La vulgarité du mahraganat m’a appris à accepter mon identité égyptienne
Ma sœur et moi n’avons pratiquement aucun point commun. Styliste de mode devenue spécialiste marketing pour les influenceurs, elle est partie aux États-Unis en 2002 pour se mettre en quête du rêve américain. Au fil des ans, elle s’est convertie à l’évangélisme et a adopté des convictions politiques conservatrices, s’éloignant de la plupart des choses égyptiennes.
La communication de base entre nous a toujours été un combat, exacerbé par nos désaccords politiques. Chaque année, une dispute inévitable se produit, déclenché par mon intolérance envers son conservatisme religieux.
Depuis des années, nous essayons de maintenir un contact courtois, en vain. Pourtant, il y a quelques années, nous avons trouvé, semble-t-il, une passion commune, sortie de nulle part, qui a ouvert la voie à une communication plus fluide : le mahraganat.
Le mahraganat, mot arabe signifiant « festival », s’est répandu dans la diaspora égyptienne et arabe et a touché une corde sensible chez les millennials, qui ont été conquis par ses rythmes entraînants, sa crudité amusante et son invitation au lâcher-prise.
Alors qu’en adoptant avec enthousiasme la culture américaine, ma sœur a vu s’émousser ses liens avec les choses égyptiennes, l’échec de la révolution de 2011 et mon retrait consécutif de la vie culturelle locale ont eu un effet similaire sur moi.
Le plus grand cadeau que mahraganat nous a fait est ce sentiment de réconciliation avec une culture que nous avions fuie pour des raisons différentes. C’est un portail vers un monde qui apaise brièvement notre conscience de l’oppression, de la pauvreté et de la laideur, un outil de divertissement libre de toute ingérence gouvernementale ou croyance.
La guerre de l’establishment contre le mahraganat
Avec une impression de déjà vu, le mahraganat a récemment fait les gros titres en Égypte lorsque le Syndicat égyptien des musiciens a interdit aux chanteurs de mahraganat de se produire en public.
Dimanche 16 octobre, le syndicat égyptien des musiciens, qui dépend du ministère de la Culture, a affirmé avoir temporairement suspendu les permis de travail des artistes du mouvement musical électro afin d’étudier leur dossier et de préserver les valeurs artistiques égyptiennes.
Armé d’un décret adopté par le Parlement en novembre 2021, le syndicat est habilité à infliger des amendes à tout établissement qui engage des chanteurs de mahraganat et à emprisonner tout interprète non enregistré qui ne dispose pas d’une autorisation de représentation publique.
Les talk-shows ont laissé à Hani Shaker – remplacé depuis dimanche par Mustafa Kamel – et à ses acolytes tout l’espace nécessaire pour justifier leur position, mais n’en ont laissé aucun aux chanteurs de mahraganat pour faire de même.
Les médias locaux ont massivement soutenu Shaker : des journalistes chevronnés ont affirmé le droit de l’État à raffiner « les goûts du public et [à] protéger les oreilles égyptiennes des frasques verbales ».
Assuré du soutien de l’État, Shaker est allé jusqu’à dire que quiconque n’est pas d’accord avec cette décision « n’aime pas l’Égypte », ou encore qu’« une force obscure tente de déformer et de banaliser la chanson égyptienne avec des mots qui s’écartent des valeurs fondamentales et morales de la société, qui encouragent la violence et la désintégration sociale ».
Pourtant, les propos les plus révélateurs parmi les attaques de Shaker contre le mahraganat étaient peut-être sa défense du hip-hop, un courant dont les représentants font l’objet de davantage de considération au sein du syndicat que les chanteurs de mahraganat.
En référence à Wegz, le rappeur le plus populaire d’Égypte, Shaker a déclaré qu’il le considérait comme « un fils » et qu’il ne devait pas être comparé aux artistes de mahraganat étant donné qu’« il a un diplôme universitaire ».
Le chanteur Hani Shaker, 69 ans, a ainsi intensifié l’affrontement de longue date entre son syndicat et les jeunes artistes de mahraganat : une bataille née de questions de classe sociale, d’une jalousie professionnelle et d’un désir insatiable du régime de contrôler les goûts du public et d’imposer ses mœurs bourgeoises.
Cette interdiction, à bien des égards, était un dernier effort désespéré du syndicat visant à restaurer son statut affaibli en s’appuyant sur la coercition et le patriotisme opportuniste pour faire taire les voix qui s’écartent de ce que Shaker considère comme du « bon art ».
Pop homogène et statique
La musique égyptienne avec laquelle ma génération a grandi était la pop homogène et statique d’Amr Diab, Ehab Tawfik, Mohamed Fouad et Shaker lui-même. Elle avait des paroles creuses, principalement centrées sur l’amour, la trahison et les peines de cœur, que ma génération grunge jugeait au mieux immatérielles, au pire risibles.
Leur musique était éculée et démodée, dépourvue de toute détermination. L’esprit exaltant et la sincérité naïve et désarmante des meilleurs titres pop n’existaient pas dans la musique égyptienne de la fin des années 1980 et des années 1990.
En d’autres termes, le « bon art » que les musiciens égyptiens contemporains produisaient à l’époque était une musique à laquelle ma génération ne pouvait pas se rattacher.
La scène alternative locale des années 1990 était dominée par le heavy metal, dont la popularité massive a été jugulée par une campagne médiatique qui l’a présenté comme un culte sataniste.
Aussi électrisante que fût cette scène, elle s’adressait principalement aux adolescents anglophones de la classe moyenne supérieure dont le pouvoir d’achat leur permettait de s’offrir une guitare électrique et des disques étrangers à prix d’or.
La scène indépendante florissante du début des années 2000 a finalement offert des alternatives éclectiques à la musique grand public.
Cairokee, Wust El Balad, Eftekasat et Massar Egbari font partie des nombreux groupes « indés » qui ont progressivement attiré un large public pour finalement gagner le grand public grâce à leur fusion des genres et à leurs paroles à dimension sociale.
Rapidement, la musique électronique a commencé à attirer un public important, ouvrant la voie au hip-hop et finalement au mahraganat à la fin de la décennie.
La liberté relative des dernières années de Moubarak et l’accès à des logiciels piratés ont permis à des musiciens en herbe dans le bidonville cairote de Dar El-Salam, berceau du mahraganat, de créer un genre nouveau et intrinsèquement égyptien qui ne ressemblait à rien d’autre à l’époque.
La voix des indigents
Diffusé gratuitement sur YouTube, le mahraganat est né de la pauvreté, sous la forme d’une charge explosive qui portait les désirs et les frustrations de millions de jeunes marginalisés et abandonnés par les promesses creuses d’éducation et de justice sociale.
Bien que les titres de mahraganat récents et plus populaires se focalisent sur les thèmes familiers de l’amour et de la peur du chagrin d’amour, certaines chansons antérieures abordaient des sujets politiques épineux tels que l’emprisonnement et la misère. Également très présent dans certains airs, le mépris pour la police a été un thème fluctuant au cours des dernières années.
Si la qualité de la musique était variable, les lacunes en matière de production ambitieuse étaient compensées par un mélange hybride de sons synthétiques des plus langoureux aux plus créatifs.
Les rythmes étaient irrésistiblement entraînants, les paroles influencées par le rap étaient ancrées dans le langage familier et, contrairement au style folk, la musique se voulait étonnamment mélodique en associant des traces de chaabi, de techno minimaliste, de hip-hop et de pop.
Le mahraganat offrait une musique plus subversive, plus fraîche et plus audacieuse que tout ce que l’on pouvait entendre à l’époque sur les scènes grand public et indés.
Qualifié de « révolution musicale égyptienne » par le magazine américain Rolling Stone en 2014, le mahraganat était la scène musicale arabe la plus couverte par la presse internationale en 2015.
Les premières figures du mouvement, comme Sadat, Oka et Ortega, sont devenues des stars du jour au lendemain et étaient recherchées par les festivals et les scènes du monde entier.
À l’échelle locale, le mahraganat a brisé les barrières de classe. Ce genre musical est omniprésent, des tuk-tuks aux fêtes de mariage luxueuses. La musique de Shaker et de ses acolytes, qui n’ont jamais fait l’objet d’une attention internationale au cours de leur longue carrière, ne retentit nulle part dans les lieux publics ou privés, au contraire du mahraganat, que l’on entend partout.
Il ne faut pas s’y méprendre, le mahraganat comporte une bonne part de misogynie (il ne diffère en rien du hip-hop à cet égard), tandis que certaines chansons peuvent être aussi banales et langoureuses que les titres grand public.
Mais ces imperfections sont des sous-produits de l’environnement des musiciens – un environnement régi par le désordre, l’indifférence envers l’éducation et une virilité rance et héréditaire.
Défense de la « vulgarité »
Pourtant, même avec ses thèmes discutables, le mahraganat renferme plus d’authenticité, plus de vérité que n’importe quel titre grand public.
La réalité des bidonvilles qu’il véhicule est chassée par le gouvernement de toutes les formes d’art populaire, en particulier au cinéma et à la télévision.
Le monde du mahraganat est celui du chômage, de l’amour non réciproque, des difficultés financières, des arrestations brutales, de la violence et – au grand dam du syndicat – de la drogue et de l’alcool.
Le monde du mahraganat est celui du chômage, de l’amour non réciproque, des difficultés financières, des arrestations brutales, de la violence et – au grand dam du syndicat – de la drogue et de l’alcool
L’Égypte qu’il dépeint est plus proche des histoires de Naguib Mahfouz que toute autre création cinématographique ou télévisuelle.
Dans son étude sur la culture intitulée « Pretentiousness: Why It Matters », le critique britannique Dan Fox écrit : « La déviance est dans l’œil de celui qui regarde, dans l’écart entre le point de référence d’un individu en matière de comportement acceptable et les actes d’un autre. Un conservateur qui qualifie quelqu’un de “déviant” en raison de son apparence ou de son choix de vie tente de maintenir un ensemble particulier de règles dans lesquelles il s’investit émotionnellement. »
L’image que le mahraganat dépeint de l’Égypte est celle d’une nation dont ni le gouvernement, ni le syndicat ne veulent admettre l’existence.
Le mépris pour le mahraganat affiché par les partisans du gouvernement de Sissi issus de la classe moyenne découle d’un déni de soi, d’un refus de reconnaître qu’il incarne la majorité de la société, que c’est ainsi que les jeunes hommes parlent, s’habillent, pensent et aiment.
Le syndicat ne cesse d’accuser le mahraganat d’être « vulgaire », de salir les oreilles du public, de corrompre la jeunesse, de promouvoir des idées abominables et de déchirer le tissu moral de la société. Mais comment définir la vulgarité pour commencer ? Et quel est le mal de la vulgarité ?
Dans son ouvrage Carnival Culture (1992), le professeur américain James B. Twitchell écrit : « Le vulgaire est puissant parce qu’il prend des idées très simples très au sérieux, avec gravité et énergie, parce que sa prévisibilité est une force, parce que la dérivation et la répétition sont des signes de succès, parce qu’il est authentiquement démocratique et dénué de distinction de classes, mais aussi parce qu’il est infiniment tolérant, méchamment accessible et, en définitive, doué d’adaptation. »
La vulgarité est ce qui donne au mahraganat sa vitalité et son élan, sa force et sa pertinence. Ce genre est à la fois une célébration de la volonté de la classe ouvrière et une condamnation des systèmes politiques successifs qui ont creusé le fossé entre riches et pauvres.
L’érotisme, une composante indispensable de la musique classique égyptienne
En Égypte, chaque aspect de la vie est régi et défini par la classe sociale et, pour une fois, les habitants moqués des bidonvilles ont trouvé le moyen de faire entendre leur voix. On peut ne pas aimer la vulgarité de la musique et la bassesse des paroles, mais on ne peut nier la force de sa résonance.
Par ailleurs, les références à la drogue, à l’alcool et au sexe sont plus fréquentes dans le rap approuvé par le syndicat et ne sont pas une nouveauté pour une société égyptienne « conservatrice ».
Les allusions explicites et implicites au sexe, à la drogue et à l’alcool remontent au début du XXe siècle, notamment à travers les chansons de Sayed Darwich, compositeur de l’hymne national égyptien. Laila Nazmy, Karem Mahmoud, Cheikh Imam et même Oum Kalthoum elle-même, des interprètes que le syndicat considère comme des idoles intouchables, ont tous chanté à la gloire de cette sainte trinité du péché.
L’érotisme est une composante indispensable de la musique classique égyptienne, un élément que Shaker semble avoir oublié.
Le mahraganat a infiltré tous les aspects du divertissement local, des publicités et émissions de télévision aux événements sportifs, en passant par les campagnes politiques. Réticents au changement et au renouvellement, les artistes des années 1980 et 1990 ont été rejetés à la marge par le marché et le public.
Leur campagne visant à limiter le succès du mahraganat ne peut être interprétée que comme un effort désespéré de stars sur le déclin pour conserver une importance qui n’est plus justifiée démocratiquement.
Un autre volet de la croisade du gouvernement contre le mahraganat concerne son association avec la révolution de 2011.
Dans une interview récente, le compositeur chevronné Salah el-Sharnouby a comparé les interprètes de mahraganat à « des serpents qui ont surgi des marécages après 2011 ». Dans sa critique du mahraganat, l’animateur de télévision populaire Amr Adib a également fait référence à 2011 et aux agents qui ont mobilisé les jeunes à l’époque.
Un duel de classes
Depuis son arrivée au pouvoir, le régime de Sissi ferme toutes les voies de la liberté d’expression et réprime les faibles actes de rébellion dans différentes formes d’art pour étouffer la possibilité d’une nouvelle révolution.
Des centres culturels et lieux de concert indépendants ont été fermés, des concerts de groupes indés ont été annulés et des paroles de chansons ont été censurées. Ce n’était donc qu’une question de temps avant que l’État ne tourne son attention vers un genre musical extrêmement populaire qui échappe à toute régulation, un genre qu’il peine à contrôler.
Néanmoins, l’interdiction du mahraganat demeure pour l’essentiel un duel de classes. Les propos de Shaker et consorts illustrent une classe moyenne en déclin menacée par la popularité éclatante d’une musique qui remet en question son esthétique conformiste et ses codes moraux égocentriques.
En décembre 2021, le syndicat a annoncé qu’il avait demandé à YouTube de retirer les clips de mahraganat, dont certains comptent des millions de vues, tout en invitant les pays arabes à prendre des mesures similaires.
— Hamo Bika (@HamoBika) May 17, 2020
Tradcution : « Nouvelle photo de profil. »
Il a également infligé des amendes à des chanteurs et menacé d’en suspendre d’autres pour avoir enlevé leur chemise sur scène et « enfreint le code vestimentaire ».
En parallèle, le chanteur populaire Hamo Bika, dont le niveau d’éducation modeste et le comportement jugé inélégant font l’objet de moqueries de la part de membres du syndicat et de commentateurs dans les médias, donnait une série de concerts à guichets fermés en Arabie saoudite, où le public réclamait à grands cris sa chanson phare, Vodka & Chivas.
L’un de mes souvenirs les plus marquants du confinement à Berlin en 2020 est celui d’une promenade nocturne dans le quartier de Wedding, majoritairement arabe et turc.
Une voiture a surgi de nulle part et est passée devant moi en crachant Bent El Geran de Hassan Shakosh, un air populaire de mahraganat. Encore et encore, une voiture depuis laquelle retentissait Bent El Geran ou une autre chanson de mahraganat passait devant mes amis et moi, provoquant instantanément en nous une frénésie de danse joyeuse.
Le mahraganat est trop puissant pour qu’un régime despotique puisse la vaincre : il est impossible d’étouffer sa voix. Il vivra, évoluera et grandira, tandis que le peuple continuera de danser en signe de défi
Le mahraganat ne peut être comparé au rap politique des années 1980 de NWA et Public Enemy, pas plus qu’il n’affiche la sophistication et la technicité accrue du hip-hop arabe. En revanche, en donnant une voix à des millions d’habitants des bidonvilles, il est accidentellement devenu une épine dans le pied du gouvernement.
Il établit un contraste avec l’obsession de l’élite à l’idée de projeter une image faussement nette et propre de la société qu’elle façonne de force, une société régie par les valeurs traditionalistes et religieuses de la classe moyenne représentées par son dirigeant.
Danser sur Bent El Geran à Berlin, c’est se délecter de l’esprit d’insoumission de cette musique, de son pouvoir de briser les barrières sociales et idéologiques.
Le syndicat peut continuer d’interdire aux chanteurs de mahraganat de se produire en Égypte. Il peut éventuellement utiliser ses pouvoirs pour arrêter quelques artistes pour des raisons qu’il invente, et il s’en prendra certainement à ses détracteurs.
Mais à présent, le mahraganat est trop puissant pour qu’un régime despotique puisse la vaincre : il est impossible d’étouffer sa voix. Il vivra, évoluera et grandira, tandis que le peuple continuera de danser en signe de défi.
- Joseph Fahim est un critique et programmeur de films égyptien. Il est le délégué arabe du Festival international du film de Karlovy Vary (Tchéquie), ancien membre de la Semaine de la critique de Berlin et ancien directeur de la programmation du Festival international du film du Caire. Il est co-auteur de plusieurs livres sur le cinéma arabe et a écrit pour de nombreux médias et think tanks spécialisés sur le Moyen-Orient, notamment le Middle East Institute, Al Monitor, Al Jazeera, Egypt Independent et The National, ainsi que pour des publications cinématographiques internationales telles que Vérité Magazine. À ce jour, ses écrits ont été publiés en cinq langues.
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Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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