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L’histoire du dessin animé arabe, entre édification nationale et animation

Les dessins animés sont depuis longtemps utilisés pour négocier les identités nationales et religieuses et recèlent de messages politiques
L’histoire des dessins animés arabes suit des cycles : le boom des sitcoms animées dans les années 2000, le marché croissant des dessins animés islamiques et, après le Printemps arabe, la tendance des animations révolutionnaires. Ici, Bilal, un film émirati produit en 2015 (capture d’écran)
L’histoire des dessins animés arabes suit des cycles : le boom des sitcoms animées dans les années 2000, le marché croissant des dessins animés islamiques et, après le Printemps arabe, la tendance des animations révolutionnaires. Ici, Bilal, un film émirati produit en 2015 (capture d’écran)

Les enfants arabes, toutes générations confondues, ont grandi avec une culture visuelle multiple.

Les grands yeux, les cheveux bruns et les séquences d’action stylisées des séries animées japonaises côtoyaient les amis animaux de Disney, les tenues nubiennes du dessin animé égyptien Bakkar et l’esthétique arabe ancienne commune aux dessins animés islamiques. 

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Depuis des décennies, les chaînes de télévision aux quatre coins du Moyen-Orient remplissent les créneaux horaires destinés aux enfants avec des contenus provenant du monde entier, en les arabisant tellement que la plupart de ceux qui ont grandi avec des produits culturels incontournables de la fin du siècle dernier tels que Captain Majid, la version doublée en arabe du Captain Tsubasa japonais, ne se rendent même pas compte qu’ils ne sont pas arabes à l’origine. 

L’animation étant coûteuse à produire, les chaînes arabes étaient et restent inondées de contenus internationaux. Toutefois, les dessins animés locaux ont leur propre histoire, plus révélatrice que ce que l’on pourrait attendre d’un média en apparence innocent.

Dans ce voyage à travers l’histoire de l’animation arabe, nous explorons ce que les personnages de notre enfance peuvent nous dire sur les débats sociaux et les tendances de l’époque. 

Mish Mish Effendi, le Mickey Mouse égyptien

Dans son ouvrage intitulé Arab Animation: Images of Identity, Omar Sayfo étudie l’histoire du dessin animé arabe et révèle comment les dessins animés participent à la construction et à la négociation des identités nationales et religieuses.

« Si les producteurs prenaient le temps d’investir dans l’animation locale, c’était toujours pour créer quelque chose qui parlait aux enfants partageant leur propre identité locale, nationale, arabe ou islamique », explique-t-il à Middle East Eye

La réponse de l’Égypte à Mickey Mouse n’a pas fait exception. 

Mish Mish Effendi était la réponse égyptienne au célèbre Mickey Mouse (capture d’écran/Mish Mish Effendi)
Mish Mish Effendi était la réponse égyptienne au célèbre Mickey Mouse (capture d’écran/Mish Mish Effendi)

En 1914, les frères Frenkel, issus d’une famille juive d’origine russe, ont été chassés de Jaffa par l’administration ottomane en Palestine, qui a décidé d’expulser les juifs russes qu’elle soupçonnait de pouvoir devenir des espions. Ils se sont installés à Alexandrie (Égypte), qui était alors un centre cosmopolite et animé. 

En 1935, les trois frères – David, Herschel et Shlomo – se sont réinstallés au Caire, où ils ont créé une entreprise de mobilier prospère.

Après des heures de travail de réinvention minutieuse des techniques d’animation image par image, les frères Frenkel ont créé leur propre réponse à Mickey Mouse : Mish Mish Effendi.

Frenkel Pictures a projeté pour la première fois Mish Mish Effendi, vêtu d’un costume et d’un fez, dans un épisode de quatre minutes en février 1936.

Mish Mish, immédiatement surnommé le « Mickey Mouse égyptien » par les journaux locaux, et sa dulcinée Bahiyya, dans un style rappelant Betty Boop, ont été particulièrement ancrés dans la réalité locale pour refléter une forte identité égyptienne.

En 1938, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, le ministère égyptien de la Guerre a commandé un épisode à des fins de propagande, intitulé Al-Difa’ Al-Watani (La défense nationale), dans lequel Mish Mish part à la guerre sur son âne, collecte des fonds (une bonne partie du temps d’écran est occupée par les mots « Donnez à la Défense nationale ») et tire des missiles anti-aériens sur des avions qui attaquent Le Caire.

Les frères Frenkel ont produit un film d’animation par an, ainsi qu’un certain nombre de publicités animées pour des marques égyptiennes, jusqu’à ce que la famille soit contrainte de quitter l’Égypte en raison de l’aggravation des conflits sociaux et de la montée du sentiment antisémite après la création d’Israël en 1948. 

Ils se sont installés en France, où ils ont vécu jusqu’à la fin de leurs jours et tenté de redonner vie à Mish Mish sous le nom de Mimiche, en remplaçant le fez du protagoniste par un béret. Le dessin animé remanié n’a pas eu le succès escompté. 

El Amirah Wel Nahr, un conte de fée pour l’Irak de Saddam

Dans l’Irak des années 1980, alors que la guerre avec l’Iran faisait rage et que le régime baasiste de Saddam Hussein mettait en place une infrastructure médiatique consolidée, le service de la télévision irakienne consacré au jeune public diffusait des spots courts qui relevaient davantage d’un crossover (production qui réunit des personnages dont les aventures se déroulent habituellement dans des séries distinctes) entre propagande anti-iranienne et Tom et Jerry, même si l’objectif général était le même que celui du déploiement de Mish Mish Effendi sur le front.

Les épisodes étaient des imitations courtes, à faible budget et de piètre qualité de l’humour burlesque des dessins animés occidentaux, assortie d’attaques fréquentes et acerbes contre l’ayatollah Khomeini.

Les dessins animés dépeignaient le guide suprême iranien comme un bouffon empoté, dépassé par la ruse et la puissance de l’Irak.

En revanche, le seul long métrage d’animation irakien réalisé sous Saddam, El Amirah Wel Nahr (La princesse et la rivière), était diffusé en boucle et est devenu un programme incontournable pour les jeunes Irakiens des années 1980 et 1990.

Sorti en 1982 avec un budget d’un million de dollars, d’une durée de 90 minutes et avec une animation sous-traitée en Allemagne de l’Est, le film est une adaptation à la sauce Disney d’un vieux conte mésopotamien. 

Après la mort de leur père le roi, trois princesses se lancent dans une quête pour réussir trois épreuves afin de monter sur le trône et devenir la reine du Pays des deux fleuves, d’unir les royaumes de Sumer et de vaincre le pays voisin et son méchant souverain au nom évocateur, Eiran.

« Dans la littérature et la production cinématographique, Saddam a essayé de faire revivre cette identité et cette mythologie babyloniennes »

- Omar Sayfo, auteur de Arab Animation: Images of Identity

Le film était une forme de propagande subtile employant un métadiscours plus large sur la signification de l’identité irakienne.

« C’est ancré dans la pensée historique que le régime de Saddam a essayé d’établir, l’idée de faire revivre cette identité babylonienne », explique Omar Sayfo. 

« La société irakienne est assez diverse et il faut remonter très loin pour trouver un ancêtre commun sur lequel tout le monde s’accorde. Dans la littérature et la production cinématographique, Saddam a essayé de faire revivre cette identité et cette mythologie babyloniennes. »

Freej ou les multiples visages du Dubaï pré-pétrolier

Dans un quartier traditionnel émirati – freej en dialecte local –, quatre femmes représentant un échantillon de la société dubaïote pré-pétrolière naviguent dans un monde qui se modernise rapidement, tout en s’accrochant à l’identité émiratie et aux valeurs traditionnelles.

Diffusé pour la première fois en 2006, Freej était l’un des premiers exemples de sitcoms animées arabes, une tendance qui a marqué la région dans les années 2000. 

Les personnages féminins de Freej incarnent la diversité du Dubaï pré-pétrolier (capture d’écran/Freej)
Les personnages féminins de Freej incarnent la diversité du Dubaï pré-pétrolier (capture d’écran/Freej)

Selon Omar Sayfo, les quatre femmes ont été réunies pour incarner la diversité du Dubaï pré-pétrolier.

Umm Saeed a un fort accent bédouin et lâche des vers de poésie arabe ancienne au milieu de ses conversations, Umm Allawi vient d’un milieu persan (ou ajami), Umm Khammas est d’origine est-africaine et Umm Salloum, distraite et obèse, est une représentation des Émiratis âgés.

« Dans l’ensemble, Freej défend une identité nationale émiratie moderne qui fusionne les valeurs traditionnelles avec les réussites modernes », explique Omar Sayfo. 

Bakkar, le Nil dans les veines

De loin le héros d’animation le plus connu d’Égypte, Bakkar, un jeune garçon nubien accompagné de sa chèvre Rashida, ont été des piliers des programmes de télévision égyptiens du Ramadan de 1998 à 2007.

Avec un générique emblématique du célèbre chanteur nubien Mohamed Mounir, Bakkar égyptianise la minorité nubienne du pays comme jamais auparavant.

Avant l’apparition du gentil Bakkar sur les écrans, les représentations des Nubiens d’Égypte au théâtre, au cinéma et à la télévision se limitaient à des blackfaces méprisantes ou au stéréotype du serviteur enjoué et simplet.

Bien qu’il existe encore aujourd’hui des exemples de représentations injustes et parfois racistes, l’utilisation du personnage de Bakkar comme vecteur pour enseigner aux enfants la morale, le patriotisme et la culture locale a eu un impact considérable.

Le générique du dessin animé présente les Nubiens comme des membres à part entière de la société égyptienne, alors qu’ils étaient et restent privés de leurs droits politiques, économiques et sociaux. 

« Depuis qu’il est petit / Il sait au fond de son cœur et de son âme qu’il est Égyptien / Le Nil coule dans ses veines / Il a l’histoire de son pays dans le sang », indique la chanson. 

Pour comprendre pourquoi des représentations de l’identité égyptienne comme celle dépeinte par Bakkar ont vu le jour, Omar Sayfo explique qu’il faut examiner le contexte politique de l’époque, notamment le besoin perçu de discours d’unité pour contrer les tendances islamistes au sein de la société.

Les années 1990 ont été marquées par une recrudescence des conflits sociaux dans le pays, avec des affrontements entre l’armée et les forces islamistes dans toute l’Égypte, ainsi que plusieurs attaques terroristes tout au long de la décennie.

Les discours médiatiques de l’ère Moubarak étaient donc axés sur l’unité, l’harmonie et la représentation d’un islam modéré.

Les « Histoires du Coran » : l’islam modéré d’al-Azhar

Un fil conducteur implicite mais cohérent se dégage lorsque l’on se penche sur les dessins animés arabes : la menace des idées islamistes sur la religion et la recherche d’alternatives sous la forme du divertissement éducatif.

À partir du milieu des années 1990, la télévision égyptienne a investi dans une solide collection de dessins animés islamiques, notamment la série Qisas al-Anbiya (Les histoires des prophètes), sortie en 1999 et saluée par la critique pour l’animation de pâte à modeler utilisée par sa créatrice, Zeinab Zamzam.

Au cours de la dernière décennie, elles ont été supplantées par les Histoires du Coran produites par Mostafa El Faramawy, dont chaque déclinaison aborde un thème différent (notamment des histoires d’animaux, de miracles et de femmes). Ces séries prônent un islam de tolérance et d’acceptation de la diversité.

Les enfants pouvaient souvent tirer des leçons ou des morales de ce dessin animé (capture d’écran/collection de séries « Histoires du Coran »)
Les enfants pouvaient souvent tirer des leçons ou des morales de ce dessin animé (capture d’écran/collection de séries Histoires du Coran)

Ainsi, dans un épisode, les personnages se rendent en Inde, où ils apprennent que les vaches sont sacrées pour les hindous. Le capitaine, doublé par le célèbre acteur Yehia El Fakharany, se livre alors à une réflexion : « Nous devons respecter les croyances et la culture des autres. C’est ce que notre religion nous enseigne. »

Omar Sayfo explique qu’al-Azhar, la principale institution d’enseignement islamique du monde sunnite, qui a le pouvoir de censurer tout contenu en lien avec la religion, possède un tel pouvoir culturel à l’échelle mondiale que les dessins animés islamiques égyptiens ont un potentiel d’exportation énorme.

En conséquence, ces dessins animés ont beaucoup plus de succès que ceux produits ailleurs. Selon Omar Sayfo, les productions chiites libano-iraniennes ont du succès sur les marchés chiites, tandis que les dessins animés saoudiens se vendent sur les marchés sunnites ; en revanche, les uns comme les autres sont considérés comme connotés sur le plan politique.

« Parallèlement, al-Azhar en particulier et l’islam égyptien plus généralement sont considérés comme moins marqués au niveau politique. C’est beaucoup plus neutre et il n’y a pas de menace politique. » 

Sitcoms et (auto)censure

À la suite du succès de Freej, un « engouement pour les sitcoms animées » s’est développé et en l’espace d’une décennie, plus d’une trentaine de sitcoms animées ont été produites dans toute la région. 

L’un des plus grands succès du genre, du moins en matière de longévité, est la série koweïtie Yawmiyat Bu Qatada wa Bu Nabeel (La vie quotidienne de Bu Qatada et Bu Nabeel), diffusée de 2006 à 2014.

Imprégnée des stéréotypes des différents acteurs de la scène sociale et politique koweïtie, la série suivait les mésaventures de Bu Qatada, Bu Nabeel et Bu Meshal et tentait de servir de miroir satirique du discours public local. 

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Un personnage est obsédé par la charia, un autre incarne la perte de l’héritage au profit de l’assimilation, tandis que le troisième vénère le mercantilisme américain.

Même lorsque la série se moque de la politique et de la société locales, elle le fait avec prudence, une dynamique qui se reflète dans toute la région. « On en revient toujours à une autocensure », explique Omar Sayfo.

« Tous les producteurs connaissent leurs limites ; ils savent ce qu’ils ont le droit de critiquer ou non. »

« Étant donné le coût élevé de la production d’un programme d’animation, on ne peut pas se permettre de prendre de gros risques. La plupart des producteurs s’autocensurent automatiquement. Ils abordent certes des questions sociales et politiques, mais uniquement des sujets déjà largement débattus sur la scène locale. »

Badr et le nouvel anime arabe

Peu de choses ont autant capté l’imagination des enfants arabes que les animes, ces dessins animés japonais inspirés des mangas. L’importation massive de productions japonaises à partir des années 1980 était liée à un certain nombre de raisons, notamment leur coût moins élevé par rapport aux programmes américains.

« À l’époque de la guerre froide, le fait d’acheter des animations au Japon n’avait pas de portée expressément politique », explique Omar Sayfo. Alors que les différents pays arabes importaient principalement des dessins animés auprès du bloc avec lequel ils étaient alignés, les animes japonais jouissaient d’une neutralité politique.

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Les animes pour enfants ne risquaient que très peu de déranger les bureaux de censure arabes.

« On savait qu’ils ne renfermeraient aucun contenu qu’un esprit arabe conservateur aurait voulu censurer, indique Omar Sayfo. On pouvait simplement les acheter, les doubler, les diffuser et s’en contenter. »

En 2017, Badr, la première série arabe explorant le genre de l’anime, a été diffusé sur la chaîne qatarie Jeem TV.

Produite par BeIN Media Group, propriété d’Al Jazeera, Badr suit les aventures d’un jeune garçon dans une petite ville du Golfe pré-pétrolier où l’on pratique la pêche à la perle. La série mêle le fantastique aux valeurs traditionnelles et une figure de héros à une identité culturelle arabe distincte.

C’est le même pari qu’a fait le film nippo-saoudien The Journey (2021), une épopée historique située dans le cadre de la Mecque préislamique, où un héros improbable doit protéger sa ville et la Kaaba face à une armée en approche.

Les deux productions bénéficient non seulement de la culture visuelle familière de l’anime, mais aussi des investissements massifs rendus possibles dans la qualité.

The Journey a été animé au Japon, tandis que Badr doit sa sophistication visuelle au savoir-faire que sa société de production s’est offert avec l’acquisition en 2016 de la société de divertissement américaine Miramax Films.

« Quand on parle d’animation, la qualité compte, et la qualité peut s’acheter avec de l’argent, souligne Omar Sayfo. Si vous voulez produire quelque chose qui attire l’attention des enfants en particulier – qui sont habitués aux productions occidentales –, vous devez investir beaucoup d’argent. »

Et pourtant, même en y mettant les moyens financiers, les récents efforts déployés pour rivaliser sur la scène mondiale, notamment The Journey et Bilal, un film émirati produit en 2015, tombent généralement à plat.

Omar Sayfo commente l’échec de Bilal en ces termes : « Ils avaient de grandes ambitions, ils ont investi énormément d’argent, c’était une production de bonne qualité. Mais il ne s’est pas vraiment bien vendu. Parce qu’il est très difficile de rivaliser avec Pixar et Disney, même si vous achetez le savoir-faire. »

Selon l’auteur, l’histoire des dessins animés arabes suit des cycles : le boom des sitcoms animées dans les années 2000, le marché croissant des dessins animés islamiques et, après le Printemps arabe, la tendance des animations révolutionnaires en ligne. 

Omar Sayfo s’attend à une nouvelle grande vague. « Et elle vient toujours. Il y a toujours une nouvelle génération, il y a toujours de nouvelles histoires à raconter, il y a toujours des personnes créatives qui veulent faire avancer l’industrie de l’animation. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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