier de prisonniers, répètent à l’envi les responsables. Mais, côté pile, dénoncent les ONG, presque « trois fois plus [de personnes] ont été arrêtées dans le même temps ».

« Personne ne se sent en sécurité »

Ces dernières semaines, le rythme s’est encore accéléré.

Le 22 avril, une vingtaine d’Ultras Ahlawy ont été arrêtés lors d’un match au stade du Caire. Dans la foulée, au moins 39 fans, dont des mineurs, ont été « raflés chez eux », selon le Front égyptien pour les droits humains (EFHR), qui indique que la justice d’exception les maintient en détention provisoire pour « terrorisme » et rassemblement « en vue de détruire le stade du Caire ».

Les Ultras, centraux dans la « révolution » de 2011 qui a renversé Hosni Moubarak, sont de longue date dans le viseur du régime d’Abdel Fattah al-Sissi. Ils ont été interdits en 2018 et des dizaines d’entre eux jetés en prison.

Pour Amr Magdi, de HRW, il n’y aura « pas d’élections libres » en 2024. En 2018, Sissi l’avait emporté haut la main face à un unique concurrent qui lui proclamait son soutien. 

« Des gens sont arrêtés pour un post sur Facebook, donc personne ne se sent en sécurité pour mener une quelconque activité politique », a-t-il souligné.

Comme les autorités refusent de donner le nombre de détenus, les ONG tentent de s’appuyer sur d’autres chiffres.

L’EFHR rapporte ainsi que les juges anti-terroristes de la nouvelle prison de Badr (à l’est du Caire) ont étudié, en 2022, 25 034 demandes de prolongation de détention provisoire.

Dans 98,6 % des cas, ils ont prolongé de 45 jours la détention, « principalement pour des détenus inquiétés pour leur activité politique », indique l’EFHR. 

Les prisons sont le nouveau grand chantier du Caire. Fin mars, un cinquième « centre de réhabilitation » était inauguré en grandes pompes.

Ces nouveaux complexes dans le désert, avec bibliothèques, ateliers de couture et usines agro-alimentaires, comme l’a constaté l’AFP lors d’une visite organisée par les autorités, sont censés remplacer les dizaines de prisons vétustes du pays.

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Mais, depuis janvier, les défenseurs des droits humains ont recensé la mort de quatorze détenus, dont au moins cinq dans ces nouveaux établissements.

Pendant ce temps, l’Égypte est largement considérée comme au bord du défaut de paiement après des années d’emprunts excessifs afin de consolider le pouvoir de Sissi, concentrant la politique économique sur des mégaprojets très discutables sans études de faisabilité, impliquant des appels d’offres et des accords opaques.

Le modèle de gouvernance insoutenable des autorités a étendu et consolidé le contrôle de certaines parties de l’État, en particulier l’appareil militaire, sur de vastes secteurs de l’économie et sur la répartition du capital.

« Cela se fait au détriment du secteur privé, qui s’est contracté pendant la plupart des dernières années et ne peut pas créer les emplois dont les Égyptiens ont besoin. En l’absence de véritables freins et contrepoids institutionnels, ou de canaux permettant aux citoyens qui supportent le fardeau de l’inflation rapide de tenir le gouvernement responsable, les autorités continuent sur cette voie dangereuse », relèvent encore les ONG dans la lettre à Emmanuel Macron.

Comme l’ont souligné le SWP (Institut allemand pour les affaires internationales et de sécurité), les analystes de l’International Crisis Group (ICG) et plusieurs experts économiques, dont le célèbre Dr Yezid Sayegh, les alliés occidentaux de l’Égypte « doivent changer leur approche du statu quo et faire pression sur les autorités égyptiennes pour qu’elles changent de cap, et pas seulement dans le domaine économique ».

Dans ces circonstances, les ONG demandent au président français de ne pas soutenir l’autorisation de nouvelles ventes d’armes ou d’équipements militaires à l’Égypte, dont les achats ont grimpé en flèche au cours de la dernière décennie, alors qu’elle est devenue le troisième acheteur d’armes au monde en 2016-20.

« Non seulement les armes et les systèmes de surveillance sont clairement et à plusieurs reprises utilisés dans des violations du droit international des droits de l’homme en Égypte, mais ils constituent également désormais une dépense pour laquelle le pays ne peut se permettre d’alourdir le fardeau de sa dette ou d’utiliser ses ressources rares, dont le développement a cruellement besoin. »

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