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Les Émirats arabes unis ont entamé leur deuxième plus grand procès politique. Et personne ne sait exactement qui est jugé

Le procès « UAE84 » pourrait voir les derniers défenseurs des droits de l’homme encore actifs aux Émirats condamnés à la réclusion à perpétuité ou exécutés. Certains y voient une mesure visant à dissuader toute dissidence concernant Gaza et la normalisation avec Israël
Des manifestants appellent à un cessez-le-feu à Gaza lors du sommet de la COP28 à Dubaï en décembre 2023 (Giuseppe Cacace/AFP)

Près de quatre mois après le début de ce qui est considéré comme le deuxième plus grand procès politique de l’histoire des Émirats arabes unis, personne ne sait exactement qui est jugé.

Les avocats représentant certains des 84 hommes accusés refusent de communiquer la moindre information à leurs proches, affirmant qu’ils ont signé des accords de confidentialité avec les autorités.

Et ceux qui ont pu établir que leurs proches étaient jugés ont assisté à certaines audiences devant un écran muet, depuis une autre salle du palais de justice, à quelques portes de distance du membre de leur famille qu’ils n’ont pas vu depuis des mois, voire plus longtemps.

« C’est de la torture », déclare à Middle East Eye un proche de l’un des hommes jugés, sous le couvert de l’anonymat par crainte de mettre en danger sa famille.

« Le gouvernement a déclaré que le procès serait public et transparent, mais il n’y a rien de transparent... Il n’y a pas de noms. Il n’y a aucune précision. Il n’y a rien. »

Début décembre, tous les regards étaient rivés sur les Émirats arabes unis, qui accueillaient les négociations de la COP28 sur le climat. Alors que des dizaines de milliers de représentants convergeaient vers l’Expo City de Dubaï, à une centaine de kilomètres de là, à la Cour d’appel fédérale d’Abou Dabi, se tenait la première audience des 84 accusés.

Selon l’agence de presse gouvernementale WAM, ces hommes auraient créé et géré une organisation terroriste et blanchi de l’argent pour soutenir leurs activités.

Les organisations de défense des droits de l’homme affirment qu’ils semblent avoir été inculpés en vertu de la loi antiterroriste de 2014, qui a été critiquée parce qu’elle permet de condamner comme terroristes des personnes qui critiquent pacifiquement le gouvernement.

Les familles de ces hommes déclarent suivre la procédure dans la mesure du possible, mais considèrent également que le procès est un simulacre et un acte de punition collective.

« Il y a quelque chose qu’ils mijotent à propos de ce procès qui est manifestement injuste et inéquitable », affirme le proche interviewé par MEE.

Dix ans après le procès UAE94

La plupart de ces hommes auraient été condamnés il y a dix ans lors du plus grand procès de masse jamais organisé aux Émirats arabes unis, qui a été largement critiqué par les groupes de défense des droits de l’homme comme étant manifestement inéquitable.

Ce procès, qui s’est tenu au moment où les soulèvements arabes battaient leur plein, a vu 94 militants, avocats, médecins et autres, qui avaient demandé aux dirigeants d’instaurer des réformes démocratiques, être accusés d’avoir comploté pour renverser le gouvernement.

Nombre d’entre eux étaient membres d’al-Islah, une association islamiste officiellement établie aux Émirats arabes unis dans les années 1970 et encouragée, voire financée, par les dirigeants émiratis de l’époque.

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Mais au début des années 1990, le groupe est devenu une source d’inquiétude pour certains dirigeants du pays craignant l’influence de ses membres au sein des ministères et l’évolution du groupe vers des activités politiques.

Ces craintes se sont accentuées avec les soulèvements arabes de 2010-2011, lorsque plusieurs partis islamistes, y compris ceux ayant des liens avec les Frères musulmans dont al-Islah a puisé son inspiration idéologique, ont été élus au pouvoir dans la région.

En 2012, alors que les 94 hommes étaient détenus, les autorités et les médias ont affirmé que la sécurité nationale du pays était menacée par un « groupe lié à l’étranger », faisant allusion à la confrérie des Frères musulmans, et que les membres d’al-Islah arrêtés avaient avoué avoir formé une organisation secrète.

Or les membres du groupe et leurs familles ont nié ces allégations, affirmant qu’al-Islah partageait des liens idéologiques avec la confrérie mais pas de liens directs, et que les aveux avaient été faits sous la contrainte.

Les accusés de l’affaire UAE94 ont été reconnus coupables et la plupart d’entre eux ont été condamnés à des peines de dix ans d’emprisonnement, ce qui signifie qu’ils auraient dû quitter la prison l’année dernière.

Ils sont pourtant restés derrière les barreaux, nombre d’entre eux ont été placés dans ce que l’on appelle des centres de conseil (munasaha), officiellement parce qu’ils continueraient à représenter une menace pour la société, mais en réalité, selon des organisations de défense des droits de l’homme, afin de détenir indéfiniment les critiques et les activistes.

En juin dernier, alors que les experts de l’ONU et des groupes de défense des droits humains demandaient leur libération immédiate, les familles ont perdu tout contact avec les hommes, indique Hamad Shamsi, directeur exécutif de l’Emirates Detainees Advocacy Center (EDAC), à Middle East Eye.

« Tous les détenus ont complètement disparu », déclare-t-il.

Six mois plus tard, alors que les délégués de différents pays élaboraient un accord sur la transition vers l’abandon des combustibles fossiles lors de la COP28, les hommes sont réapparus devant le tribunal d’Abou Dabi, accusés dans le cadre de ce nouveau procès.

Le procès comme moyen de dissuasion ?

Si la majorité des hommes jugés sont censés avoir fait partie de l’UAE94, le fait qu’il y ait aujourd’hui 84 accusés est un sujet de spéculation.

Certains pensent que les personnes portées disparues sont mortes ou ont signé des accords avec le gouvernement pour obtenir leur libération, mais nul n’en est sûr.

Parmi les accusés du procès UAE94 actuellement jugés figurent le cheikh Sultan bin Kayed al-Qasimi, un membre important de la famille régnante de l’émirat de Ras al-Khaimah, les avocats spécialistes des droits de l’homme Mohammed al-Roken et Mohammed al-Mansoori, et le défenseur des droits de l’homme Abdulsalam Mohamed Darwish al-Marzooqi.

« Il s’agit d’un rappel dissuasif pour les personnes enhardies par le climat anti-israélien dans la région. Cela n’a rien à voir avec les prisonniers. Ce n’est qu’une mise en scène »

- Mira al-Hussein, sociologue

Est également jugé Khalaf al-Romaithi, un homme d’affaires émirati qui avait disparu en Jordanie, où il avait été arrêté sur mandat alors qu’il voyageait en mai dernier, avant de réapparaître une semaine plus tard aux Émirats arabes unis. Khalaf al-Romaithi avait été condamné par contumace dans le procès UAE94.

Le groupe d’hommes comprend également l’économiste et conférencier Nasser bin Ghaith et le défenseur des droits de l’homme Ahmed Mansoor, qui n’étaient pas impliqués dans l’affaire UAE94 mais qui ont été détenus en raison de leur travail en faveur des droits de l’homme.

Selon WAM, il ne s’agit « pas d’un nouveau procès », mais d’une affaire totalement différente fondée sur « un ensemble de preuves irréfutables », notamment des aveux, recueillis au cours d’une enquête de près de six mois, soit la période pendant laquelle les hommes étaient sans contact avec leurs familles.

Les organisations de défense des droits de l’homme affirment toutefois que ces hommes sont jugés pour les mêmes activités que celles pour lesquelles ils ont été condamnés en 2013 et pour lesquelles ils ont déjà purgé des peines.

« Le dossier est très faible. [Le ministère public] n’a rien. Il s’agit essentiellement d’un nouveau procès », affirme Hamad Shamsi, qui est également l’un des accusés cités dans le procès.

La principale différence réside dans le fait qu’alors qu’en 2013, les autorités ont accusé les hommes d’être membres d’une organisation secrète, elles décrivent désormais leur crime comme étant lié au terrorisme, des accusations passibles de peines d’emprisonnement à perpétuité, voire de la peine de mort.

Un juge jordanien préside l’affaire. Si les juges étrangers ne sont pas rares dans les tribunaux émiratis, l’EDAC remet en question le fait que l’un de ces juges étrangers préside une affaire de sécurité nationale qui traite d’informations sensibles.

Alors pourquoi maintenant ? Certains ont émis l’hypothèse qu’en raison des questions posées par les Nations unies et les organisations de défense des droits humains, les autorités émiraties se sont senties obligées de justifier le maintien en prison de ces hommes.

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Mira al-Hussein, sociologue émiratie chargée de recherche à l’Université d’Édimbourg, pense que la véritable raison est la guerre à Gaza.

Des centaines d’activistes ont manifesté pour demander un cessez-le-feu en marge de la COP28. Cette manifestation, selon Mira al-Hussein, a inquiété les dirigeants du pays, qui a normalisé ses relations avec Israël en 2020.

« Nous sommes revenus au niveau d’ouverture d’avant la normalisation en critiquant Israël et en exprimant notre frustration », explique-t-elle.

Les dirigeants des Émirats arabes unis n’ont « jamais été intéressés par la libération de ces personnes » et ne ressentent pas le besoin de justifier leurs actions. Ils se concentrent davantage sur des questions telles que la Somalie et Socotra, et les affrontements entre les forces émiraties et saoudiennes au Yémen.

Elle pense plutôt que ce procès est un avertissement pour les Émiratis. « Il s’agit d’un rappel dissuasif pour les personnes enhardies par le climat anti-israélien et anti-normalisation dans la région. Cela n’a rien à voir avec les prisonniers. Ce n’est qu’une mise en scène. »

La nationalité du juge, poursuit-elle, n’est qu’un leurre. « Les juges rendent des décisions. Ils ne les prennent pas nécessairement eux-mêmes », explique-t-elle.

L’ambassade des Émirats arabes unis au Royaume-Uni n’a pas répondu à la demande de commentaire de Middle East Eye.

« Un écran à moitié noir et sans son »

Si les proches reconnaissent que le procès UAE84, l’abréviation utilisée pour le procès actuel, est essentiellement une répétition du procès UAE94, ils affirment que la confidentialité employée par les autorités est allée beaucoup plus loin cette fois-ci.

« Ce qui s’est passé en 2013 est exactement ce qui se passe aujourd’hui, mais ils sont encore plus habiles dans leur pratique de l’oppression, de l’injustice et des procès inéquitables », affirme à MEE Jenan al-Marzooqi, fille d’Abdulsalam Mohamed Darwish al-Marzooqi.

« Tout se répète, mais c’est encore pire. »

Il y a dix ans, dit-elle, deux membres de la famille étaient autorisés à assister aux audiences et à s’asseoir dans la salle d’audience où le procès avait lieu. Les dossiers étaient rendus disponibles à la moitié de la procédure.

« Je vis comme si je n’allais pas pouvoir revoir mon père dans cette vie. C’est si terrible »

- Enfant d’un prévenu de l’UAE84

Mais cette fois-ci, Jenan al-Marzooqi explique que sa famille est laissée à elle-même pour ce qui est de reconstituer ce qui se passe. Elle n’a su avec certitude que son père était accusé que lorsque quelqu’un l’a vu sur l’écran de la salle où les spectateurs pouvaient s’asseoir pour suivre le procès.

Lors de certaines audiences, l’écran a été mis en sourdine. Lorsque les observateurs ont demandé que le son soit rétabli, on leur a répondu que tout était normal, rapporte-t-elle.

« C’est l’ordre qu’ils ont reçu : couper le son des téléviseurs », dit-elle. « On est restés assis pendant cinq heures, à regarder un écran à moitié noir, sans aucun son. »

Les témoins de l’accusation et les soldats qui gardent les détenus ont été masqués lors de certaines audiences, de sorte que les spectateurs ne puissent pas les identifier.

Une ONG a demandé à Jenan al-Marzooqi qu’elle l’autorise à contacter l’avocat de son père au sujet de l’affaire, ce qu’elle a fait. L’avocat s’est mis en colère lorsqu’il a été appelé par l’ONG.

« Dites à Jenan d’arrêter d’être active et d’arrêter de parler de l’affaire parce que cela affectera négativement son père, a-t-il dit. Je ne peux pas imaginer qu’un avocat qui a étudié le droit puisse dire que l’action d’une personne affectera négativement l’affaire d’une autre personne. Cela n’a aucun sens, mais cela montre à quel point tout le système est corrompu », estime-t-elle.

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Le proche d’un des hommes accusés, qui s’est exprimé sous le couvert de l’anonymat, affirme que les membres de sa famille ont rencontré l’avocat de son père au palais de justice, mais que l’avocat n’a jamais contacté leur famille et qu’ils ont cru comprendre qu’il n’avait jamais rencontré son père pour discuter de l’affaire.

Il souligne qu’à son avis, étant donné que plus de trente des détenus ont 60 ans ou plus et cinq ont plus de 70 ans, « le plan consiste simplement à avoir une raison de les laisser en prison jusqu’à ce qu’ils meurent ».

Lorsque le son de l’écran sur lequel les proches regardaient le procès a finalement été activé, ils ont pu entendre les prisonniers dire qu’ils n’avaient pas rencontré d’avocats, raconte-t-il.

« Ils ont entendu les hommes dire : "Nous ne sommes pas autorisés à leur parler. Nous ne sommes pas autorisés à les contacter." », indique-t-il.

« C’est épouvantable, mais je vis avec cette situation depuis douze ans. Désormais, je vis comme si je n’allais pas pouvoir revoir mon père dans cette vie. C’est si terrible. Surtout avec le nouveau procès, je ne le reverrai pas dans cette vie. »

Traduit de l’anglais (original) par Imène Guiza.

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