Irak : comment le Sinjar est devenu un champ de bataille entre la Turquie et l’Iran
Le Sinjar, patrie des Yézidis d’Irak, est devenu un nid de manigances et de conflits, un lieu où nations, espions et factions armées jouent des coudes pour s’implanter et consolider leur influence.
Les deux puissances les plus en vue qui ont émergé ces derniers mois dans la ville frontalière de Sinjar sont la Turquie et l’Iran.
Toutes deux sont liées à un réseau de responsables locaux et fédéraux irakiens, de dirigeants politiques et militaires et de factions armées qui s’efforcent depuis des années de mettre en œuvre les plans des deux pays sans perturber l’équilibre des pouvoirs entre eux.
Mais les opérations militaires turques dans la ville de Sinjar et ses alentours visant les militants kurdes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et les alliés locaux du groupe soutenus par l’Iran ont intensifié les tensions dans la région et pourraient donner lieu à des combats entre l’Iran et les intermédiaires de la Turquie, selon des observateurs et des responsables irakiens interrogés par Middle East Eye.
Des affrontements armés éclatent de temps à autre, principalement entre les forces de l’armée irakienne déployées dans les environs de Sinjar et un groupe local affilié au PKK. Le mois dernier, les affrontements ont duré quatre jours et fait cinq victimes dont un soldat, selon des sources militaires.
Un aimant à factions armées
Huit ans après l’offensive meurtrière du groupe État islamique contre les Yézidis dans le Sinjar, 70 % de la population de la ville est toujours déplacée et ses rues demeurent dangereuses.
La situation préoccupe de plus en plus la communauté internationale. « En raison des groupes armés qu’il abrite, le Sinjar se retrouve de plus en plus au centre d’une concurrence entre la Turquie et l’Iran », a souligné dans un récent rapport l’International Crisis Group, organisation établie à Bruxelles engagée dans la résolution des conflits.
Située près de la frontière syrienne, à 140 km au nord-ouest de Mossoul, Sinjar est l’une des nombreuses villes d’une région que se disputent les autorités du gouvernement fédéral de Bagdad et l’administration kurde semi-autonome d’Erbil.
Malgré la multitude de communautés religieuses et ethniques vivant et ayant vécu à Sinjar et dans ses environs, les Yézidis constituent la majeure partie de sa population.
Ils y ont vécu dans une relative obscurité jusqu’en août 2014, lorsque les combattants de l’EI ont envahi le Sinjar, assassinant et capturant des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants yézidis et chiites.
Des milliers d’autres ont fui vers des grottes au sommet des montagnes et ont été encerclés par l’EI jusqu’à des frappes aériennes américaines qui ont permis de repousser les combattants.
Mais cette aide a eu un prix, indique à MEE un haut responsable irakien.
Washington et ses alliés ont attribué la montée en puissance de l’EI et l’effondrement de l’armée irakienne aux « politiques sectaires » du Premier ministre de l’époque, Nouri al-Maliki, l’accusant d’avoir marginalisé les sunnites et les Kurdes et laissé la corruption et le népotisme gangrener les institutions étatiques. Ainsi, explique le responsable, leur intervention militaire était conditionnée à sa démission.
Irrité, Nouri al-Maliki s’est tourné vers l’est et ses alliés iraniens.
Qasem Soleimani, commandant iranien de la force d’élite al-Qods, ainsi que son bras droit en Irak Abou Mahdi al-Mohandis, supervisaient déjà personnellement les combats entre les factions armées irakiennes et l’EI autour des villes à majorité chiite au nord de Bagdad.
Les trois hommes se réunissaient presque quotidiennement « pour suivre l’évolution des événements et prendre les mesures nécessaires pour contenir les combattants », se souvient un commandant d’une faction armée chiite soutenue par l’Iran.
« Intervenir d’urgence »
Face à l’hésitation des puissances occidentales et à leur incapacité à apporter un soutien terrestre immédiat, Nouri al-Maliki a demandé l’avis de Qasem Soleimani et d’Abou Mahdi al-Mohandis à propos du Sinjar.
Le temps était compté et il n’y avait aucun couloir sécurisé vers le Sinjar pour faire entrer les factions armées soutenues par l’Iran afin d’évacuer les personnes déplacées de la ville, dans la mesure où l’EI contrôlait toutes les villes voisines.
Selon un haut responsable irakien impliqué dans les affaires liées aux minorités, Qasem Soleimani et Abou Mahdi al-Mohandis ont suggéré à la place de demander l’aide des groupes armés kurdes dans l’est de la Syrie
Selon un haut responsable irakien impliqué dans les affaires liées aux minorités, Qasem Soleimani et Abou Mahdi al-Mohandis ont suggéré à la place de demander l’aide des groupes armés kurdes dans l’est de la Syrie pour « intervenir d’urgence afin d’assurer la protection nécessaire aux Yézidis et aux chiites pris au piège, jusqu’à ce qu’une solution appropriée soit trouvée ».
Nouri al-Maliki a approuvé la proposition et confié cette mission à un haut responsable de l’Agence nationale de sécurité irakienne, précise le responsable.
Le PKK, en conflit avec l’État turc depuis les années 1980, ainsi que des groupes syriens affiliés tels que les YPG, ont été les principales entités contactées.
Pour gagner du temps et recruter davantage de personnes en vue de l’opération de secours, baba cheikh Khurto Hajji Ismail, guide spirituel des Yézidis, s’est adressé à Salih Muslim, alors à la tête du Parti de l’union démocratique (PYD), la branche politique des YPG, pour lui demander d’intervenir.
« Il n’y avait pas beaucoup d’options. La vie de dizaines de milliers de personnes était en jeu. La formation de ce front était inévitable et indispensable », affirme à MEE un haut responsable irakien impliqué dans le Sinjar.
« Je ne pense pas que Maliki ou baba cheikh aient pensé à ce qui allait se passer ensuite. La situation était tragique et il était urgent d’agir. Il était impossible de sauver ces gens sans l’aide du PKK. »
Les événements qui ont suivi ont été une surprise, selon le responsable.
« Cette ville oubliée est devenue un aimant : elle a attiré une myriade de services de renseignement et de groupes armés dans la région. »
Gagner la confiance des Yézidis
Le PKK et les YPG ont accompli la mission confiée. Les familles installées dans les montagnes ont été secourues avec l’aide de la puissance aérienne occidentale et des milliers de Sinjaris ont été évacués via le territoire syrien.
Qasem Soleimani et Abou Mahdi al-Mohandis n’ont pas oublié de récompenser les combattants kurdes. Des dizaines de combattants du PKK et des YPG ont été inscrits dans les effectifs des Hachd al-Chaabi, un groupe-cadre paramilitaire soutenu par l’État irakien qui a été formé pour combattre l’EI.
Pour concrétiser cet arrangement, les combattants ont été enregistrés en tant que faction armée yézidie, les Unités de protection du Sinjar (YPS), indique à MEE un commandant supérieur des Hachd al-Chaabi.
Si le nombre réel de combattants des YPS n’est pas connu, le commandant souligne qu’environ 90 hommes yézidis ont été inscrits dans les effectifs depuis 2015.
En parallèle, le PKK et les YPG ont refusé de quitter le Sinjar et ont maintenu une certaine présence dans la région depuis sa libération de l’EI.
Le PKK et les YPG considèrent le Sinjar « comme une zone qu’ils ont gagnée et non comme une zone qu’ils ont contribué à libérer », affirme à MEE le responsable irakien impliqué dans les affaires liées aux minorités.
Dans le même temps, Abou Mahdi al-Mohandis, qui était alors le numéro deux des Hachd al-Chaabi et détenait un pouvoir absolu sur le financement et l’équipement des factions armées et des volontaires engagés dans les combats contre l’EI, voulait assurer sa présence et celle de ses alliés iraniens dans la région.
Conscient de la spécificité géographique, ethnique et religieuse de la région, « il a cherché à rassurer les Yézidis et à gagner leur confiance » en recrutant des centaines de membres de leur communauté et en formant environ six factions armées, toutes liées aux Hachd al-Chaabi, soutient une source du bureau du Premier ministre.
Il a fait de même avec les sunnites du Sinjar en formant deux autres groupes armés sunnites associés aux Hachd al-Chaabi.
Qasem Soleimani et Abou Mahdi al-Mohandis ont été tués en 2020 par une frappe de drone américaine. Néanmoins, toutes ces factions sont toujours stationnées dans la ville de Sinjar et ses alentours.
Un soutien financier et une couverture gouvernementale
Par ailleurs, plusieurs factions armées chiites de premier plan, dont les Kataeb Hezbollah et Asaïb Ahl al-Haq, ont été déployées entre Sinjar et Tal Afar à l’est.
Malgré les différences d’idéologie, d’objectifs et d’affiliations, le PKK et les groupes associés entretiennent une relation symbiotique avec les factions soutenues par l’Iran relevant des Hachd al-Chaabi.
Les Hachd al-Chaabi offrent un soutien financier, une couverture gouvernementale et un abri au PKK et aux groupes syriens affiliés, tandis que le PKK et ses alliés sécurisent les frontières syriennes et les routes de contrebande tout en maintenant la pression sur la Turquie et le Parti démocratique du Kurdistan (PDK), le parti dominant au Kurdistan irakien, indiquent à MEE des responsables irakiens et américains et des observateurs internationaux travaillant dans la région.
« À Sinjar et tout autour, il y a une vingtaine de factions armées locales et régionales. L’Iran contrôle la moitié d’entre elles et dispose d’alliances stratégiques avec l’autre moitié »
- Un haut responsable irakien à MEE
« À Sinjar et tout autour, il y a une vingtaine de factions armées locales et régionales. L’Iran contrôle la moitié d’entre elles et dispose d’alliances stratégiques avec l’autre moitié », affirme à MEE un haut responsable irakien. « Mohandis était très intéressé par cette région. Nous ne savions pas pourquoi à l’époque. »
Selon des sources irakiennes et américaines, l’Iran prévoit d’exporter du gaz vers l’Europe via des ports libanais et syriens si les sanctions viennent à être levées.
De par son emplacement stratégique, le Sinjar est déjà une région importante de contrebande et d’approvisionnement. Des sources précisent par ailleurs qu’un gazoduc vers le port méditerranéen de Banias (Syrie) passerait par les environs de la ville de Sinjar.
Le PDK est un acteur incontournable dans le nord de l’Irak. Principale force au sein du Gouvernement régional du Kurdistan, le PDK est un partenaire de longue date de la Turquie. Ses forces de sécurité, les peshmergas, sont déployées sur les montagnes stratégiques près des frontières syrienne et turque.
Comme les Hachd al-Chaabi, le PDK a formé deux factions armées yézidies qu’il a déployées dans le Sinjar aux côtés de peshmergas.
En septembre 2017, le PDK a tenté de séparer le Kurdistan de l’Irak par référendum, ce qui a incité les forces fédérales soutenues par les Hachd al-Chaabi à lancer une campagne militaire massive pour reconquérir les zones contestées.
Le PDK s’est retiré de toutes les zones contestées, y compris le Sinjar.
Compte tenu de l’alliance établie par Abou Mahdi al-Mohandis entre le PKK et les factions armées irakiennes soutenues par l’Iran et hostiles à la Turquie, l’équilibre des forces dans le Sinjar a penché en faveur de l’Iran.
Attaques de missiles
Des efforts ont pourtant été déployés pour débarrasser le Sinjar de toutes factions armées. En octobre 2020, Bagdad a signé l’« accord de Sinjar » avec Erbil, ordonnant le retrait de toutes les factions armées de la région, l’expulsion des combattants appartenant au PKK et aux groupes qui lui sont affiliés, ainsi que le retour du Sinjar sous l’administration du PDK.
L’accord a été très mal accueilli par les factions soutenues par l’Iran, qui, sous la houlette des Kataeb Hezbollah et d’Asaïb Ahl al-Haq, ont tout simplement refusé de partir et accusé le gouvernement du Premier ministre Moustafa al-Kazimi de remettre les clés du Sinjar au PDK.
Cette intransigeance a suscité la colère de la Turquie et l’effondrement de l’accord de Sinjar l’été dernier a incité Ankara à intervenir militairement, selon des responsables irakiens.
Depuis lors, les opérations militaires turques visant le PKK et les groupes qui lui sont affiliés dans le Sinjar, en particulier les YPS, se sont intensifiées.
En réponse, les attaques de missiles visant la base militaire turque de Zlikhan à Bachiqa, dans le nord de l’Irak, se sont également multipliées.
Compte tenu de l’incapacité du gouvernement irakien à mettre fin aux attaques entre les acteurs et de l’absence d’intervention américaine en faveur d’un des camps, la situation reste complexe et tous les habitants de la région demeurent à la merci des parties en conflit.
« Quels que soient les paramètres, le conflit dans le Sinjar est turco-iranien. Si l’Iran et la Turquie s’accordent sur leurs zones d’influence, la situation dans le Sinjar sera stabilisée », indique à MEE Elie Abouaoun, analyste à l’Institut des États-Unis pour la paix.
« La Turquie est actuellement dans une situation plus favorable et cherche à exploiter l’évolution positive de ses relations régionales et avec l’Occident pour repousser un peu l’Iran dans le Sinjar, tandis que l’Iran tente de préserver ses gains. »
Alors que l’attention de la communauté internationale est détournée par les événements en Ukraine et ailleurs, Elie Abouaoun estime qu’il n’y aura pas de concessions majeures ou de réconciliation dans le Sinjar, mais aussi que « toute tentative d’ouverture de nouveaux fronts sera repoussée ».
« On ne s’attend donc pas à ce que les choses échappent à tout contrôle ou aillent au-delà de poussées et de contre-poussées entre les Turcs et les Iraniens dans le Sinjar. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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