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Maroc : vers la criminalisation du mariage des mineures ?

Alors que la capacité matrimoniale au Maroc est fixée à 18 ans, les mariages des mineures persistent grâce au pouvoir de dérogation accordé aux juges. Le ministre de la Justice a annoncé vouloir y remédier  
Image extraite du documentaire Mazal tefla (encore une enfant), de la réalisatrice marocaine Meryem Ait Aghnia et de la journaliste Camélia Echchihab, qui raconte le parcours de quatre jeunes femmes mariées alors qu’elles étaient mineures (capture d’écran)
Image extraite du documentaire Mazal tefla (encore une enfant), de la réalisatrice marocaine Meryem Ait Aghnia et de la journaliste Camélia Echchihab, qui raconte le parcours de quatre jeunes femmes mariées alors qu’elles étaient mineures (capture d’écran)

« C’est un viol. » Invité le 3 janvier dans un talk-show de la chaîne marocaine al-Aoula, le ministre de la Justice Abdellatif Ouahbi n’a pas caché sa colère contre le mariage des mineures.

« La question du mariage des mineures ne doit plus être posée. Il faut la trancher car il est inconcevable qu‘une fille soit privée de sa scolarité et de son enfance », a réagi celui qui est aussi le secrétaire général du Parti authenticité et modernité (PAM, centre gauche).

Alors que le gouvernement prépare un nouveau code pénal, le sujet est revenu à nouveau au centre du débat.

Le 28 novembre 2022, Abdellatif Ouahbi avait été interpellé sur la question au Parlement par une députée.

Sa réponse : « Je suis pour la criminalisation du mariage des mineures. L’âge minimum du mariage doit être de 18 ans, pas en dessous. Voilà ma conviction. »

Le Maroc a ratifié la Convention des droits de l’enfant et, selon le code de la famille en vigueur depuis 2004, la capacité matrimoniale ne s’acquiert, pour la femme et pour l’homme, qu’à 18 ans révolus. Cependant, le législateur laisse au juge le pouvoir de passer outre cette disposition sous certaines conditions.

« Le juge de la famille chargé du mariage peut autoriser le mariage du garçon et de la fille avant l‘âge de la capacité matrimoniale […] par décision motivée précisant l‘intérêt et les motifs justifiant ce mariage. Il aura entendu, au préalable, les parents du mineur ou son représentant légal. De même, il aura fait procéder à une expertise médicale ou à une enquête sociale », indique l’article 20 de la Moudawana (code du statut personnel).

La dérogation, une exception devenue la règle ?

Cette brèche laissée ouverte par la loi a donné lieu à des dérives. En 2021, sur près de 28 930 demandes d’autorisation, 20 000 ont été accordées par les juges, soit un taux d’acceptation de 70 %.

Une décision prise souvent contre l’avis du parquet, qui a demandé en 2021, d’après son rapport annuel, le refus dans 20 200 cas.

Un an plus tôt, sur près de 20 000 demandes, 13 000 avaient été autorisées. Un phénomène « dont la hausse progressive depuis 2004 interpelle à plus d’un titre », souligne le ministère public dans le même document.

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Comme le parquet, le Conseil économique, social et environnemental (CESE), une institution constitutionnelle indépendante qui assure des missions consultatives auprès du gouvernement et du Parlement, n’a cessé, depuis plusieurs années, de tirer la sonnette d’alarme sur la persistance du phénomène.

« Le législateur reconnaît la vulnérabilité des enfants et leur besoin d’une protection spécifique, et [il] a le souci de les protéger, notamment par la loi. Cependant, le problème est que le législateur, en dérogeant aux normes qu’il a lui-même fixées en matière de mariage, a créé en même temps de la confusion et des antinomies dans les lois qui affaiblissent la protection juridique des enfants », constate cette institution constitutionnelle dans un rapport publié en 2019.

Le CESE ajoute, dans le même document, que « ces antinomies dans les textes, associées à l’attribution aux juges de larges pouvoirs discrétionnaires, sont source de jugements différents pour des cas similaires, de discriminations et d’iniquités à l’égard des enfants et des femmes ».

« Tant qu’il est possible d’accorder des dérogations, des demandes vont nécessairement continuer à être acceptées », regrette auprès de Middle East Eye une source proche du ministère de la Justice, rappelant que, depuis l’entrée en vigueur du code de la famille, plus de 80 % des demandes de mariage avec une mineure ont été acceptées.

C’est pourquoi Abdellatif Ouahbi a expliqué, dans ses deux dernières interventions sur le sujet, que la solution résidait dans la suppression de ce pouvoir de dérogation.

Le ministre a même affirmé vouloir « criminaliser » le mariage des mineures au nom du droit à la scolarité et à la santé des enfants.

« On ne peut pas se contenter de dire au citoyen : “S’il vous plaît, n’épousez pas une mineure.“ Il faut une loi qui criminalise le mariage des mineures », a-t-il insisté dans l’émission d’al-Aoula.

« 32 % des mineures mariées ont un enfant ou plus »

La situation est d’autant plus inquiétante que « seules les demandes en mariage des enfants et les mariages contractés légalement sont pris en compte par les statistiques du ministère de la Justice », déplore le CESE dans son rapport.

Son inquiétude s’explique par ce qu’il est convenu d’appeler les « mariages coutumiers », lesquels sont conclus par simple récitation de la Fatiha, sourate d’ouverture du Coran.

N’étant plus autorisés au Maroc, ces mariages passent sous les radars du ministère et ne sont donc pas comptabilisés.

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D’après une étude réalisée en 2022 par le Conseil national des droits de l’homme (CNDH) et le Fonds des Nations unies pour la population au Maroc (UNFPA), 88,24 % des juges qui statuent sur les demandes relatives aux mariages précoces sont des hommes.

Autre donnée alarmante : « Seuls 30 % des assistants sociaux affirment assister aux audiences pour écouter les jeunes filles – 70 % ne le font donc pas, faute de textes juridiques qui leur imposent de le faire. »

Les conséquences du phénomène peuvent se révéler très graves. D’abord, pour la santé mentale et physique des jeunes filles.

« Les mères entre 15 et 19 ans courent deux fois plus de risque de mourir des suites d’une grossesse ou d’un accouchement. Alors que le ministère de la Santé considère les grossesses avant 18 ans comme étant des grossesses à haut risque, 32 % des mineures mariées ont un enfant et plus et les taux de mortalité néonatale et infantile sont plus élevés », alerte le CESE dans son rapport de 2019.

En cette Journée internationale de la fille, condamnons cette pratique qui met en danger les petites filles, au Maroc et dans le monde entier. 😔💔

Ensemble, disons STOP au mariage des mineures.@UNICEFMaroc @hcpmaroc pic.twitter.com/VLxYrJSkCG

&mdash ; ONU Femmes Maroc (@ONUFemmesMaroc) Oct ober 11, 2022

« Les mineures sont très exposées aux violences familiales et conjugales, physiques, sexuelles et verbales, avec toutes les conséquences physiques et psychologiques qu’elles peuvent engendrer », est-il indiqué dans le document, qui cite également des conséquences sur le développement et l’épanouissement des filles mariées précocement : déscolarisation, exclusion du monde de la formation, limitation importante voire extrême des libertés individuelles.

« La non-scolarisation et la déscolarisation prématurée des filles, l’inégalité entre les hommes et les femmes, le manque d’accès à une éducation de qualité, aux services de santé et de la justice, sont considérés à la fois comme des causes et des conséquences du mariage d’enfants et des facteurs de pérennisation de cette pratique », note encore le rapport.

Un projet de réforme contrarié

Société civile, gouvernement, parquet, institutions constitutionnelles (CNDH, CESE…), Commission spéciale sur le modèle de développement (CSMD) : le consensus s’est peu à peu élargi autour de l’abrogation des articles de loi autorisant le mariage des mineures.

« Des efforts sont déployés par le pays pour s’aligner sur ses engagements internationaux afin de concrétiser les Objectifs de développement durables [ODD, adoptés par l’ONU en 2015] qui définissent dix-sept priorités pour un développement social, économique et environnemental prospère, équitable et inclusif », indique une récente étude réalisée par l’Observatoire national du développement humain (ONDH) en partenariat avec l’UNICEF et avec l’appui d’ONU Femmes et du Fonds des Nations unies pour la population (FNUAP).

Parmi ces priorités : l’objectif relatif à l’égalité entre les sexes et qui, entre autres, vise à « éliminer toutes les pratiques préjudiciables, telles que le mariage des mineures, le mariage précoce ou forcé et les mutilations sexuelles féminines ».

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Toutefois, la réforme pourrait ne pas être accueillie avec enthousiasme par les franges les plus conservatrices de la société. Bien qu’il se soit peu exprimé sur la question du mariage des mineures, le Parti de la justice et du développement (PJD, islamiste) a déjà fustigé le projet de réforme de la Moudawana, allant même jusqu’à menacer, en février, d’organiser des marches contre le ministre de la Justice.

En 2000, le camp conservateur, mené en partie par le parti islamiste, avait réussi à mobiliser 500 000 personnes à Casablanca contre le « plan d’intégration de la femme au développement » élaboré par le gouvernement d’Abderrahman Youssoufi, avant que le roi n’annonce trois ans plus tard la révision du code la famille.

Pour l’heure, Abdellatif Ouahbi n’entend pas renoncer à la réforme du code pénal (notamment les relations sexuelles hors mariage et l’avortement, qu’il souhaite dépénaliser) ou à celle concernant le mariage des mineures. « Ce sont des combats que je mène. D’autres parties donneront leur avis […]. C’est ce débat qui déterminera si le nouveau code pénal sera bon ou bancal », a-t-il déclaré au cours d’une conférence en avril.

Composé des partis libéraux que sont le Rassemblement national des indépendants (RNI, centre droit) et le PAM ainsi que de l’Istiqlal, parti historiquement conservateur mais favorable à la réforme, le gouvernement dispose d’une large majorité au Parlement (65 % des députés à la Chambre des représentants) pour pouvoir faire voter ses projets de lois.

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