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Reporters tué et blessés au Liban le 13 octobre : une enquête de l’AFP désigne un obus de char israélien

La succession de deux frappes israéliennes, espacées de 37 secondes, montre qu’elles étaient ciblées, soulignent des experts. Les journalistes étaient par ailleurs clairement identifiables
Issam Abdallah, 37 ans, a été tué alors qu’il travaillait avec six journalistes à proximité de la frontière avec Israël (AFP/Émilie Madi)
Issam Abdallah, 37 ans, a été tué alors qu’il travaillait avec six journalistes à proximité de la frontière avec Israël (AFP/Émilie Madi)
Par AFP

Une enquête de l’Agence France-Presse (AFP), publiée jeudi 7 décembre, sur le bombardement qui a tué un journaliste de Reuters et a blessé six autres reporters dont deux de l’AFP, dans le sud du Liban le 13 octobre, désigne un obus de char israélien.

Issam Abdallah, 37 ans, a été tué alors qu’il travaillait avec six journalistes à proximité de la frontière avec Israël.

Deux collègues de Reuters, deux journalistes de la chaîne Al Jazeera, et deux de l’AFP ont été blessés, dont la photographe Christina Assi, 28 ans, grièvement atteinte, qui a subi une amputation de la jambe droite et reste hospitalisée.

Traduction : « L’armée israélienne a tué le journaliste de Reuters Issam Abdallah après avoir délibérément bombardé deux voitures de presse à la frontière libanaise. Carmen Joukhadar, Elie Brakhia, Christina Assi, Dylan Collins, Thaer Kazem et Maher Abdelatif d’Al Jazeera, Reuters et AFP sont blessés. La dernière photo d’Issam💔. »

Ces reporters étaient venus couvrir les affrontements transfrontaliers entre l’armée israélienne et des groupes armés dans le sud du Liban, où la communauté internationale s’inquiète du risque d’extension du conflit entre Israël et le Hamas.

L’AFP a enquêté en analysant et en recoupant les images de six médias présents ce jour-là avec les témoignages de journalistes, d’habitants et de sources sécuritaires, et en interrogeant plusieurs experts en armement.

Ces sept semaines d’investigations, menées conjointement avec le collectif britannique d’experts et d’enquêteurs indépendants Airwars, montrent qu’un obus de char de 120 mm stabilisé par des ailettes, exclusivement utilisé par l’armée israélienne dans la région, est à l’origine de la frappe mortelle.

La succession de deux frappes, espacées de 37 secondes, montre qu’elles étaient ciblées, soulignent les experts interrogés par l’AFP et Airwars. Les journalistes étaient par ailleurs clairement identifiables.

« Une attaque apparemment délibérée »

Une enquête de l’agence Reuters, publiée jeudi, conclut elle aussi à des tirs de char israéliens.

Deux autres investigations menées séparément par les organisations de défense des droits humains Human Rights Watch (HRW) et Amnesty International, que l’AFP a pu consulter avant leur publication, désignent toutes deux « des frappes israéliennes ». 

HRW a condamné « une attaque apparemment délibérée contre des civils » qui « devrait ou pourrait faire l’objet de poursuites pour crime de guerre ».

Pour Amnesty, « il s’agit vraisemblablement d’une attaque directe sur des civils qui doit faire l’objet d’une enquête pour crime de guerre ».

Le 14 octobre, les autorités libanaises ont accusé Israël d’être responsable du tir, évoquant un « meurtre délibéré ».

Sollicitée par l’AFP sur les conclusions de son enquête conjointe avec Airwars, l’armée israélienne n’a pas répondu.

Elle s’était dite dans un premier temps « très désolée » de la mort du journaliste Issam Abdallah, sans reconnaître sa responsabilité, affirmant mener des « vérifications ».

« Nous attendons toujours des réponses »

« Il est absolument fondamental que nous ayons des réponses d’Israël. Dès que cet incident s’est produit, nous avons demandé à Israël de conduire une enquête approfondie pour savoir ce qui s’est exactement passé. Deux mois plus tard, nous attendons toujours des réponses », a déclaré le directeur de l’Information de l’AFP Phil Chetwynd.

« L’AFP a été très claire qu’elle poursuivrait tous les moyens judiciaires qu’elle juge possibles et pertinents pour s’assurer que justice soit rendue pour Christina et Issam », a-t-il ajouté.

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Il est 18 h 02, ce vendredi 13 octobre, lorsque deux frappes successives s’abattent sur le groupe de journalistes positionné sur les hauteurs d’Alma el-Chaab, village situé à plus d’un kilomètre de la « Ligne bleue », la ligne de démarcation entre le Liban et Israël surveillée par l’ONU. 

Des échanges de tirs quasi quotidiens opposent l’armée israélienne aux combattants chiites du mouvement libanais pro-iranien Hezbollah et à la branche locale du mouvement islamiste palestinien Hamas, faisant craindre une extension du conflit provoqué par les attaques sans précédent du Hamas contre Israël le 7 octobre.

Au Liban, les tirs et bombardements israéliens ont fait plus de 110 morts, dont une majorité de combattants du Hezbollah et plus d’une dizaine de civils incluant trois journalistes, selon un décompte de l’AFP. Au moins six soldats israéliens et trois civils ont été tués en Israël dans les attaques en provenance du Liban, selon les autorités.

Casques et de gilets pare-balles estampillés « presse »

Arrivés sur place environ une heure plus tôt, les sept journalistes sont postés au sommet d’une petite colline offrant une vue dégagée pour filmer en direct les bombardements israéliens qui s’intensifient au fil de l’après-midi. L’armée israélienne confirme procéder à des tirs d’artillerie en riposte à une tentative d’infiltration sur son territoire.

Tous les reporters sont équipés de casques et de gilets pare-balles estampillés « presse », derrière leurs caméras posées en évidence sur des trépieds, comme le montre une vidéo tournée au téléphone et postée sur le compte Instagram de Christina Assi peu après 17 h. En arrière-plan, on aperçoit au loin des colonnes de fumée s’élever des vallons boisés à l’endroit des frappes.

« Nous nous sentions en sécurité, il n’y avait pas de danger. Soudain tout devient blanc, je perds toute sensation dans mes jambes et je commence à crier au secours »

-  Christina Assi, photographe AFP

Les correspondants d’Al Jazeera Carmen Joukhadar et Elie Brakhya, premiers à être arrivés sur place, ont été rejoints par les journalistes de l’AFP Dylan Collins et Christina Assi, et leurs collègues de Reuters, Issam Abdallah, Thaer Al-Sudani et Maher Nazeh.

« Nous avions passé environ une heure à filmer une colonne de fumée lointaine au sud, ainsi que quelques bombardements israéliens limités le long des collines au sud-est. Juste avant 18 h, nous avons tourné nos caméras vers l’ouest et tout à coup, nous avons été touchés. C’est sorti de nulle part », témoigne le vidéojournaliste de l’AFP Dylan Collins.

Cette première frappe est celle qui tue Issam Abdallah et blesse grièvement Christina Assi. Sur la vidéo, on entend aussitôt la jeune femme hurler : « Qu’est-ce qui s’est passé, qu’est ce qui s’est passé? Je ne sens plus mes jambes ».

« Nous nous sentions en sécurité, il n’y avait pas de danger. Soudain tout devient blanc, je perds toute sensation dans mes jambes et je commence à crier au secours », se remémore Christina.

Traduction : « Dans un article de presse détaillant les enquêtes d’Amnesty, Human Rights Watch, Reuters et AFP [toutes ont révélé que les tirs de chars israéliens avaient tué Issam], nous avons appris que des drones les ont survolés avant les frappes. ‘’Avec leur équipement de surveillance de pointe, j’imagine qu’ils auraient pu voir nos visages’’, a dit Dylan Collins. »

Dylan tente de lui porter secours. Mais 37 secondes plus tard, une deuxième frappe détruit la voiture d’Al Jazeera située à quelques mètres des journalistes.

« Alors que je tentais de lui poser un garrot, nous avons été frappés à nouveau, directement », raconte Dylan, blessé à son tour. Comme tous les témoins sur place ce jour-là, il insiste : « Il n’y avait pas d’activité militaire ni de tirs d’artillerie à proximité immédiate. »

Issam Abdallah est touché de plein fouet par la première frappe et son corps est projeté dans le champ situé de l’autre côté du mur de pierres près duquel il se tenait avant l’impact. Tout près de sa dépouille, au milieu des débris, sera retrouvé un imposant fragment de munition, photographié puis récupéré par un résident qui a requis l’anonymat.

Au moins deux positions israéliennes actives cet après-midi-là

Des photos de cette preuve essentielle ont pu être analysées par six experts en armement consultés par l’AFP et Airwars. 

Tous s’accordent à dire qu’il s’agissait d’un morceau d’obus de char de 120 mm stabilisé par des ailettes, typiquement utilisé par l’armée israélienne sur ses tanks Merkava.

Aucun autre groupe ou organisation militaire dans la région n’utilise ce type de munitions, selon ces analystes – deux anciens officiers de l’armée britannique, un ex-officier irlandais et trois experts en armement rompus aux enquêtes en zones de conflit.

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« Il s’agit d’un obus de char dont les ailettes arrière se déploient lorsqu’il est tiré, ce qui le stabilise en vol, le rend beaucoup plus précis et augmente sa portée », a notamment expliqué à l’AFP Chris Cobb-Smith, consultant en sécurité et ancien officier d’artillerie britannique, qui a travaillé à plusieurs reprises sur ce type de munitions, dont des fragments ont été retrouvés lors des guerres de 2008 et 2012 à Gaza.

Les experts ont identifié trois modèles possibles de fabrication israélienne, qui possèdent tous les mêmes ailettes de queue et peuvent être tirés à partir de chars Merkava 3 et 4.

Les conclusions de l’enquête judiciaire libanaise sur les circonstances du bombardement n’ont pas encore été rendues publiques. Une source judiciaire proche du dossier et deux sources militaires libanaises ont indiqué à l’AFP qu’elle avait déterminé qu’un tir de char israélien était à l’origine de la première frappe mortelle.

Si l’activité militaire israélienne le long de la « Ligne bleue » reste difficile à établir précisément, l’enquête de l’AFP a permis d’identifier au moins deux positions israéliennes actives cet après-midi-là.

Au moment des frappes, les journalistes ont leurs caméras braquées en direction du sud-ouest, vers une base située près de la localité israélienne de Hanita.

Sur les images tournées par le vidéojournaliste Dylan Collins 45 secondes avant la frappe mortelle, on distingue clairement un projectile fendant l’air depuis cette position vers les collines libanaises au loin. Le zoom effectué par Reuters montre de manière plus nette un char tirer puis se déplacer derrière la végétation.

Mais à aucun moment sur les différents enregistrements vidéo on n’aperçoit ni n’entend le projectile qui va s’abattre sur eux. Et le premier tir frappe les journalistes de côté, pas de face, comme l’indique l’orientation des débris du mur proche d’Issam Abdallah, qui s’étalent d’est en ouest sur une dizaine de mètres. Selon les experts militaires consultés par l’AFP, au vu de la disposition de ces débris, le tir venait bien de l’est.

Le fait que les deux frappes soient tombées à 37 secondes d’intervalle, à quatre ou cinq mètres de distance, exclut qu’il ait pu s’agir d’un bombardement accidentel

L’origine probable de la frappe est la zone du village israélien de Jordeikh, au sud-est. Environ 45 minutes avant le bombardement sur les journalistes, la caméra de l’AFP, alors pointée vers le sud-est, capte le son d’un tir de munition qui semble provenir de cette direction et filme un halo de fumée s’élevant des environs de Jordeikh. 

Des images satellitaires du matin même et du lendemain récupérées par l’AFP montrent par ailleurs la présence de véhicules militaires de mêmes dimensions que les chars Merkava tout près de Jordeikh.

La nature de l’armement utilisé pour la deuxième frappe, qui a fait exploser la voiture d’Al Jazeera, n’a pas été clairement établie, certains experts estimant qu’il s’agissait là aussi d’un obus de char, d’autres évoquant l’hypothèse d’un tir de drone, voire d’hélicoptère. 

Mais tous s’accordent sur un point : le fait que les deux frappes soient tombées à 37 secondes d’intervalle, à quatre ou cinq mètres de distance, exclut qu’il ait pu s’agir d’un bombardement accidentel.

« Quiconque suggérerait qu’il s’agit d’un accident ou d’une erreur aurait beaucoup à faire pour convaincre », estime ainsi un ancien responsable militaire européen travaillant depuis plusieurs décennies dans l’analyse de munitions.

« Un tir a touché le caméraman directement. Le deuxième tir a touché leur véhicule », très proche de l’endroit où se trouvaient les reporters, abonde l’expert britannique Chris Cobb-Smith, pour qui « ces personnes étaient ciblées ».

Confondus avec des combattants de groupes armés ?

L’enquête a cherché à établir si les journalistes avaient pu être confondus avec des combattants appartenant à l’un ou l’autre des groupes armés actifs dans la région –  le Hezbollah, mais aussi des groupes palestiniens, comme les brigades Ezzedine al-Qassam, la branche armée du Hamas, ou les brigades al-Qods, la branche militaire du Jihad islamique palestinien – qui ont lancé plusieurs attaques dans le nord d’Israël ces dernières semaines.

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Le fait que les journalistes soient « bien visibles depuis les positions militaires israéliennes », et la présence d’au moins un drone et d’un hélicoptère à proximité pendant l’heure précédant les frappes « corroborent l’analyse selon laquelle l’armée israélienne savait ou aurait dû savoir que les sept individus présents étaient des journalistes, et pourtant ils les ont quand même ciblés non pas une, mais deux fois », a affirmé à l’AFP Aya Majzoub, directrice régionale adjointe pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord à Amnesty.

L’enquête de l’AFP n’a pas permis de déterminer quelle unité militaire est impliquée ni de quel niveau de commandement serait venu l’ordre de tirer. 

Plusieurs incidents similaires ont eu lieu dans la région ces dernières semaines, alors que des journalistes diffusaient des images en direct des affrontements avec Israël.

Un journaliste de la chaîne Al Jazeera a été légèrement blessé le 13 novembre par des tirs israéliens, alors qu’il couvrait avec d’autres correspondants les bombardements en direct dans le sud du Liban, près d’une voiture siglée « presse », selon un média public libanais, une autorité locale et les journalistes sur place.

Et le 21 novembre, deux journalistes de la chaîne pro-iranienne Al Mayadeen ont été tués avec un fixeur dans des frappes israéliennes sur le sud du Liban, selon des médias officiels libanais.

« Pratiquement autant de journalistes sont morts au cours des deux derniers mois qu’en vingt ans de conflit en Afghanistan »

- Phil Chetwynd, directeur de l’Information de l’AFP

Le Premier ministre libanais Najib Mikati a « fermement condamné » cette « attaque », accusant Israël de vouloir « faire taire les médias qui dénoncent ses crimes et ses agressions ».

Al Jazeera a « fermement condamné » ce qu’elle a décrit comme « le ciblage délibéré de journalistes par les forces israéliennes dans le sud du Liban » le 13 octobre.

La chaîne qatarie a appelé la Cour pénale internationale à « tenir pour responsables de leurs crimes odieux Israël et son armée ».

Un porte-parole de Reuters a estimé qu’il était « choquant qu’un groupe de journalistes clairement identifiés ait pu être touché par une frappe de cette manière ». 

L’agence de presse a réitéré son appel aux autorités israéliennes à enquêter sur ces frappes. « Cela fait près de deux mois que nous leur avons demandé d’enquêter et nous n’avons toujours pas de nouvelles ».

« Pratiquement autant de journalistes sont morts au cours des deux derniers mois qu’en vingt ans de conflit en Afghanistan », a relevé le directeur de l’Information de l’AFP. « Nous ne pouvons laisser se développer une telle culture de l’impunité et il est absolument essentiel que le secteur des médias se mobilise pour s’assurer que quelque chose soit fait », a ajouté Phil Chetwynd.

Selon le dernier décompte du Comité de protection des journalistes (CPJ) publié le 7 décembre, « au moins 63 journalistes et employés des médias » ont été tués depuis le début de la guerre le 7 octobre.

Par Rouba El Husseini, Célia Lebur et le bureau AFP de Beyrouth.

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