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The Story of the Kilani Family, le drame d’une famille palestinienne face à la justice allemande

Le documentaire suit le parcours de Ramsis et Layla Kilani, deux jeunes Allemands dont le père a été tué à Gaza lors d’un bombardement israélien en 2014. Il interroge l’inaction de la justice allemande et l’impunité d’Israël
Ce documentaire n’est pas que le récit d’un drame familial pris dans la guerre. Il dit aussi la quête des racines palestiniennes de deux jeunes gens (design poster : Claire Paq)

Not Just Your Picture. The Story of the Kilani Family (Sous Silence. L’Histoire de la famille Kilani), documentaire réalisé par la photographe française Anne Paq et le documentariste israélien Dror Dayan, s’ouvre sur une vidéo de mariage un peu passée, en sépia. Kirsten épouse Ibrahim. Elle est Allemande de Siegen, en Rhénanie du Nord. Il est Palestinien de Beit Lahia, au nord de la bande de Gaza. Il est venu en Allemagne pour finir ses études d’architecture. De cette union, naîtront Ramsis et Layla.

Le couple finit par divorcer et Ibrahim repart pour Gaza. Il s’y remarie et devient père de cinq autres enfants. Une histoire banale. Sauf que toute cette famille mourra sous les bombardements israéliens le 21 juillet 2014.

Durant cette guerre surnommée opération « Bordure protectrice » par Israël, 2 202 Palestiniens, dont 1 391 civils, sont tués selon l’ONG israélienne B’Tselem. Parmi les Palestiniens tués, 526 étaient des enfants. Côté israélien, ce conflit a fait 72 morts, dont 62 soldats.

De la guerre à l’occupation

Cette histoire, la coréalisatrice Anne Paq la découvre alors qu’elle couvre cette « opération » en 2014 à Gaza.

« Avec d’autres journalistes, nous étions passés devant la tour al-Salam, qui se trouve dans le centre de Gaza. Elle était à moitié détruite par un bombardement et un bulldozer essayait de dégager un des corps pris à même le béton », raconte-t-elle à Middle East Eye.

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La photographe découvre l’histoire d’une des familles de victimes, les Kilani. Ces derniers s’étaient réfugiés à Gaza après que les autorités israéliennes les avaient avertis par tracts que la zone allait être bombardée.

« Ils sont partis dans la précipitation totale. Pensant fuir la mort, ils l’ont trouvée. Les autres frères et sœurs d’Ibrahim qui ont choisi de rester à Beit Layiha ont survécu. »

Depuis cette date fatidique du 21 juillet 2014, Ramsis et Layla, de citoyenneté allemande tout comme leur père Ibrahim et les cinq jeunes enfants nés de son second mariage, demandent justice. Et font face au silence embarrassé des autorités allemandes.

Le frère et la sœur, alors âgés respectivement de 22 et 20 ans, n’auront pour discret soutien que les condoléances, « à titre personnel », de la représentante de Berlin pour le Moyen-Orient, Barbara Wolf, qui leur fera état d’une « grande préoccupation ». Sans qu’on sache très bien si cette dernière porte sur la question palestinienne, la situation à Gaza ou leur deuil.

Scènes de l’occupation ordinaire

Des scènes fortes traversent ce documentaire intime mais jamais intrusif. On y voit Layla partir pour la première fois à l’âge adulte en Palestine lors d’un échange entre son université et celle de Bir Zeit, en Cisjordanie occupée.

Nous la suivons tandis qu’elle et ses camarades allemands découvrent les réalités crues de l’occupation. L’absurde aussi.

À Bethléem, ils ont tout le loisir d’observer le mur israélien, ou barrière de séparation, qui scarifie les paysages de ses blocs de bêton armé alignés.

À Bil’in, ils observent les manifestations hebdomadaires menées notamment par Abdallah Abu Rahma, ce professeur dans le secondaire qui dirige le Comité populaire du village contre le mur.

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À Hébron, la colonisation intérieure revêt un visage encore plus dur, celui d’un espace public ségrégué.

« Au-delà de la rue des Martyrs [Shuhada], nous n’avons pas le droit de circuler », leur explique un habitant de la ville.

Ici, une école palestinienne a été transformée en mirador-forteresse par l’armée israélienne.

Là, une mosquée est interdite de visite aux musulmans du groupe allemand mais étrangement accessible aux non-musulmans. Un colon apostrophe les étudiants, leur enjoint de quitter les lieux, tandis que deux soldats israéliens s’interposent. Layla essuie quelques larmes, ses camarades sont choqués. La banalité de l’occupation les secoue.

À Ramallah, Layla se trouve à moins de 100 km de sa famille de Gaza (97, précise-t-elle) et pourtant, elle ne peut s’y rendre. Les communications modernes permettent de minces retrouvailles avant que le manque d’électricité, les coupures, incessantes à Gaza, ne viennent clore ces rapprochements trop courts.

D’autres séquences encore, les passeports des enfants d’Ibrahim sont montrés, leur nom est égrené par Ramsis lors d’une manifestation. Leur âge aussi, 12, 11, 9, 8 et 4 ans au moment de leur mort.

 « Ils sont partis dans la précipitation totale. Pensant fuir la mort, ils l’ont trouvée » – Anne Paq (photo : Claire Paq)
« Ils sont partis dans la précipitation totale. Pensant fuir la mort, ils l’ont trouvée » – Anne Paq (photo : Anne Paq)

Ce documentaire n’est pas que le récit d’un drame familial pris dans la guerre. Il dit aussi la quête des racines palestiniennes de deux jeunes gens. De l’arabe balbutié par Ramsis et Layla, de leur découverte de la situation de leurs cousins et cousines, de leur inscription dans un arbre généalogique gazaoui que leur oncle prend soin d’établir et de leur faire parvenir.

« C’est légitime d’être Palestinien », dit Layla.

L’inaction allemande

L’Allemagne n’a toujours pas officiellement ouvert d’enquête. Pourtant, parce qu’Ibrahim avait passé vingt ans de sa vie en Allemagne et s’y était marié, il avait obtenu la citoyenneté allemande, pour lui-même et pour les cinq enfants décédés dans l’attaque.

Comment faire quand son propre pays ne reconnaît pas son état de victime ? Et comment un simple particulier peut-il poursuivre un État, une armée, enquêter dans une enclave sous blocus ? Ces questions traversent le documentaire.

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Tout au long, le parcours juridique de Ramsis et Layla pour que soit ouverte une enquête diligentée par l’Allemagne est mis en lumière.

Le gouvernement israélien a clos le dossier en 2015. L’appel contre cette décision a été refusé en 2019.

Après la guerre de 2014, la grande majorité des plaintes pénales adressées au procureur général militaire israélien n’a pas abouti, restées sans réponse ou classées sans suite.

Une situation qu’avait dénoncée l’ONG israélienne B’tselem, qui dans un rapport note que « le travail des instances chargées d’enquêter sur les forces militaires ne fait rien d’autre que donner l’illusion qu’Israël remplit son obligation d’enquêter sur les infractions à la loi ».

En Allemagne, mandaté par Ramsis, le Centre européen pour les droits constitutionnels et les droits humains (ECCHR) a déposé une plainte pénale en 2014 auprès des autorités allemandes. L’Allemagne a en effet l’obligation de poursuivre les crimes contre des citoyens allemands, même si ces crimes sont commis à l’étranger.

Pourtant, « la dernière interaction avec le procureur allemand qui devrait travailler sur cette affaire remonte à l’année dernière. Le statut des poursuites est que les responsables du côté israélien ne répondent pas. Cela ne peut servir d’excuse à l’inactivité persistante du côté allemand », déclare Ramsis Kilani à MEE.

« La classe politique allemande se retrouve dans le consensus consistant à ne pas critiquer la politique israélienne. Les raisons historiques liées au génocide juif n’expliquent pas tout. La raison est aussi stratégique et économique »

- Anne Paq, réalisatrice

Le mécanisme de la compétence universelle est également un levier possible du droit allemand. Il permet de poursuivre des individus pour génocide, crime contre l’humanité et crime de guerre dans n’importe quel pays du monde.

En Allemagne, une unité spécialisée dans la poursuite des crimes internationaux offre le cadre possible à des enquêtes internationales. Dans le cas des crimes commis en Syrie, c’est cette particularité du droit pénal allemand et cette unité qui ont permis des poursuites judiciaires.

L’embarras allemand ne peut donc qu’interroger. Ramsis Kilani note que « les ambitions de l’Allemagne de devenir une puissance mondiale entrent en conflit avec ses atrocités passées ».

« En assimilant l’État d’Israël et son gouvernement aux ‘’juifs’’, l’Allemagne agit comme si son soutien au colonialisme de peuplement, à l’occupation, à l’apartheid et à d’autres crimes contre l’humanité était clairement lié au génocide nazi contre les juifs et d’autres minorités en Europe », poursuit-il.

Selon Anne Paq, il est une vraie difficulté à parler de la question palestinienne en Allemagne.

« La classe politique allemande se retrouve dans le consensus consistant à ne pas critiquer la politique israélienne. Les raisons historiques liées au génocide juif n’expliquent pas tout. La raison est aussi stratégique et économique. L’Allemagne a ainsi vendu à Israël des sous-marins qui peuvent transporter des charges nucléaires. »

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Le film demeure d’une cruelle actualité, après la dernière tension meurtrière entre Israël et le Hamas en mai.

« Il est important de comprendre que même si les bombardements ont cessé, le trauma et le siège continuent. Deux millions d’êtres humains sont soumis à un blocus qui constitue une punition collective », dénonce la réalisatrice.

Dans cette quête de justice en suspens, Ramsis Kilani dit garder espoir. « Si les États et institutions politiques internationales ne font rien, il ne reste plus qu’à s’adresser à l’opinion publique mondiale, aux sociétés civiles. »

Les documentaristes espèrent que leur film trouvera la plus large diffusion possible, auprès des festivals et cinémas, afin que les questions soulevées puissent être débattues.

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