ElGrande Toto : d’idole des jeunes à paria
« Je présente mes excuses à toutes les personnes que mes propos ont heurtées, à commencer par les autorités et mon public. »
Derrière une nuée de micros, ElGrande Toto fait son mea culpa et tente de désamorcer la polémique. Lui-même surpris par l’ampleur de l’affaire, le rappeur marocain a répondu aux journalistes, esquissant quelques rires nerveux, en conférence de presse, dimanche 23 octobre, à Rabat.
Vêtu d’une veste kaki et d’un t-shirt noir, cheveux impeccablement plaqués sur le côté, barbe taillée et épaisses lunettes noires sur le nez, l’artiste est poursuivi pour « injures, diffamation et menaces ».
Son péché ? Sa consommation assumée de kif, instrumentalisée en apologie du cannabis, et des menaces proférées à l’encontre du présentateur télé résidant en Belgique Mohamed Tijini. Ce dernier a reproché à l’artiste de s’être présenté nu devant le public à l’une de ses soirées, avec une bouteille de whisky à la main. Après avoir farouchement contredit cet acte, le rappeur ElGrande Toto l’aurait menacé de « vengeance » et de « le liquider ».
L’animateur a porté plainte, ce qui a conduit la police des frontières de l’aéroport Mohammed V de Casablanca à interdire à Taha Fahssi, le vrai nom d’ElGrande Toto, de quitter le territoire national, après notification d’une décision de justice.
Placé en garde à vue pendant 48 heures, l’artiste a retrouvé la liberté en versant une caution de 20 000 dirhams (1 850 euros).
« Je fume du haschich et alors ? »
Originaire du quartier de Benjdia (« BNJ » dans sa musique) à Casablanca, « Toto » est issu de la classe moyenne.
Fils d’une mère employée de banque et d’un père marin, Taha Fahssi envisage d’abord de suivre des études de génie civil à Grenoble, où habite sa tante, mais se voit refuser son visa pour la France.
Entre deux petits boulots de téléconseiller dans des centres d’appels pour de grandes entreprises françaises (SFR, EDF), il se tourne vers la musique et la danse hip-hop.
Le rappeur marocain sort son premier titre, « Pablo », en 2016 sur les réseaux sociaux, une référence au célèbre baron de la drogue colombien Pablo Escobar, avant de connaître un succès planétaire avec son premier album, « Caméléon » (2021).
Et les statistiques parlent d’elles-mêmes : il a comptabilisé 135 millions de streams sur la plateforme Spotify l’année dernière, décrochant le titre de l’artiste le plus écouté au Maghreb et au Moyen-Orient.
Autre exemple, la chanson « Mghayer » (calme) totalise à elle seule plus de 78 millions de vues sur YouTube.
Dans ses textes écrits en darija (arabe dialectal marocain), le rappeur de 26 ans évoque le quotidien de nombreux jeunes ayant grandi dans la capitale économique du royaume, entre soirées alcoolisées, fumette et défiance envers la police.
Il s’affiche d’ailleurs volontiers pétard à la bouche dans ses clips ou sur ses photos promotionnelles. Cette image de rebelle et de grande gueule lui colle à la peau.
« L’essence même du rap, c’est la spontanéité. À partir de là, certains artistes vont raconter leur vie de tous les jours, d’autres vont exprimer leurs émotions, d’autres encore seront dans l’ego trip [démarche visant à l’autosatisfaction], à la manière d’un boxeur qui sortirait les muscles », décrypte pour Middle East Eye Shmaykl, rappeur amateur de 27 ans, originaire comme Toto de Casablanca.
Le 23 septembre, ElGrande Toto a reconnu consommer du cannabis devant la presse après un concert organisé à Rabat par le ministère de la Culture.
« Je fume du haschich et alors ? », a-t-il asséné, avant d’ajouter : « Ça ne veut pas dire que je suis un mauvais exemple. »
Cette attitude nonchalante avait alors provoqué un tollé dans un pays musulman encore conservateur. Car même si l’usage récréatif de la plante est largement répandu au Maroc, notamment dans le Nord, il reste pour l’heure interdit par la loi.
Le rap dans le viseur des autorités
ElGrande Toto n’est pas le premier artiste en proie à des démêlés avec la justice. Depuis 2011, pas moins de dix rappeurs marocains ont été arrêtés pour des affaires de droit commun, activisme ou dissidence.
Au Maroc, le rap est depuis toujours dans le viseur des autorités pour sa liberté de ton et sa capacité à mobiliser les jeunes.
« Je pense que si ce style musical est si surveillé, c’est parce que l’essence même du rap est de dénoncer, de parler sans filtres de ce que l’on vit, des injustices que l’on subit, de ce qui va mal dans la société », énumère Shmaykl. « Et évidemment, ça dérange nos dirigeants car ils ne sont pas non plus exempts de tout reproche. »
Pour Juliette Greindl, fine connaisseuse du hip-hop marocain, « le rap a toujours été représenté comme la voix du peuple ».
Et la fondatrice de l’agence de street-marketing CosMotion, qui travaille essentiellement au Maroc, de poursuivre : « À son arrivée dans les années 1990, le rap marocain était conscient, avec des messages sociaux et politiques. Alors qu’aujourd’hui, on voit éclore une nouvelle génération qui aborde d’autres thématiques, notamment la drogue. Et c’est ça qui marche, le rap a commencé à être diffusé en radio et les écoutes en ligne ont explosé ! »
Au Maroc, les musiques urbaines sont de loin les plus populaires.
Vendredi 30 septembre, la soirée dédiée au hip-hop du festival L’Boulevard de Casablanca a frôlé le drame, connaissant mouvements de foule, affrontements entre bandes rivales et plusieurs cas d’agressions sexuelles présumés, après le passage en force de jeunes originaires des quartiers défavorisés.
ElGrande Toto, qui était l’une des têtes d’affiche ce soir-là, a tenu à condamner immédiatement les faits sur Instagram : « On voulait faire [de ce jour] un jour historique pour le rap marocain. Il restera en effet dans l’histoire, mais de la plus moche des façons. Tout ça, c’est la honte ! »
« Aujourd’hui, on voit éclore une nouvelle génération qui aborde d’autres thématiques, notamment la drogue. Et c’est ça qui marche »
- Juliette Greindl, fondatrice de l’agence de street-marketing CosMotion
Ces événements ne contribuent pas à redorer l’image du rap au Maroc. « Il ne faut pas pointer du doigt ces incidents et en faire une généralité, car ça stigmatise tous les rappeurs, y compris de véritables poètes qui ont une plume folle. Ce serait dommage de passer à côté de leur talent », revendique Shmaykl.
Incompris, ce style musical est en effet souvent décrié, à l’image de l’avocat de Mohamed Tijini, l’un des plaignants, qui qualifie ce que fait Toto de « sous-culture ».
L’artiste casablancais avait alors parlé de « mauvaise interprétation » pour répondre à cette attaque et a pu compter sur le soutien de nombreux rappeurs dont Mobydick, autre star du rap marocain, dans les colonnes du magazine TelQuel : « Nous sommes visés par des gens qui veulent nous juger. Le rap est fait pour être vulgaire, c’est la nature de cette discipline ».
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