« La nuit de noce, j’étais terrifiée » : en Jordanie, les mariages précoces augmentent
Malgré un maquillage discret, ses grands yeux noirs trahissent son jeune âge ; Najla parle avec la voix fluette d’une adolescente. Dans la pièce aux murs nus qui sert de salon familial, à Hartha, dans le nord de la Jordanie, à quelques kilomètres de la frontière syrienne, la jeune fille tire vers elle son fils Hassan, âgé d’un an, et, un timide sourire soulevant ses lèvres, annonce dans un murmure : « Je suis enceinte. Quatre mois. »
Najla a 17 ans. Il y a trois ans, cette réfugiée originaire d’Alep, qui n’a jamais dépassé le CP, a été présentée à son futur époux, Ahmed. Les fiançailles ont duré une semaine. « J’étais contente et j’avais peur. Je ne le connaissais pas. La nuit de noces, j’étais terrifiée », se souvient-elle.
Najla n’a alors pas l’âge légal pour être mariée ; elle tombe enceinte et le couple doit solliciter l’aide d’une organisation pour faire reconnaître son union, a posteriori, par les autorités jordaniennes.
« Elle était jeune mais mature, plus mature que son âge. La première fois que je l’ai vue, j’ai été surpris. On aurait dit qu’elle avait 15 ans mais elle en avait 14. Elle était grande », justifie Ahmed, 23 ans. Puis, s’adressant à sa femme : « Montre-lui les photos du mariage ! » Celle-ci détourne la tête en signe de refus.
Un réfugié sur cinq mineur au moment du mariage
Cela fait à peine quelques mois que le couple a déménagé dans la petite maison de plain-pied où ils reçoivent, un abri au bout du monde, isolé dans la campagne du nord de la Jordanie ; l’époux de Najla travaille dans le coin, comme saisonnier, dans les champs. Au début, ils vivaient chez les parents d’Ahmed.
« La première année a été difficile. Avec sa famille, on ne se comprenait pas vraiment. J’étais petite, il était quand même un peu plus âgé. Je ne savais rien sur le mariage », se rappelle la jeune fille, après que son mari s’est éloigné dans la pièce d’à côté.
« Les chiffres sont alarmants, ils étaient déjà très élevés mais après la crise du COVID-19, la situation a empiré dans les deux communautés mais en particulier chez les réfugiés »
- Deborah Da Boit, Terre des Hommes Italie
La première grossesse est difficile, le corps de l’adolescente, trop frêle, ne supporte pas le poids du bébé : « Mon dos me faisait souffrir. Au huitième mois, j’ai failli accoucher, ils m’ont donné un traitement qui m’a permis d’aller au bout de la grossesse et de ne pas donner naissance prématurément. Les premiers mois ont été durs, maintenant je me suis habituée. Je ne savais pas comment gérer le bébé. »
La jeune Syrienne dit se satisfaire de sa condition : elle a toujours voulu se marier et fonder une famille. « Mais j’aurais aimé le faire plus tard, à 20 ans », précise-t-elle finalement.
Najla n’est pas un cas isolé ; en Jordanie, le mariage précoce progresse depuis 2011, notamment à la suite de l’afflux de réfugiés syriens dans le pays. On estime qu’un réfugié syrien sur cinq est mineur au moment du mariage, un sur neuf parmi la population jordanienne, souligne Deborah Da Boit, directrice pays en Jordanie et coordinatrice des programmes Syrie au sein de l’ONG Terre des Hommes Italie.
« Les chiffres sont alarmants, ils étaient déjà très élevés mais après la crise du COVID-19, la situation a empiré dans les deux communautés mais en particulier chez les réfugiés », explique-t-elle.
À Irbid, dans le nord de la Jordanie, Khaled Abu Jolban, qui gère la protection de l’enfance au sein de l’ONG International Medical Corps (IMC) dans la région, en coopération avec l’UNICEF, fait le même constat : « Les mariages précoces perdurent du fait de la tradition, et à cela s’ajoute la situation financière des familles, largement aggravée par la crise du coronavirus. Le COVID-19 a aussi rendu les mariages plus faciles : les festivités étaient réduites, vous n’aviez plus qu’à aller chez le juge. »
En Jordanie, il faut avoir 18 ans pour se marier, mais des exceptions sont accordées après une audience auprès du juge dès 16 ans. La loi a été modifiée en 2019, augmentant l’âge minimum de 15 à 16 ans, explique Asmaa Eldakar, coordinatrice terrain et référente genre à Terre des Hommes, mais dans les faits, rien n’a vraiment changé – l’interprétation de la loi autorise les exceptions « à partir de 15 ans et un jour ».
Mariages temporaires avec riches Golfiotes
Parmi les familles syriennes, beaucoup pensent que marier tôt sa fille permet de la préserver, mais c’est aussi une bouche en moins à nourrir et souvent l’espoir d’améliorer sa vie.
« Nous avons aussi dû faire face à des situations où des hommes riches, venant des Émirats arabes unis ou d’Arabie saoudite, venaient en Jordanie pour se marier avec des réfugiées pour un ou deux mois puis retournaient dans leurs pays, sans demander le divorce ou quoi que ce soit. Nous avons eu pas mal de cas comme ça. Nous avons mobilisé nos équipes pour que leurs droits soient rétablis et que le divorce puisse être prononcé », rapporte Lama Ahed, référente pour la protection de l’enfance au sein d’IMC dans le nord du pays.
« Nous avons aussi dû faire face à des situations où des hommes riches, venant des Émirats arabes unis ou d’Arabie saoudite, venaient en Jordanie pour se marier avec des réfugiées pour un ou deux mois puis retournaient dans leurs pays, sans demander le divorce ou quoi que ce soit »
- Lama Ahed, International Medical Corps
« Au début de la crise [des réfugiés fuyant la guerre en Syrie], en 2013, c’était un phénomène fréquent, vraiment honteux, je dirais », indique Deborah Da Boit, en référence à ces hommes du Golfe concluant des mariages temporaires avec de très jeunes filles. « Ces pratiques sont moins fréquentes aujourd’hui mais elles n’ont pas tout à fait disparu. »
« C’était compréhensible dans un sens : si vous vous mettez à la place des Syriens qui arrivaient dans le camp de Zaatari [en Jordanie, près de la frontière syrienne], ils venaient juste de fuir la guerre, la situation était horrible, et ces gens [du Golfe] arrivaient avec de grosses voitures… Ils les ont vus comme une échappatoire, l’espoir d’une vie meilleure pour leurs filles. Malheureusement, ce n’était pas le cas mais, cela, ils ne l’ont découvert qu’après », nuance Deborah Da Boit.
Au-delà du cas particulier des époux golfiotes, les conséquences des mariages précoces sont souvent dramatiques. Selon un sondage de 2017-2018 du département jordanien des statistiques, une mineure mariée sur quatre était victime de violences conjugales. Les taux de divorce sont plus élevés parmi les couples mariés trop jeunes, les jeunes filles sont souvent à risque d’être déscolarisées ou de mener une grossesse à risques. Leurs enfants sont aussi en moins bonne santé.
L’IMC assure un suivi pour les mineures dans un hôpital privé d’Irbid, mais surtout, mise sur la prévention. Ce jour-là, une petite dizaine de mères, certaines avec leur fille, assistent à une session d’information sur les mariages précoces dans un local à al-Ramtha, à l’est d’Irbid, tout près de la frontière syrienne.
« Dans les cas de violence, la mineure est trop jeune, elle ne peut pas faire face », martèle la formatrice, qui propose : « Vous aimeriez que nous organisions aussi des séances avec les hommes ? »
« Si seulement ! », s’exclame Rasha Almusali, 45 ans, le visage entouré d’un voile blanc. « Certaines personnes, on ne peut pas les faire changer d’avis, mais pour d’autres, ça peut marcher… Je suis prête à faire des campagnes, des manifestations pour que le futur de nos jeunes filles ne soit pas détruit », assure-t-elle avec un accent damascène. Elle n’est pas concernée ; elle vient du nord du pays, d’une famille où les mariages précoces sont mal vus.
Changer les mentalités par l’éducation
Mais le message doit passer à travers l’ensemble de la communauté, et la session est aussi un espace de parole pour ces réfugiées qui se sentent souvent abandonnées. L’IMC n’a repris ses activités de terrain qu’en juillet dernier, après plus d’un an d’interruption à cause du coronavirus.
« On connaît les raisons du mariage précoce, on doit maintenant cibler les gens qui ont de l’influence », explique Khaled Abu Jolban.
Cela passe notamment par les mokhtars, sorte de maires de la communauté, et, surtout, les dirigeants religieux, les cheikhs. Parfois, ce sont eux qui orchestrent ces mariages précoces en acceptant de les enregistrer alors que la jeune fille n’a pas 15 ans – en Jordanie, le mariage civil n’existe pas.
Mais d’autres imams « s’emparent du sujet, l’évoquent dans les sermons du vendredi à la mosquée », les plus écoutés, assure Asmaa Eldakar, qui le répète : le mariage précoce « n’a rien à voir avec la religion ».
« L’éducation, c’est la clé, c’est l’un des moyens par lesquels on peut endiguer le mariage des mineurs »
- Mariyampillai Mariyaselvam, UNICEF
Dans le salon familial à al-Tora, au nord-est d’Irbid, Nihal a fièrement posé ses cahiers et livres sur une table, unique touche de couleur de cette grande pièce simple. Elle se prépare pour le bac.
Il y a quelques semaines encore pourtant, cette adolescente qui vient d’avoir 18 ans était promise à un Syrien de 33 ans. Sa sœur s’était mariée à 16 ans, et la jeune fille, qui a quitté Deraa, de l’autre côté de la frontière, en 2012, ne voyait pas d’autre destin pour elle-même.
« Comme toutes les filles, au moment des fiançailles, j’ai pensé au mariage, au fait de fonder une famille, d’avoir une belle robe… Au début, j’étais heureuse, puis j’ai commencé à entendre les récits des autres filles mariées jeunes, ce qui leur était arrivé… Mes fiançailles ont duré six mois : à chaque fois qu’il me pressait pour qu’on se marie, je disais ‘’attendons un peu’’. J’ai passé beaucoup de temps avec moi-même, à me tourmenter, un jour je voulais rompre, le lendemain, je changeais d’avis… », raconte la jeune fille d’une voix assurée, son visage rond entouré d’un voile crème aux motifs fleuris.
« Je voulais rompre mais je n’en ai pas parlé à ma famille bien sûr, personne ne savait. Tout le monde avait appris que j’étais fiancée à cet homme et ici, c’est bien vu pour une fille d’être promise à quelqu’un. J’étais prête à accepter pour ne pas avoir à affronter le regard des gens. »
Une travailleuse humanitaire d’International Medical Corps a vent de ses fiançailles et vient la sortir de sa solitude. Elle lui rend visite, l’informe sur le mariage précoce, se tient au courant de sa situation par téléphone et met le doigt sur la différence d’âge avec son futur mari. Surtout, elle la pousse à terminer ses études avant de s’engager dans le mariage.
« Elle m’a convaincue que j’étais jeune, que j’avais la vie devant moi », explique la jeune fille. « Au début, mes parents n’étaient pas d’accord, mais j’ai réussi à les persuader. Après avoir rompu les fiançailles, je me suis sentie soulagée. »
« L’éducation, c’est la clé, c’est l’un des moyens par lesquels on peut endiguer le mariage des mineurs », martèle Mariyampillai Mariyaselvam, responsable de la protection de l’enfance à l’UNICEF en Jordanie. L’organisation onusienne « travaille sur trois niveaux : sur le plan de la législation et des politiques, sur le plan de la prévention et en assurant des services de qualité à destination des victimes de mariage précoce. Tout ce que nous faisons l’est en coordination avec le gouvernement ».
Deborah Da Boit, elle, considère que le système mis en place par les autorités « est faible » : « La loi dit que les deux futurs époux doivent donner leur consentement, mais comment pouvez-vous donner votre consentement quand vous avez 17 ans, comment pouvez-vous vous rendre compte de ce que vous traversez ? Et le mariage pour une fille de 13 ans n’est pas légal, mais si un bébé est en jeu, alors tout cela peut être légalisé, donc la loi ne protège pas la mineure. »
« Même si la législation était parfaite, à moins de s’en prendre aux causes profondes de ce problème, on ferait toujours face à des obstacles », note Mariyampillai Mariyaselvam.
L’évolution des mentalités, elle, prend du temps. À Hartha, Ahmed, le mari de Najla, assure que s’il a une fille un jour, elle n’aura pas le même destin que sa femme. « Je veux qu’elle étudie », justifie-t-il, même si « chez nous, c’est comme ça qu’on fait : on se marie tôt ».
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