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Guerre Israël-Palestine : pour faire éclater la vérité, les journalistes de Gaza risquent tout

Au péril de leur vie face aux attaques israéliennes à Gaza, les journalistes palestiniens refusent d’être réduits au silence
Les collègues des journalistes palestiniens Mohammed Soboh et Saeed al-Taweel, tués lors d’une frappe israélienne sur un bâtiment à proximité duquel ils effectuaient un reportage, se tiennent à côté de leurs dépouilles dans un hôpital de la ville de Gaza, le 10 octobre 2023 (Reuters)

Dans la bande de Gaza, au milieu du bruit constant des bombardements et des témoignages déchirants de pertes de vies humaines, les journalistes ne se laissent pas décourager, documentant les horreurs quotidiennes de cette nouvelle phase particulièrement meurtrière du conflit israélo-palestinien.

Youssef al-Saifi, caméraman dévoué de la chaîne de télévision Al-Arabi, explique que son expérience professionnelle au cours de cet assaut d’Israël contre Gaza ne ressemble à aucune autre guerre à laquelle il a été confronté au cours de sa carrière.

Celle-ci l’a rapproché plus que jamais de la destruction, le privant de sa maison et, avec elle, du refuge dont il avait besoin pour se ressourcer pendant des journées de travail exténuantes.

Les frappes aériennes israéliennes ont détruit les quatre murs qui abritaient les souvenirs d’enfance de Youssef al-Saifi. L’endroit autrefois empli de l’odeur des repas faits maison et des échos des rires familiaux est aujourd’hui enseveli sous les décombres.

Alors que la zone où se trouvait sa maison à Tel al-Hawa, au sud de la ville de Gaza, était soumise à des bombardements incessants, il n’a pas pu sauver ne serait-ce qu’un fragment de son passé.

« J’ai emmené ma famille quelque part, je ne sais pas si elle y sera en sécurité ou non », déclare le journaliste avec anxiété.

La peur et l’incertitude le rongent, détournant son attention du travail. La perte de son matériel journalistique, coincé sous les décombres de sa maison, est un autre problème.

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Une nouvelle peur s’est insinuée parmi les journalistes, rapporte-t-il.

Le ciblage délibéré de leurs maisons – une tragédie vécue par Wael al-Dahdouh, journaliste chevronné d’Al Jazeera, dont la famille a été tuée dans un bombardement israélien – et la mort de leurs collègues alors qu’ils couvraient la guerre ont semé une peur paralysante dans leurs cœurs.

Youssef al-Saifi lui-même a perdu son ami Saeed al-Taweel, tué en même temps que deux autres journalistes le 10 octobre.

Selon le Comité pour la protection des journalistes (CPJ), le conflit actuel est devenu la guerre la plus meurtrière jamais connue pour les journalistes. Au moins 53 journalistes et professionnels des médias ont perdu la vie depuis le 7 octobre : 46 Palestiniens, 4 Israéliens et 3 Libanais.

Depuis que le Hamas a mené une attaque sans précédent contre les villes du sud d’Israël, Israël bombarde sans relâche Gaza. Plus de 14 000 personnes ont été tuées à Gaza depuis le 7 octobre. Environ 1 200 Israéliens ont perdu la vie et quelque 240 personnes ont été prises en otage.

Face à la campagne de bombardement la plus violente menée par Israël sur l’enclave assiégée, les journalistes de Gaza se retrouvent face à un dilemme éthique : rapporter la vérité au péril de leur vie ou s’autocensurer pour des raisons de sécurité.

De toute façon, nulle part n’est sûr dans l’enclave assiégée.

Frôler la mort

Youssef al-Saifi et un collègue ont échappé de peu à la mort alors qu’ils conduisaient une voiture clairement estampillée du mot « PRESS ».

« Les bombardements étaient à quelques dizaines de mètres de notre voiture », raconte Saifi, toujours incrédule.

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Miraculeusement, ils ont survécu. Mais un autre contact avec la mort attendait Youssef al-Saifi peu après.

Alors qu’il conduisait dans la ville de Gaza, le journaliste a remarqué un char furtivement positionné derrière un bâtiment, au carrefour de Netzarim, pointant son canon vers une voiture qui tentait de s’éloigner.

Un instant plus tard, juste sous ses yeux, le char a tiré et touché le véhicule, qui transportait quatre civils.

Submergé par la peur, Saifi a accéléré dans la direction opposée, klaxonnant pour avertir les véhicules venant en sens inverse. C’est alors qu’il a vu un obus s’écraser par terre derrière un bus transportant une trentaine de passagers.

La nouvelle ce jour-là a été un choc pour les habitants de l’enclave : les chars israéliens s’étaient infiltrés et déplacés vers l’est de Gaza, atteignant l’autoroute Salah al-Din, coupant la ville de Gaza et le nord du reste de la bande côtière.

« Le moment le plus terrifiant »

Raed Lafi, un journaliste indépendant de 48 ans, décrit un quotidien rempli de bruits d’explosions et de boucliers de fortune au milieu des décombres.

Comme environ un million de citoyens de Gaza, Lafi, qui travaille avec plusieurs agences de presse arabes, a été contraint de se conformer aux avertissements de l’armée israélienne de quitter la ville de Gaza avec ses proches sous peine d’être bombardé.

« Les fondamentaux de l’équipement journalistique en matière de sécurité me manquent. Et même se déplacer comporte un risque énorme »

- Raed Lafi, journaliste

La famille a fait le dangereux voyage jusqu’à la ville de Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, pour chercher refuge chez un ami.

« L’armée a les coordonnées de la maison de mon ami », indique-t-il avec une pointe de soulagement.

Son ami est un journaliste travaillant pour une agence de presse internationale – en théorie, de telles affiliations impliquent souvent un bouclier protecteur, garantissant la sécurité de leur personnel et de leurs familles.

Mais la matinée d’un lundi fatidique a brisé ces dernières illusions en matière de sécurité.

Le 23 octobre vers 6 heures du matin, sans sommation préalable, une frappe aérienne a décimé la maison voisine de celle des al-Khateeb, chez qui Raed Lafi résidait, tuant sept civils.

« La maison n’a été qu’en partie épargnée », se souvient le journaliste. « J’étais blessé, à peine dix minutes avant l’heure prévue de mon passage en direct sur la chaîne de télévision Alhurra. »

Faisant preuve d’un professionnalisme sans borne, Lafi a choisi de raconter à l’antenne son calvaire, ensanglanté et meurtri.

« L’urgence du moment ne m’a pas permis d’aller à l’hôpital. Comparé à beaucoup d’autres personnes à Rafah, qui ont perdu la vie ou ont été grièvement blessées, ma blessure semblait mineure », précise-t-il.

Le journaliste poursuit, visiblement secoué : « Le moment le plus terrifiant a été lorsque des pierres ont traversé la fenêtre sous laquelle je dormais. Un déplacement instinctif en quelques secondes seulement m’a probablement sauvé la vie. »

Un Palestinien porte un enfant blessé sur le site de frappes israéliennes contre des habitations à Khan Younè, dans le sud de Gaza, le 26 octobre 2023 (Reuters)
Un Palestinien porte un enfant blessé sur le site de frappes israéliennes contre des habitations à Khan Younè, dans le sud de Gaza, le 26 octobre 2023 (Reuters)

Après l’explosion, il a crié à sa femme d’aller voir si leurs deux filles aller bien et de ne pas lui venir en aide car il pensait avoir été enterré vivant – faisant écho aux dizaines de témoignages qu’il avait entendus depuis le début de la guerre.

Mis à part les traumatismes personnels, ce qui hante le plus Raed Lafi est le lourd tribut que paient un nombre croissant de ses collègues.

« Penser qu’Israël puisse s’en prendre aux journalistes est terrifiant », confie-t-il.

La mémoire des journalistes qui ont perdu la vie pendant leur travail à Gaza souligne en effet les risques qu’ils courent au quotidien.

Alors que les infrastructures de Gaza sont dans un état chaotique, Lafi, comme les autres journalistes, fait face à des défis supplémentaires.

« Je me précipite sur l’électricité pour recharger mes téléphones, dépendant de la capacité solaire limitée de la maison. Les fondamentaux de l’équipement journalistique en matière de sécurité me manquent. Et même se déplacer comporte un risque énorme, vu les informations faisant état de véhicules en mouvement ciblés », dit-il.

Aveugler le monde

Hisham Zaqut, correspondant d’Al Jazeera, partage ce sentiment.

« Les bombardements sur la bande de Gaza sont débridés », rapporte-t-il.

Hôpitaux, marchés, boulangeries… : aucun endroit n’est sûr. Et les journalistes, selon lui, sont délibérément visés.

« Il existe une similitude troublante entre le traitement infligé aux équipes de presse et les attaques contre nos équipes médicales, paramédicales et secouristes »

- Shorouk Shaheen, journaliste

Cela ressort clairement des attaques contre les lieux de rassemblement des journalistes, notamment les complexes résidentiels.

Les histoires des journalistes Jamal al-Faqawi, Wael al-Dahdouh et Khaled al-Ashqar sont particulièrement déchirantes : ils ont tous perdu des membres de leur famille dans des frappes aériennes.

La journaliste Shorouk Shaheen évoque la réalité angoissante des journalistes.

Elle estime que les attaques flagrantes contre les médias constituent une stratégie qui reflète les attaques contre d’autres services essentiels à Gaza.

« Il existe une similitude troublante entre le traitement infligé aux équipes de presse et les attaques contre nos équipes médicales, paramédicales et secouristes », déclare-t-elle.

Pour la journaliste, l’intention derrière un tel ciblage est claire : il s’agit d’une tentative visant à aveugler le monde et museler les voix qui relatent les atrocités d’Israël à Gaza.

Traduit de l’anglais (original publié le 31 octobre) et actualisé.

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