Aller au contenu principal

Iran : les conservateurs se sentent trahis par la décision de Raïssi d’autoriser les femmes à entrer dans les stades de football

Alors que les réformistes saluent une avancée en matière de droits des femmes, les conservateurs accusent le président d’oublier ses partisans
Des supportrices de l’Esteghlal FC soutiennent leur équipe au cours d’un match contre Mes Kerman au stade Azadi de Téhéran, le 25 août 2022 (AFP)
Des supportrices de l’Esteghlal FC soutiennent leur équipe au cours d’un match contre Mes Kerman au stade Azadi de Téhéran, le 25 août 2022 (AFP)
Par Correspondant de MEE à TÉHÉRAN, Iran

Pour de nombreuses personnalités politiques et religieuses en Iran, l’élection d’Ebrahim Raïssi à la présidence en août 2021 devait annoncer un retour au conservatisme dans le pays après une tentative de réforme prétendument infructueuse initiée sous son prédécesseur Hassan Rohani.

C’est pourquoi la décision prise le mois dernier d’autoriser les Iraniennes à entrer dans les stades de football pour la première fois depuis la révolution de 1979 afin d’assister aux matchs entre équipes locales consterne et irrite un certain nombre de conservateurs, qui y voient une trahison de leurs valeurs.

« Nous avons besoin de cette joie » : comment la Coupe du monde fait vibrer la société iranienne
Lire

« J’étais sous le choc lorsque j’ai appris que Raïssi autorisait les femmes à entrer dans les stades. Si cela avait été fait par Rohani, je n’aurais pas été surpris, car c’était une promesse électorale et un objectif que les réformistes laïcs ont toujours recherché », affirme à Middle East Eye sous couvert d’anonymat un membre du Bassidj, force paramilitaire principalement dirigée par des jeunes du Corps des gardiens de la révolution.

Cette décision n’a pas été facile à prendre, dans la mesure où les responsables iraniens étaient conscients qu’ils risquaient de décevoir nombre de leurs partisans.

Mais ils devaient également faire face à une pression croissante, non seulement de la part des supportrices, mais aussi de la part de l’instance dirigeante du football, la FIFA, qui subissait elle aussi des pressions pour suspendre l’Iran avant la Coupe du monde 2022 en raison de la politique du pays vis-à-vis des spectatrices.

Cette question fait l’objet d’un débat de longue date dans le pays et, bien que le gouvernement affirme que sa décision n’est pas liée à la FIFA, une suspension de l’organisation aurait été embarrassante à quelques mois du Mondial.

Une première tentative sous Ahmadinejad

« Je n’ai aucun doute que sans les menaces de la FIFA, les femmes n’auraient pas été autorisées à entrer dans les stades », souligne un journaliste sportif en Iran, sous couvert d’anonymat.

« Si cela s’était produit sous la présidence du modéré Hassan Rohani, les principalistes [conservateurs proches du guide la révolution iranienne] auraient mis le pays à feu et à sang. Mais maintenant que toutes les branches du pouvoir sont sous leur contrôle, ils ont réduit au silence les religieux et les institutions influentes. »

« Ils affirment que des choses vulgaires sont dites dans les stades de football et que ce n’est pas une bonne chose que les femmes soient là. Si nos hommes disent des choses inappropriées, pourquoi est-ce aux femmes d’en payer le prix ? »

- Hassan Rohani, ex-président de la République islamique d’Iran

Pour les citoyennes iraniennes, le droit d’entrer dans les stades pour applaudir et soutenir leur équipe a longtemps été un rêve. Mais cette question suscite depuis longtemps la controverse dans un pays où les femmes sont confrontées à de nombreuses restrictions juridiques et sociales affectant leur vie personnelle.

La première tentative de modification de la loi a eu lieu sous la présidence de Mahmoud Ahmadinejad, au pouvoir de 2005 à 2012. Bien que la plupart le considèrent comme un principaliste, Ahmadinejad a ordonné que les portes des stades soient ouvertes aux femmes.

Seule l’intervention du clergé a empêché la mise en œuvre de ce projet : le guide suprême, l’ayatollah Ali Khamenei, a alors clos l’affaire en annonçant son opposition à cette mesure.

Au pouvoir de 2013 à 2021, Rohani a également cherché à ouvrir les stades aux femmes, mais elles n’ont finalement été autorisées à assister qu’à certains matchs, et uniquement pour regarder l’équipe nationale iranienne et non des matchs entre équipes locales.

​Entre violences et revendications : quelle place pour les femmes en Iran ?
Lire

En 2018, Rohani s’est exprimé face à ses adversaires en ces termes : « Ils affirment que des choses vulgaires sont dites dans les stades de football et que ce n’est pas une bonne chose que les femmes soient là. [Selon moi,] si nos hommes disent des choses inappropriées, pourquoi est-ce aux femmes d’en payer le prix ? »

À l’instar d’Ahmadinejad, Rohani – qui est également un ecclésiastique – a dû faire face à de vives critiques et à des attaques de la part de religieux de haut rang, tandis que les médias principalistes ont lancé une offensive contre le président dans le but d’empêcher ses projets.

Alors que les plans de ses deux prédécesseurs ont été contrecarrés, le fait que Raïssi soit celui qui ait fini par mettre en œuvre ce changement a choqué de nombreux conservateurs.

Dans un tweet publié le 1er septembre, Mohammad Hossein Rajabi, un ecclésiastique principaliste qui a voté pour Raïssi à l’élection de 2021, a déclaré que la présence de femmes musulmanes dans les stades n’était pas une mesure appropriée.

Minou Aslani, cheffe de la branche féminine de la force de sécurité intérieure du Bassidj, a soutenu que la décision d’autoriser les femmes à entrer dans les stades pour « regarder [des hommes jouer au football] ne [faisait] pas partie des priorités des Iraniens ».

Elle a également souligné que l’ayatollah Naser Makarem Shirazi, chef religieux influent, faisait partie des grands ayatollahs qui avaient interdit ce projet.

Historique

De l’autre côté du débat, un site d’information réformiste a accusé le gouvernement de faire preuve d’« hypocrisie », dans la mesure où « les anciens détracteurs de la présence des femmes dans les stades se sont désormais tus ».

Si Hassan Rohani ou l’ancien président réformiste Mohammad Khatami avaient pris cette décision, les principalistes seraient descendus dans la rue pour la contester, souligne le média.

Les déclarations faites par Raïssi à l’époque de l’élection présidentielle laissaient supposer qu’il maintiendrait l’interdiction faite aux femmes d’entrer dans les stades.

Nucléaire : l’Iran et l’AIEA s’accordent sur un mécanisme, la Russie entre en jeu
Lire

« Certaines personnes ont dit que les femmes devaient aller au stade pour regarder les matchs des hommes, mais cela résout-il le problème des femmes elles-mêmes ? », s’interrogeait Raïssi au cours de sa campagne présidentielle.

Mais quelques mois plus tard, lorsque son gouvernement a autorisé les femmes à revenir au stade pour assister à un match de l’équipe nationale, des groupes principalistes et influents ainsi que des ecclésiastiques lui ont demandé de ne pas agir en ce sens.

En janvier 2022, la puissante Société des enseignants du séminaire de Qom, auparavant fermement rangée derrière Raïssi, a écrit une lettre au président pour lui demander de mettre un terme au projet de son gouvernement visant à autoriser les femmes à entrer dans les stades.

« Le fait que [votre gouvernement] aborde de telles questions est une surprise pour la partie religieuse et révolutionnaire de la société qui vous a soutenu et vous soutient », a écrit le secrétaire du groupe.

Cet appel est visiblement resté lettre morte.

« Raïssi ne cesse de décevoir ses vrais partisans. Il a d’abord défendu [l’accord sur le nucléaire] et repris les négociations avec les États-Unis pour le relancer, et maintenant, il autorise les femmes à venir dans les stades et à côtoyer des hommes qui prononcent le plus souvent des insultes », souligne le membre du Bassidj en faisant référence aux négociations initiées par Raïssi pour réintégrer le pacte nucléaire de 2015.

« Alors qu’advient-il de notre adhésion à nos croyances ? »

« Raïssi ne cesse de décevoir ses vrais partisans. Il a d’abord défendu [l’accord sur le nucléaire] et repris les négociations avec les États-Unis pour le relancer, et maintenant, il autorise les femmes à venir dans les stades »

- Un membre du Bassidj

En parallèle, la FIFA exhorte l’Iran à autoriser les femmes arbitres à officier lors de matchs de football masculin.

En réaction, un internaute principaliste tweetant sous le nom d’Abdolreza Akbari a accusé les responsables du gouvernement iranien d’avoir été « naïfs » en accédant à la première requête de la FIFA, laissant entendre que ce n’était que le début d’une série de réformes libérales que l’organisme exigerait.

Mais pour les supportrices comme pour les figures politiques réformistes, la décision prise par Raïssi est historique en dépit de l’appartenance du président au camp conservateur.

« Il s’agit d’un événement notable et d’un tournant, car les partisans religieux de Raïssi et de l’establishment de la République islamique les ont vus ignorer leurs prétendues valeurs dans le seul but de satisfaire leurs intérêts », affirme à MEE un homme politique réformiste souhaitant conserver l’anonymat.

« À coup sûr, ce paradoxe déçoit, choque et compromet même la loyauté d’une part notable de leurs partisans dans la classe religieuse. Cela signifie que les partisans perdent foi, ce qui représente un grand danger pour Raïssi et le camp principaliste. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].