Guerre Israël-Palestine : Gaza à travers le regard d’un photographe tué dans une frappe aérienne
Les mains ridées d’une vieille Palestinienne qui passe au crible des olives vertes ; un jeune homme qui fait un saut périlleux sur une plage de Gaza ; la silhouette floue d’un paon qui court ; les éclatants couchers de soleil et les arcs-en-ciel qui descendent sur le camp de réfugiés de Nuseirat.
Voilà les images du quotidien de Gaza que le photographe palestinien Majd Arandas désirait offrir aux yeux du monde.
Mais le 1er novembre, des photographes de tout le Moyen-Orient ont pris le deuil en apprenant que le jeune homme de 29 ans avait été tué par une frappe aérienne israélienne.
Pour ceux qui le connaissaient, ce photographe autodidacte était un oncle aimant qui aimait ses deux nièces et la mer Méditerranée qui caresse les rives de Gaza.
Il est né en 1994 dans le camp de réfugiés de Nuseirat, au centre de la bande de Gaza.
En 2017, il a commencé à photographier le monde qui l’entourait après avoir regardé des tutoriels sur YouTube et avoir lu des sites dédiés à la photographie.
« Ses photographies sont très douces, elles sont le résultat d’un regard tendre », indique Rita Kabalan, photojournaliste libano-américaine qui vit à Beyrouth et a noué une relation amicale avec Majd Arandas via Instagram il y a plusieurs années.
« On peut voir dans ses photographies qu’il était sensible. Il n’était pas blasé », ajoute-t-elle. « Il prenait ses photos à l’instinct. »
L’une des plus poignantes séries de photos de Majd Arandas avait pour sujet sa grand-mère, Bahja.
Photographiée l’année dernière, on voit l’octogénaire rayonner tandis qu’elle partage sa fierté vis-à-vis du tatriz, la broderie palestinienne traditionnelle de sa ville natale, Isdud, qu’elle a été contrainte d’abandonner lors de la Nakba (« catastrophe ») en 1948.
Cette série saisit la vulnérabilité de l’amour d’un petit-fils pour sa grand-mère et montre également Bahja exprimer son amour pour la plantation et les soins apportés aux arbres ainsi que pour la cuisine en extérieur loin du brouhaha du camp de réfugiés, où elle a emménagé après son mariage en 1953.
Avant le 7 octobre, Majd Arandas – comme la plupart des habitants de Gaza – ne pouvait pas voyager ou saisir des opportunités en Cisjordanie occupée ou à l’étranger en raison des seize années de blocus illégal israélien, qui s’inscrit dans le système discriminatoire que des grandes organisations de défense des droits de l’homme (parmi lesquelles Human Rights Watch et Amnesty International) ont qualifié d’apartheid.
Dans l’incapacité de quitter Gaza, Majd Arandas a dû nourrir des amitiés au-delà de Gaza et établir des liens professionnels en ligne avec des gens qu’il n’a jamais été en mesure de rencontrer en personne.
Parmi eux figure Rita Kabalan. Tous deux sont devenus des amis proches après le 4 août 2020, lorsqu’une explosion dans le port de Beyrouth a tué au moins 235 personnes et détruit des quartiers de la capitale libanaise.
« C’étaient ces similarités manifestes entre les deux endroits dans lesquels nous vivions qui nous faisaient rire et nous liaient », explique Rita Kabalan, en référence aux pénuries d’électricité et aux crises économiques qui handicapent tant Gaza que Beyrouth.
« Il avait cette capacité de vous faire tomber amoureux de lui, bien que vous ne l’ayez jamais rencontré en personne », dit-elle à propos de son ami.
« Je ne sais pas si on acquiert cette capacité ou si on apprend à le faire parce qu’on vit à Gaza. Parce qu’il y a un blocus et parce que vous ne pouvez pas rencontrer personnellement vos amis en dehors de Gaza, alors vous avez cette capacité à être vulnérable et à partager une grande part de vous-même. »
En 2018, Majd Arandas s’est porté volontaire auprès du Croissant-Rouge palestinien, pour lequel il a photographié le travail des équipes d’ambulanciers qui soignaient les blessés de la bande de Gaza lors du mouvement de manifestation de la « Grande marche du retour ».
Les soldats israéliens avaient tiré à balles réelles contre les Palestiniens qui protestaient le long de la frontière de Gaza, tuant plus de 200 manifestants pacifiques et en blessant environ 10 000.
Le 7 octobre, une attaque menée par le Hamas contre les localités israéliennes près de Gaza a tué quelque 1 400 Israéliens, en majorité des civils, parmi lesquels beaucoup d’enfants.
Depuis, Israël mène une campagne de bombardements sans fin, qui a tué 11 078 Palestiniens, dont plus de 4 500 enfants. Fin octobre, l’armée israélienne a lancé une grande offensive au sol.
Gaza s’est muée une fois de plus en scène d’horreur, et le monde compte sur les journalistes locaux parce que les médias internationaux sont bloqués hors de l’enclave côtière.
Malheureusement, Majd Arandas avait été contraint de vendre son appareil photo en raison de la situation économique critique à Gaza, provoquée par le blocus israélien.
Cependant, quand les hostilités ont repris, il s’est mis à utiliser l’appareil photo de son téléphone pour documenter la guerre.
« Gaza est aussi sombre qu’une ville fantôme. Il n’y a plus d’électricité depuis des jours », témoignait Majd Arandas dans un message à Rita Kabalan le 15 octobre, mettant en pièce jointe une vidéo montrant Gaza plongée dans le noir. La seule lumière provenait de l’horizon illuminé par les incendies causés par les frappes aériennes israéliennes.
Avec le son des avions de guerre et des bombardements en arrière-plan, il envoyait souvent des vidéos de ses deux nièces à Rita Kabalan.
« On fait l’impossible pour distraire les enfants, pour qu’elles n’aient pas peur des bombardements », expliquait-il dans un message sur WhatsApp. « Jouer avec elles, regarder YouTube, les faire dessiner, drainer leur énergie avec tout cela. »
Deux semaines avant qu’il ne soit tué, Gulf Photo Plus (un centre photo de Dubaï) avait demandé à Majd Arandas de s’enregistrer en train d’évoquer ses expériences en tant que photojournaliste à Gaza pour un événement.
« J’ai documenté les bombes israéliennes qui ont visé des maisons civiles. Des maisons qui sont pleines de femmes, d’enfants et de personnes âgées », racontait le photographe dans une note vocale.
Dans un message, il décrit la vue de corps d’enfants décapités, tués par une frappe aérienne israélienne. « Souvent, je n’arrive pas à documenter ces scènes à cause de leur laideur. Émotionnellement, je suis incapable de gérer ce que voient mes yeux. »
Le directeur de Gulf Photo Plus, Mohamed Somji, a demandé à Majd Arandas s’il y avait des photos de Gaza qu’il souhaitait que le centre expose.
« Ces photos montraient la destruction et la dévastation à Gaza », indique Mohamed Somji à propos des propositions initiales du photographe. « Mais ensuite, Majd m’a écrit en me disant : “Mohamed, je ne veux pas partager ces photos. Je veux partager des photos de résistance et de vie.” »
Observant ces compatriotes gazaouis manger du zaatar et du fromage, charger leurs téléphones et rire en dépit des bombardements autour d’eux, Majd Arandas a choisi de présenter des photos immortalisant le quotidien des Palestiniens.
« Ainsi, le monde pourra voir la beauté de Gaza malgré les difficultés qu’endure [sa population] », justifie le photographe dans sa note vocale.
« C’est une chose étrange », commente le photographe dans l’un de ces derniers messages. « J’ai vu des enfants jouer, des hommes parler, des gens ensemble. Voilà ce qui se passe malgré tout ce que nous traversons. »
Pas moins de 36 journalistes et travailleurs de la presse ont été tués à Gaza depuis le 7 octobre selon le Comité pour la protection des journalistes. Il s’agit en majorité de Palestiniens.
« C’était un conteur qui aimait montrer et explorer la vie des Palestiniens, en montrant des images d’enfants qui sautent et qui jouent »
- Maen Hammad, photographe palestinien
En réaction, Mohamed Somji et d’autres photographes du Moyen-Orient ont mis en place un réseau de soutien informel sur internet pour prendre régulièrement des nouvelles de leurs collègues palestiniens à Gaza et en Cisjordanie.
Alors que le bombardement d’Israël sur la bande de Gaza s’est intensifié et que se sont multipliés les manifestations et les appels à un cessez-le-feu à travers le monde, Majd Arandas a confié se sentir « brisé » dans un message à Somji.
« En ce moment, je suis en vie, mais je ne sais pas si je survivrai ou si mon tour viendra et que je serai tué par les terroristes de l’armée d’occupation israélienne », dit le photographe dans l’un de ses derniers messages.
« Dans ce calvaire, il était si posé et humble », témoigne Mohamed Somji, qui parlait quasi-quotidiennement à Majd Arandas sur WhatsApp avant son décès.
« Il likait toujours toutes mes stories sur Instagram puis lorsque ça s’est arrêté, j’ai su que quelque chose n’allait pas », poursuit Mohamed Somji.
Maen Hammad, photographe palestinien qui vit en Cisjordanie occupée, qualifie Majd Arandas de « photographe le plus gentil et le plus compatissant de Gaza ».
« C’était un conteur qui aimait montrer et explorer la vie des Palestiniens, en montrant des images d’enfants qui sautent et qui jouent », confie Maen Hammad à Middle East Eye.
« C’était un oncle formidable pour ses deux magnifiques nièces, dont on ne sait pas à ce stade si elles sont en vie. C’était un humain qui méritait de vieillir dans son pays, d’être libre dans son pays, de rencontrer ses collègues et de raconter son histoire. »
MEE n’a pas pu confirmer où Majd Arandas a été tué et si quiconque est mort ou a été blessé à ses côtés.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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